Politique / Société

Mais pourquoi Nuit Debout ne rejoint pas les «gilets jaunes»?

Déterminante pour la définition à venir des clivages politiques et les rapports de force en découlant, la question de la rencontre entre Nuit Debout et les «gilets jaunes» n’a pas été posée mais s’impose au premier chef pour comprendre la vie politique française.

Nuit Debout, place de la République (Paris), le 12 avril 2016 | Eric Feferberg / AFP
Nuit Debout, place de la République (Paris), le 12 avril 2016 | Eric Feferberg / AFP

Temps de lecture: 4 minutes

Le 31 mars 2016, plusieurs centaines de personnes investissent la place de la République à Paris à l’issue d’une manifestation organisée par les organisations syndicales contre la loi El Khomri, dite «loi Travail». Plusieurs semaines durant, ce mouvement, baptisé «Nuit Debout», va s’imposer médiatiquement et donner une image nouvelle de la place occupée.

Enfants de la crise autant que de l’élévation du niveau d'études, les activistes de Nuit Debout ressemblent, par leur sociologie, aux diplômées et précarisés d’Espagne ayant occupé la Puerta del Sol puis rallié Podemos ou au peuple militant de Momentum, le mouvement soutenant l’action de Jeremy Corbyn, très radical patron du Labour britannique. Ils se saisissent de sujets directement liés à leur situation matérielle mais s’emparent d’une myriade de préoccupations post-matérialistes.

Ruffin, le Monde diplo et les affres de l'horizontalité

Venu de Nuit Debout, François Ruffin est le seul à avoir immédiatement compris l’importance stratégique de la jonction dans le mouvement. Longtemps, place de la République, les plus politiques des activistes de Nuit Debout ont rêvé au renfort des ouvriers de l’Oise ou de la Somme et à la main tendue entre l’intello précaire du XIXe arrondissement et le prolo d’Amiens. Peine perdue, aucun prompt renfort ouvrier ne vint au secours de Nuit Debout et l’ouvriérisme de la place de la République demeura exclusivement virtuel.

Nuit Debout était donc comparable à la Puerta Del Sol mais ne représentait qu’une fraction seulement de la vérité du mouvement espagnol, qui embrassait une diversité d’origines sociales plus vaste et un nombre beaucoup plus grand de participantes et de participants. Il manquait, c’est un fait, bien du monde place de la République, ce qui ne signifie pas que Nuit Debout ne représentait rien. Nuit Debout est né au cœur du nord-est parisien au sein de groupes sociaux diplômés, souvent précarisés et déclassés mais qui, très tôt, se sont avérés incapables malgré eux de nouer une alliance avec d’autres groupes sociaux.

Deux mondes pour une même colère?

Si l’on suit Gramsci, un changement d’hégémonie nécessite qu’un groupe social devienne dirigeant et mène ceux qui, jusqu’alors étaient subalternes, à renverser la domination en place. Évidemment, le groupe social au pouvoir ne cesse de résister et de tenter de freiner ou de détourner les tentatives d’opposition des groupes sociaux subalternes. La révolution mise sur la passivité de ces groupes subalternes et l’organise. Les classes dirigeantes sont interpellées, on leur demande des comptes. Nuit Debout puis les «gilets jaunes» naissent au cœur de groupes sociaux jusqu’alors silencieux mais victimes des effets matériels de la crise de 2008, qui stimulent des revendications d’ordre démocratique, voire de remise en cause des élites du pouvoir.

Dès le début de l’aventure macroniste, il était clair que Macron représentait à la fois le désir de conservation du régime et, de surcroît, une forme très dynamique de révolution passive censée, à partir d’un bloc minoritaire, mener en France la conversion au «capitalisme californien» autant que la restauration du régime, durement mis à mal pendant les deux quinquennats précédents. On a pu croire, un temps, que la stratégie d’Emmanuel Macron fonctionnait et précipitait ses opposants dans une sorte d’hiver russe politique. Cherchant à acquérir la centralité dans la vie politique, anesthésiant au passage le Parlement, il se vouait à la neutralisation des groupes sociaux subalternes dans la vie sociale.

Incontestablement, Nuit Debout comme les «gilets jaunes» remettent en cause à la fois l’ordre économique actuel et les imperfections du régime de la Ve République. Cependant, l’éventail impressionnant des commissions de Nuit Debout reflétait des préoccupations légitimes mais, pour l’heure, restées le propre des groupes sociaux au sein desquels le mouvement de la place de la République est né. Les «gilets jaunes» partagent à l’évidence la contestation démocratique mais sont marqués par deux influences freinant la rencontre avec Nuit Debout.

Car les «gilets jaunes» sont des groupes subalternes qui ont intégré à leur vision du monde des évidences «de droite» depuis les années 1980. Leurs idéologies morbides –conspirationnistes, Dieudonné, etc.– ont trouvé un terrain favorable et s’y développent comme des maladies opportunes. Les points de résistance à ces miasmes idéologiques sont encore et toujours les sections locales des syndicats, qui ramènent localement tout mouvement social vers ses fondements premiers, se substituant aux partis politiques de gauche, manifestement défaillants.

Alors que la dégradation de leurs conditions matérielles devrait les unir, Nuit Debout et «gilets jaunes» projettent dans leurs combats respectifs quantités d’aspirations diverses, de signifiants et de symboles qui ne font l’objet d’aucune articulation. Pour l’heure, les «gilets jaunes» ont atteint un stade situé entre l’économico-corporatif et une phase plus politique, bien que balbutiante. Et si les «gilets jaunes» sont dépourvus d’intellectuels organiques, les activistes de Nuit Debout (exception faite de Ruffin) n’ont pas ressenti le besoin de leur en fournir. La jonction ne s’est pas faite, même semble-t-il –sauf exception– au début de «Nuit Jaune», samedi 26 janvier à République.

Les «gilets jaunes», ultimes révélateurs d’une crise de régime rampante

La France, comme l’ensemble du monde «occidental» vit une crise organique. La domination de l’idéologie propulsée au pouvoir par l’élection de Thatcher et de Reagan est questionnée. Emmanuel Macron épouse à la fois les fondamentaux de la Ve République telle qu’elle est devenue depuis, environ, le début des années 2000 et ceux du capitalisme dans une version qui restaurerait le libéralisme grâce au «capitalisme californien».

À la suite de la crise de 2008, nombre de groupes sociaux, par forcément les plus dépourvus de capital social ou culturel, ont opté pour une forme de défection par rapport au régime: la bourgeoisie catholique au moment de la Manif pour tous, dont on souligne trop peu les soubassements économiques; les diplômés des métropoles avec Nuit Debout; le peuple des ronds-points, ouvrières et employés de la «France périphérique». L’absence d’unité entre ces groupes sociaux, l’impossibilité de trouver des identifiants communs laissent le champ libre à un gel de la situation politique.

Pour changer d’hégémonie, pour faire basculer celle-ci, il faut un langage commun, des codes communs… Pour l’heure, ni les «gilets jaunes» ni Nuit Debout ne semblent s’y être employés.

cover
-
/
cover

Liste de lecture