Culture

Les Robin des Bois ne sont pas qu'un mythe

Foi d'historiennes et d'historiens.

L'historien Éric Hobsbawm apporte des arguments validant la réalité de l'existence de «bandits sociaux» à différentes époques dans plusieurs pays du monde. Femme offrant des pièces | Sharon McCutcheon / Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/ZihPQeQR2wM">License by</a>
L'historien Éric Hobsbawm apporte des arguments validant la réalité de l'existence de «bandits sociaux» à différentes époques dans plusieurs pays du monde. Femme offrant des pièces | Sharon McCutcheon / Unsplash License by

Temps de lecture: 7 minutes

En 1969, quand Éric Hobsbawm, historien encarté au parti communiste de Grande-Bretagne, publie Bandits, rares sont ceux qui imaginent l’ampleur de la brèche historiographique qu’il vient de percer. L’historien marxiste s’est efforcé de documenter l’existence d’une forme singulière de banditisme, qu’il nomme le «banditisme social». Selon Hobsbawm, le «bandit social» est «un paysan hors-la-loi que le seigneur et l’État considèrent comme un criminel, mais qui demeure à l’intérieur de la société paysanne, laquelle voit en lui un héros, un champion, un vengeur, un justicier, peut-être même un libérateur et […] un homme qu’il convient d’admirer, d’aider et de soutenir».

Hobsbawm décline ensuite différentes sensibilités chez les «bandits sociaux»: ceux qui sont animés par une fibre révolutionnaire, ceux qui tirent vengeance de leurs ennemies et de leurs ennemis, mais aussi ceux qu’il appelle les «brigands au grand cœur» ou les «Robin des Bois». Ces derniers se distinguent par leur respect d’un certain code éthique et moral dans la réalisation de leurs opérations (partage des richesses avec les pauvres du village, recours à la violence qu’en cas de nécessité, modération dans l’usage de la violence, interdiction de voler les plus pauvres, etc.).

Michael Kwass, professeur d’histoire à l’université Johns Hopkins de Baltimore et spécialiste de Louis Mandrin, un contrebandier français considéré comme un Robin des Bois par une partie de ses contemporains, nous confirme cette analyse: «Certains ‘‘bandits sociaux’’ avaient en effet un code moral. Prenons le cas de Mandrin: il n'était pas un ange; il a tué beaucoup de gens. Mais il a délibérément canalisé cette violence contre des agents de la Ferme générale [une société semi-privée chargée par contrat de collecter des impôts pour le compte du roi de France, ndlr]. En général, il n'a pas tué, battu ou volé des gens ordinaires. Sa violence visait soigneusement la Ferme. Une fois, lorsqu'un membre de sa bande a tué un passant innocent, le membre de la bande a été jugé et condamné. […] Ainsi, Mandrin opérait selon une sorte de code moral, mais il pouvait aussi être assez brutal. Il est important de ne pas romancer sa violence

Trente ans de recherche pour valider ses hypothèses

Ne pas romancer. Michael Kwass a bien raison de nous le rappeler puisque c’est précisément ce que plusieurs historiens ont exprimé à la lecture du travail de Hobsbawm. Suite à sa publication, Bandits a été pris au sérieux et étudié minutieusement dans les milieux universitaires. Bien que les historiennes et les historiens les plus auréolés aient salué l’originalité du livre, il comportait tout de même à leurs yeux nombre de lacunes et de biais méthodologiques: Éric Hobsbawm aurait idéalisé la figure de Robin des Bois, notamment à cause de sa documentation composée principalement de ballades populaires et de la tradition orale. Le verdict de ses pairs fut unanime: Éric Hobsbawm devait revoir sa copie.

Mais l’historien hétérodoxe n’est pas du genre à plaindre sa peine. Il se donne plus de trente ans pour réévaluer ses hypothèses, enrichir sa documentation et argumenter ses prises de positions. En 2000, et après plusieurs versions intermédiaires, l’historien marxiste accouche de la version la plus aboutie de son travail, sous le titre Les Bandits (récemment réédité chez La Découverte). Étayée d’une postface où il reprend une à une les critiques qui lui ont été objectées, cette version finale se fonde en plus sur une documentation historique plus solide. Ce qui permet désormais à l’historien de défendre plus ostensiblement l’existence réelle de quelques Robin de Bois dans l’histoire: «Il y eut d’authentiques Robin des Bois», peut-on y lire. La voie ouverte par Hobsbawm, empruntée par plusieurs universitaires dès les années 1970, continue de creuser son sillon aujourd’hui encore. Avec quelques ajustements contextuels, l’hypothèse du «bandit social», justicier qui prend la défense des plus démunis, reste encore l’objet de recherche de plusieurs historiens. Nous en avons consulté plusieurs afin de démêler la part du mythe et celle de la réalité à la lumière de leurs dernières recherches.

Louis Mandrin: le justicier fiscal

Décrit par Hobsbawm comme un justicier social luttant contre l’imposition des plus pauvres, Louis Mandrin reste une personnalité complexe qui appelle un exercice de contextualisation. Michael Kwass nous le propose: «La “guerre” de Mandrin contre la Ferme générale s’est déroulée de 1754 à 1755 dans le sud-est de la France. Le gang de Mandrin était basé en Savoie (qui ne faisait pas partie de la France à l’époque) et en Suisse, où il chargeait des marchandises interdites (principalement du tabac mais aussi du calicot) et les vendait de l’autre côté de la frontière, en France, de la Bourgogne à l’Auvergne en passant par le Languedoc. À son apogée, il menait une bande de plus de cent hommes grâce à laquelle il a pu mettre en place une technique pour vendre son tabac en contrebande […] il a attaqué la Ferme en fanfare, chose que les gens du peuple ont apprécié parce qu'ils détestaient la Ferme, qui prélevait des taxes élevées sur leur consommation.»

Louis Mandrin redistribuait le fruit de ses larcins. Gravure datant de 1755 | Gallica / Wikimedia

Cette analyse converge avec celle de Sylvie Mouysset, professeure d'Histoire moderne à l’université de Toulouse 2. Mouysset a contribué à l’ouvrage collectif Les brigands Criminalité et protestation politique (1750-1850), dans lequel elle a consacré un article à Louis Mandrin. Sa contribution a ceci de précieux qu’elle se fonde sur les manuscrits domestiques des contemporains de Mandrin, c’est-à-dire «les écrits du for privé –diaires, livres de comptes et de raison, correspondances et papiers divers».

«C’est avant tout un contrebandier qui fait des affaires. Et, ce faisant, commet quelques délits en forme de bravade vis-à-vis du pouvoir royal et en redistribuant au peuple.»

Sylvie Mouysset, professeure d'Histoire moderne

Elle nous fait part de son analyse: «Les auteurs de journaux et livres de raison le condamnent très rarement et le considèrent, oui, comme une sorte de justicier social qui rend aux pauvres ce que les collecteurs d’impôts (notamment les Gabelous, collecteurs de gabelle, impôt sur le sel) leur ont injustement dérobé.» Et d’apporter quelques nuances: «C’est avant tout un contrebandier qui fait des affaires: il vend des produits interdits ou fortement taxés (du tabac, des indiennes, des montres suisses, du sel…) et, ce faisant, commet quelques délits en forme de bravade vis-à-vis du pouvoir royal et de ses représentants, en fracturant les portes des prisons, en volant la récente collecte de la taille (impôt direct prélevé sur les non privilégiés, c’est-à-dire non nobles et non membres du clergé) et en en redistribuant une partie au peuple. En bref, il se joue de la maréchaussée et des représentants de l’ordre public (magistrats, officiers fiscaux…).»

Concernant son intégrité éthique, Mouysset souligne que «Mandrin, comme les autres, pense d’abord à faire des affaires». Néanmoins, «il le fait le plus souvent aux dépens des plus forts, dont il se joue, et non des plus faibles qu’il ménage, effectivement, à la fois parce qu’il garde la mémoire de ses origines modestes et aussi parce qu’il sait que le peuple solidaire l’aidera, s’il le faut, à échapper à la justice», précise-t-elle.

Zelim Khan: le Robin du Bois du Daghestan

Le dévouement du «bandit social» à sa communauté atteint parfois des sommets chevaleresques. C’est le cas de Zelim Khan, «le Robin des Bois du Daghestan au début du XXe siècle».

En 1912, la sérieuse Revue du monde musulman, éditée par le non moins sérieux Ernest Leroux (un des ancêtres des Presses universitaires de France), consacre un article à Zelim Khan. L’article, contemporain au déroulement des événements, documente les différentes opérations conduites par Zelim Khan et ce aussi bien via les communiqués officiels des autorités tsaristes que via les dépêches privées et confidentielles auxquelles a eu accès Michel Pavlovich, son auteur.

De l’article ressort, entre autres, l’image d’un Zelim Khan soucieux de défendre le peuple dont il est issu face à la puissance impériale du tsar. Le 11 décembre 1912, lors d’un célèbre épisode resté longtemps en travers de la gorge des autorités tsaristes, Zelim Khan et ses compagnons se retrouvent assiégés dans une grotte par les forces armées russes. Le hors-la-loi entame alors des pourparlers avec le commandant de l’opération. Il lui communique via un intermédiaire le message suivant: «Dites au chef du district que je me rendrai quand il me montrera un télégramme signé du tsar, par lequel il s’engage à retirer les amendes infligées aux innocents et à amnistier ceux qui sont détenus et exilés à cause de moi. Sinon, dites au prince Karavlov qu’aujourd’hui même, avant minuit, je m’échapperai de cette grotte, et que rien ni personne ne m’en empêchera. Jusque-là, j’attendrai sa réponse.» Les négociations se poursuivent jusqu’au matin mais n’aboutissent à aucun résultat. Zelim Khan réussit néanmoins à se sauver en tuant plusieurs soldats. De quoi consolider son image quasi mythique auprès de l’opinion publique.

Jesse James ou l'autoconstruction d'un mythe

Parmi les nombreux «bandits sociaux» présentés par Hobsbawm, nous avons sélectionné jusqu’ici ceux dont les actions se rapprochent le plus fidèlement possible de l’archétype du Robin des Bois. Il n’empêche que l’historien britannique s’est parfois laissé tenter par quelques approximations historiques.

Le cas de Jesse James, que l’historien communiste présente comme un justicier social, en est bon exemple. En réalité, le brigand américain s’est révélé à Francis Langlois, professeur d’histoire canadien qui a étudié son cas, comme une sorte de «bandit social» autoproclamé: «Contrairement à plusieurs de ses homologues, Jesse James a laissé de nombreuses traces écrites destinées à influencer la perception de ses contemporains», souligne-t-il.

À la tête du gang James-Younger, célèbre bande de hors-la-loi américains évoluant durant les années 1870 dans l’État du Missouri, conservateur et esclavagiste –aspect crucial dans la construction du mythe héroïque du bandit–, Jesse James a nettement contribué à la fabrication de sa propre légende.

Langlois nous propose une contextualisation politique sans laquelle on ne peut saisir le personnage de Jesse: «Jesse et Frank James [son frère et collaborateur, ndlr] ont vécu durant une période de profondes transformations engendrées par la guerre de Sécession (1861-1865), l’industrialisation et la conquête de l’Ouest. […] La période 1860-1900 est ponctuée de nombreux scandales de corruption (Whiskey Ring, les manigances de Tammany Hall etc.), des manipulations économiques menées par les Robber Barons, […] ou encore les pratiques monopolistiques des grandes compagnies de chemin de fer ou de la Standard Oil.» Et de poursuivre: «Au Sud, une large partie de la population vit mal les impacts de la modernisation et s’oppose au renversement de l’ordre racial engendré par la victoire du Nord en 1865. Souvent, les nordistes, surnommés carpetbaggers, et leurs collaborateurs sudistes surnommés scalawags, sont associés aux transformations technologiques et économiques qui comme au nord remettent en question le mode de vie traditionnel […] C’est dans ce contexte que les James commencent leur carrière de bandits. Le fait qu’ils s’attaquent entre autres aux banques et aux chemins de fer permet à certains de s’identifier aux deux frères qui sont vus comme des gens résistant aux forces qui bousculent la vie traditionnelle et exploitent les gens ordinaires.»

 

Les dix-neuf barons, à la fi du XIXe aux Amériques, amassèrent des fortunes en usant de méthodes peu scrupuleuses | Librairie du Congrès / Wikimedia

Mais du butin pillé, l’entourage de James ne voyait pas le couleur: «Je n’ai pas lu quoi que ce soit qui montrait que les James et leurs associés redistribuaient l’argent qu’ils volaient ou qu’ils ciblaient le grand capital», nous confirme Langlois.

En somme, il est clair que la balance de vérification historique oscille, selon les cas, entre, d’un côté, la construction imaginaire idéalisée et romancée et, de l’autre côté, la vérité historique solidement établie. Si dans les cas de Mandrin et de Zelim Khan le curseur penche vers le second côté, il bascule clairement vers le premier en ce qui concerne James. Il revient donc au lecteur de séparer le bon grain de l’ivraie dans les multiples récits mettant en scène des Robin des Bois.

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