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Trente ans après sa mort survenue le 23 janvier 1989, sa moustache ne démérite pas: elle indique toujours 10h10, comme un caprice qui a fini par se prendre au sérieux. Salvador Dalí, dont on exhumait le corps en juillet 2017 pour chercher jusqu’au creux de ses os la possible trace d’une paternité juvénile (évidemment, on ne la trouva pas) demeure, momifié, aussi intact que sa légende.
Dalí l’extravagant, Dalí l’impertinent, Dalí le fou, Dalí le génie, Dalí «le surréalisme, c’est moi» –péremptoire. On en aura soupé, de la petite ritournelle bien rodée aux «R» roulés à outrance qui construisait l’icône publicitaire de celui qu’André Breton surnomma bien vite «Avida Dollars» et qui n’eut de cesse de s’en gargariser («anagramme magique» affirmait-il, puisque «depuis qu’il m’a appelé Avida Dollars, la pluie d’or a commencé à tomber sur ma tête, comme une divine diarrhée monotone»).
Peintre fantasque, Dalí est d'abord un communicant extraordinaire, qui est parvenu à refourguer à l’imaginaire collectif ses montres molles et ses ânes pourris. Là où le goût bourgeois aurait dû crier au scandale, il a fini par être bien plutôt «scanDalísé», et par embrasser ses fantasmes léchés au pinceau, jusqu’à les graver dans la culture populaire. Du bout de sa canne jusqu’aux pointes de sa moustache, Dalí en est venu à incarner le surréalisme tout entier, pour le plus grand malheur du mouvement.
Dalí exclu par Breton
Celui qui devait recevoir le titre de premier –et seul– marquis de Dalí de Púbol n’a pourtant rejoint le groupe surréaliste qu’assez tardivement, en 1929, pour le quitter dix ans plus tard, excommunié avec fracas par André Breton, qui ne fut lui-même finalement jamais satisfait que de sa propre personne.
Après des années de procès récurrents pour coprophagie présumée (Dalí se plaisait à peindre des personnages souillés de matières fécales, comme dans Le Jeu lugubre de 1929, ce qui turlupinait ses camarades plus que de raison) et anti-révolutionnarisme tenace (ayant peint Guillaume Tell sous les traits de Lénine en 1933, il s’est par la suite adonné aux éloges successifs de Hitler et de Franco), la sentence tombe: «Dalí s’étant rendu coupable, à diverses reprises, d’actes contre-révolutionnaires tendant à la glorification du fascisme hitlérien, les sous-signés [surréalistes] proposent de l’exclure du surréalisme comme élément fasciste et de le combattre par tous les moyens.»
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Dans la mesure où tout surréaliste qui se respecte en est passé par là (Crevel est exclu du groupe dès 1925, Soupault en 1926, Artaud le quitte en 1927, Vitrac en est excommunié en 1928, tout comme Man Ray, Tanguy et Masson en 1929, Giacometti en est chassé en 1934, Char s’en va en 1935, Éluard et Ernst s’en séparent en 1938, Magritte rompt en 1946, Matta est évincé en 1948…), le rejet de Salvador Dalí n’est pas très significatif concernant la place qu’il a pu occuper dans le mouvement, d’autant qu’il continua de collaborer aux manifestations surréalistes par la suite.
Une imposture surréaliste?
Ce serait néanmoins un contresens d'ériger le peintre en figure emblématique du mouvement comme il a voulu le faire croire et comme la postérité l’a –globalement– cru. Dalí a prétendu engloutir le surréalisme; lui faire crédit reviendrait à en rester à une définition pauvre et erronée du surréalisme.
À sa propre pratique artistique –principalement fondée sur le rêve mis en page et la déformation fantasmatique du réel («paranoïa critique» dira-t-il, théorisant une forme d’herméneutique hystérique)–, répond un mouvement aussi riche que protéiforme qui a œuvré, dans la continuité de Duchamp et de Dada, à inventer de nouvelles formes et procédés d’expression, tout en cherchant à bouleverser nos cadres de représentations et notre lecture du réel.
Le surréalisme était principalement un art de l’expérimentation, et c’est une dimension que l’on retrouve finalement assez peu chez Dalí, dont les compositions d’objets hybrides –pensons au Téléphone aphrodisiaque dit Téléphone Homard– sont peut-être les seules «excentricités» plastiques de son œuvre, encore qu’elles s’inscrivent dans la tradition des ready-mades duchampiens et des cadavres exquis surréalistes, sans prétendre en renouveler les codes.
Ne lire le surréalisme qu'à travers la figure de Salvador Dalí, c'est donc non seulement escamoter tout un pan du mouvement (photographique, documentaire, non-figuratif...), mais encore s'en tenir à une esthétique, loin d'être partagée par ses premiers camarades –Dalí rejettera très vite l'automatisme au profit de la paranoïa critique.
Lorsqu’en 1971, face à la journaliste Denise Glaser, à l'occasion d'une interview éclair rebaptisée «Corrida en trois actes», Dalí déroule une fois de plus un monologue égotique, se présentant comme la mère nourricière du XXe siècle modestement drapée dans un épais manteau de fourrure («Je suis une espèce de nourrice, je sors mes seins et je donne à téter à toute ma période, à toute mon époque, qui n’a fait que s’alimenter de mes idées»), c’est aussi sa mauvaise foi qui fait sourire.
En réalité et en dépit de ses sujets, la peinture de Dalí demeure très conventionnelle. Qu’on lui reconnaisse toutefois d’avoir anticipé sur les hyperréalistes américains avec ses «photographies trompe-l’œil», peintures de rêves à la précision photographique qu’il décrira par la suite, avec une emphase gloutonne, comme des «photographies en couleurs et à la main d’images super-fines extra-picturales de l’irrationalité concrète». Ce souci du détail et de la surface lisse, il l’hérite à l’origine de la peinture la plus académique qui soit: celle de l’art pompier. Il n’eut d’ailleurs de cesse de porter aux nues son représentant le plus appliqué, Ernest Meissonier, comme la caution de sa détestation de Cézanne, le plus mauvais des mauvais peintres –si on l’en croit.
Un antimodernisme obstiné
Le fait même que Dalí ait replacé le dessin au centre de sa peinture n’est pas anodin pour celui qui revendiquait farouchement son antimodernisme –chose que l’on a tendance à oublier.
Depuis le XVIe siècle, l’histoire de l’art a été ponctuée de débats sur l’opposition entre le dessin et la couleur. Conçue par Michel-Ange et théorisée par Vasari, l’idéologie du dessin fait de ce dernier le principe cardinal de la peinture comme de la sculpture (le pinceau «seconde» le dessin, écrivait Charles Perrault dans le poème «La Peinture»). En 1671 éclate pourtant en France la fameuse querelle du coloris, menée d’abord entre les murs de l’Académie royale de peinture et de sculpture. L’opposition qui secoue le XIXe siècle entre l’académisme et la modernité lui fera en partie écho.
Dalí, qui dans ses années de formation s’est tour à tour essayé à l’impressionnisme, au futurisme, au cubisme, au fauvisme et autres –ismes avant-gardistes, entretint pourtant une détestation de l’art abstrait et plus généralement encore du modernisme, qui le fit mépriser Matisse autant que Mondrian. «Dalí regarde en gros plan des herbages de Meissonier pour prouver que c’est mieux que Pollock et il “barbouille” une bagarre d’Arabes [soit La bataille de Tétouan, peinte en 1962, ndlr] au blanc de zinc pour prouver que Dalí est encore meilleur que ces deux peintres-là», écrivait assez justement l’infâme Marc-Édouard Nabe dans son Journal intime, à la mort du peintre.
Racontant dans sa Vie secrète de Salvador Dalí la réception du court-métrage Un chien andalou, écrit avec Luis Buñuel, le marquis moustachu explique lui-même: «Le film obtint les résultats escomptés par moi. Il ruina, en une seule soirée, dix années d’après-guerre et d’avant-gardisme faussement intellectuel. Cette chose immonde qu’on appelait l’art abstrait ou non-figuratif tombait à nos pieds, blessée à mort, et pour ne plus s’en relever, après avoir vu un œil de jeune fille coupé en deux par un rasoir, au début de notre film. Il n’y avait plus place en Europe pour les petits losanges maniaques de M. Mondrian».
Atomiser l'histoire de l'art
On le retrouvera donc s’échiner à peindre des compositions monumentales inspirées du style tantôt Renaissance, tantôt pompier, passant des scènes historiques (La Découverte des Amériques par Christophe Colomb, La Bataille de Tétouan) aux mystiques (La Dernière Cène), et faisant bientôt la part belle à des jeux de perspectives hypertrophiées et d’illusions d’optique répétées à l’infini (de Leda atomica à Galatée aux sphères en passant par La madone de Port Lligat et Tête raphaëlesque éclatée), comme une provocation de plus faite à son époque.
À la façon d’un équilibriste gouailleur, Dalí prétendait ainsi cracher dans la soupe de la modernité, tout en revendiquant sa propre exceptionnalité: tendu entre Dürer et Dior, entre le style édouardien et un «post-surréalisme» sur mesure, versant au cours des dernières années de sa création dans une mystique scientifico-extravago-opportuniste.
«Tout lui est bon pour remplir ses toiles vides, Dieu, l’atome, la science. La magie dalinienne perd alors son aura et devient dérisoire et banale. Et comme il n’a vraiment rien à exprimer, il s’est accroché pour survivre aux problèmes de perspective, aux illusions optiques, aux vieux trucs qui lui ont permis de réaliser ses Christ en croix et ses vierges éclatées… […] Dans cent ans on parlera de lui comme du peintre pompier qui inventa les croix penchées…», tranchait cruellement une certaine Bonbon Eça da Guimaraes, citée dans Les Cahiers noirs de Luis de Vilallonga.
Vocation Napoléon
Avant elle et dès 1946, George Orwell avait fait l’hypothèse d’un succès dalinien fondé sur l’esbroufe et l’audace, dans une critique cinglante intitulée «Le Privilège du clergé: quelques notes sur Salvador Dalí». Rappelant les mots du peintre, qui dans son autobiographie affirmait avoir voulu être Napoléon dès ses sept ans, Orwell se proposait alors d’élucider la fabrique d’un génie:
«Supposez que vous n’ayez rien en vous, si ce n’est votre égoïsme et une dextérité qui ne dépasse pas le coude; supposez que votre véritable don consiste en un style de dessin détaillé, académique et figuratif, et que votre véritable vocation professionnelle soit celle d’un illustrateur de manuels scientifiques. Comment alors devenez-vous Napoléon?
Il y a toujours une issue: dans la cruauté. Faites toujours ce qui choquera et blessera les gens. À 5 ans, jetez un petit garçon d’un pont, frappez un vieux docteur dans le visage avec un fouet et brisez ses lunettes –ou, du moins, rêvez de faire de telles choses. Vingt ans plus tard, arrachez les yeux d'ânes morts avec une paire de ciseaux. Avec une telle conduite, vous pouvez toujours vous sentir original. Et après tout, ça paye! C'est beaucoup moins dangereux que le crime.»
Quant à la réussite du jeune et turbulent prodige, Orwell l’attribue au goût d’une époque avide d’étaler ses signes extérieurs de richesse et de frissonner devant les vieux interdits moraux:
«Il a grandi dans le monde corrompu des années 1920, lorsque la sophistication était extrêmement répandue et que chaque capitale européenne était envahie par les aristocrates et les rentiers qui avaient abandonné le sport et la politique pour se consacrer à l'art. Si vous jetiez des ânes morts sur les gens, ils vous jetaient de l'argent en retour. Une phobie pour les sauterelles –qui, il y a quelques décennies, aurait provoqué tout au plus un ricanement– était désormais un “complexe” intéressant qui pourrait être exploité de manière rentable. Et quand ce monde s'est effondré devant l'armée allemande, l'Amérique attendait.»
De fait, après avoir soumis au public européen une esthétique de l’impuissance et de la demi-molle (qu’il appelait plutôt «vie parfaite de la morphologie dégénérée», voir le Pain anthropomorphe ou Pain Catalan de 1932), Avida Dollars s’est logiquement tourné vers ce qui devait être quelques années plus tard la terre d’élection d’Andy Warhol, le précédant sur la voie de la starification de l’artiste.
Si Salvador Dalí conspuait les avant-gardes artistiques de son époque au nom d’un conservatisme aussi délirant que boursouflé, il fut assurément au front de la société de consommation naissante. Somme toute, Dalí fut sans doute le moins surréaliste des surréalistes, mais l’histoire semble lui avoir donné raison: bon gré mal gré, nous sommes condamnés à vivre avec Dalí.