Monde / Culture

La manière de parler de Donald Trump est riche d'enseignements

La langue de Trump est un miroir implacable: du président lui-même, de l'Amérique et de notre époque.

Donald Trump à la Maison-Blanche, le 19 janvier 2019 à Washington, D.C. | Jim Watson / AFP
Donald Trump à la Maison-Blanche, le 19 janvier 2019 à Washington, D.C. | Jim Watson / AFP

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Le 45e président américain a fait exploser les codes de la parole politique. Sa langue est vulgaire et confuse, truffée de fautes de syntaxe et de phrases sans queue ni tête, de sarcasmes et d'invectives –un casse-tête pour les personnes chargées de le traduire. Bérengère Viennot est justement traductrice, pour Slate, mais pas seulement. Ce défi que répresente Trump, elle le raconte dans un livre, La langue de Trump (éditions Les Arènes), et s'interroge: comment glisse-t-on de la violence des mots à la violence de la politique? En quoi est-ce un symptôme de l'état de la démocratie? Pourquoi sommes-nous tous concernés? Slate.fr en publie en avant-première les bonnes feuilles (les intertitres sont de la rédaction).

Donald Trump est le premier président à avoir fait de Twitter un outil de communication prédominant de son mandat. Twitter est né en 2006, et si Barack Obama s’en est servi pendant sa première campagne présidentielle, il a avoué n’avoir jamais écrit aucun message lui-même à l’époque.

Trump en est totalement fan («Twitter est une chose merveilleuse pour moi, parce que je fais passer le message... Je ne serais peut-être pas là à vous parler en tant que président si je n’avais pas un moyen honnête de faire passer mon message», a-t-il déclaré à Fox News le 15 mars 2017), et il y déverse une véritable logorrhée. Il semble s’y coller dès son réveil et trouve toujours des tas de choses à dire sur une foule de sujets. Et quand il n’en trouve pas, il reste toujours: «MAKE AMERICA GREAT AGAIN!»

Twitter fournit un excellent moyen d’observer la façon de parler de Donald Trump. Le fameux «Despite the constant negative press covfefe» («Malgré la constante covfefe négative par la presse») (oui, covfefe est féminin), posté le 31 mai 2017, illustre à quel point il a le tweet impulsif.

Twitter est le mode de communication idéal pour lui: c’est un média de l’instant, utilisé et lu par des millions de personnes. Sa brièveté forcée permet de marteler petites phrases et slogans et d’exprimer à la perfection un style de pensée haché et succinct. Dans leur livre How Trump Thinks, Peter Oborne et Tom Roberts se sont astreints à établir un lexique du langage de Trump sur Twitter. Ils commencent par y expliquer les codes de ponctuation utilisés par Trump:

  • « guillemets » –cynisme
  • ????? –incrédulité
  • !!!!!!! –incrédulité extrême
  • tout en majuscule –colère

Ils rangent ensuite par catégorie le nombre de mots qui reviennent le plus souvent. Dans la catégorie «pour attirer l’attention et signer le tweet», on a par exemple «Wow!», qu’ils ont relevé 300 fois (les auteurs précisent que les chiffres ont été arrondis. Par ailleurs, leur travail s’est arrêté en avril 2017, il a donc davantage valeur d’illustration que de preuve mathématique). Dans la même catégorie, «sad!» («triste!») revient 250 fois.

Dans la catégorie «Louanges (en général auto-décernées)», on trouve l’incontournable «great» («formidable») et son superlatif «greatest» («le plus formidable») quelque... 4.400 fois. Parmi les autres catégories, dans celle des «Regrets» comprenant les formules «je regrette», «je suis désolé» et «je m’excuse», les auteurs relèvent malicieusement zéro occurrence.

Communiquer du ressenti

Au-delà de la moquerie facile, on constate que Twitter est le meilleur moyen de communiquer du ressenti comme si c’était des faits. C’est le royaume des tripes qui parlent, du café du commerce, du cliché à deux balles et des petites phrases creuses et décontextualisées. Fort de la position d’autorité qui est la sienne, Trump peut y asséner ses vérités et ses réactions, dictées par les émotions et les premières impressions et non par une véritable réflexion.

Il est loin d’être le seul: sur Twitter, souvent les passions se déchaînent mais les débats sont rarement d’une profondeur philosophique. Le format ne se prête pas à la réflexion intellectuelle: il se prête au dialogue superficiel et à l’aphorisme facile.

Dans le cas de Trump, c’est plutôt un monologue qui lui sert à justifier ses choix et ses saillies et à asséner une véritable propagande à coups de petits clips laudateurs et de slogans à sa gloire et à celle de son gouvernement. Et aussi, bien sûr, à éreinter les médias en général et la presse en particulier (de préférence le New York Times et CNN), à l’exception de Fox News.

Un exemple avec un tweet du 2 août 2018:

«Wow, @foxandfriends explose ses concurrents en audience matinale. Morning Joe est une émission morte avec très peu de téléspectateurs et, quel dommage, Fake News CNN a aussi de très mauvais résultats. Trop de haine et d’articles pleins d’inexactitudes –trop prévisible!»

L’émission «Morning Joe», sur MSNBC, avait la veille tenu un débat sur les soupçons d’obstruction à la justice par Donald Trump face à l’enquête du procureur Mueller au sujet d’une possible collusion entre l’équipe de campagne de Trump et la Russie. Quant à l’émission «Fox & Friends», elle est ouvertement pro-Trump.

Un des problèmes du monde virtuel d’internet, c’est le sentiment d’impunité de ceux qui s’en servent dans un but nuisible. Les trolls, les harceleurs, les insulteurs anonymes qui se défoulent derrière leur écran, convaincus qu’ils n’auront pas à assumer les conséquences de leurs actes puisque personne n’est à côté d’eux pour les regarder.

Pour Donald Trump, c’est le même système: il raconte tout ce qui lui passe par la tête, comme s’il était seul dans cet univers et qu’il ne pouvait y avoir aucune conséquence, aucune vérification de ses dires. Twitter est pour lui une sorte de défouloir, de brouillon de journal intime où il pourrait raconter tout ce qu’il pense avant de prendre le temps de la réflexion, tout en jouissant secrètement de la certitude d’être lu par des millions de personnes.

Gentil vs méchants

Twitter, par sa concision et sa portée, favorise un type de pensée binaire, un monde de gentils et de méchants. Pas besoin de justification, de sources ni de preuves: sur Twitter, Trump manie avec une grande dextérité le vieil adage selon lequel il suffit d’avoir l’air convaincu d’avoir raison pour être cru.

Seul inconvénient: avec Twitter, il ne prêche que des convertis. Ses partisans voient dans ces messages lapidaires et péremptoires une confirmation de la justesse de sa politique et de ses opinions; ses détracteurs se désolent et s’indignent devant ce qui leur paraît être des manifestations d’orgueil et des chapelets d’absurdités.

Dans un tweet du 31 juillet 2018, par exemple, au sujet des soupçons de collaboration entre son équipe de campagne et la Russie lors de la campagne présidentielle:

«La collusion n’est pas un crime, mais ça n’a aucune espèce d’importance parce qu’il n’y a Pas eu de Collusion (sauf par Hillary l’Escroc et les Démocrates!)»

Outre qu’il a l’air d’inventer un nom de groupe de rock des années 1980 (en VO, «Crooked Hillary and the Democrats», ça sonne plutôt bien non?), pour Trump, il suffit d’affirmer sur Twitter qu’il n’y a pas eu collusion pour que ce soit vrai. En outre, en 240 caractères, les petites formules d’invectives passent très bien: «crooked Hillary», mais aussi le «failing New York Times» ou autres «fake news media», matraquées inlassablement, finissent forcément par laisser une trace dans l’inconscient de celles et ceux qui les voient passer sans relâche.

D’après l’historien Michael Beschloss, Trump touche environ 100 millions de personnes par le biais des réseaux sociaux. C’est du jamais vu dans l’histoire présidentielle américaine, et le vocabulaire déversé quotidiennement dans toutes ces oreilles –tous ces yeux, plutôt– ne peut pas ne pas avoir d’impact.

Point Godwin

Tout le monde y pense, tout le monde y fait plus ou moins allusion, tout le monde prend des gants pour manipuler l’idée –mais comme il est tentant de faire des analogies entre l’administration xénophobe de Donald Trump et celle du Troisième Reich, touchant ainsi ce que l’on appelle le «point Godwin» (ce moment où une discussion finit immanquablement par évoquer les nazis ou la Shoah).

Que les choses soient claires: Trump n’est pas Hitler, Melania n’est pas Eva, les situations ne sont pas comparables. L’économie de la république de Weimar était dans un état catastrophique, l’époque n’est pas la même, les cultures sont à mille lieues l’une de l’autre, Trump n’est pas un nazi.

Signalons quand même qu’il a mis un certain temps à désavouer le Ku Klux Klan, c’en était un tantinet dérangeant. Et quand il l’a fait, lors d’une déclaration extrêmement laconique (moins de 40 secondes) suite aux violences racistes qui ont fait un mort et de nombreux blessés à Charlottesville en août 2017, c’était en des termes neutres et relevant du cliché le plus artificiel, révélant notamment cette grande vérité: «Racism is evil» («Le racisme, c’est mal»).

Pourtant, on ne peut analyser la politique contemporaine que par le prisme de l’histoire, et celle-ci nous est si familière, et elle est tellement documentée que ne pas l’évoquer friserait la malhonnêteté intellectuelle. En outre, devant la montée des partis populistes dans le monde occidental, devant la libération et, partant, la banalisation de la parole médiatique et politique raciste, nier les similitudes entre le climat de haine des années 1930 et celui qui est en train de se développer aujourd’hui dans le monde relève de l’aveuglement.

Langage binaire

Dans son essai La Force de l’incohérence, Olivier Mannoni, qui a entre autres faits d’armes livré une nouvelle traduction de Mein Kampf (ouvrage qu’il qualifie de «monument de vide conceptuel et d’aberrations syntaxiques»), explique que «parce qu’elle casse sa syntaxe et sa rigueur, la simplification extrême du discours constitue la voie la plus sûre vers la violence».

Olivier Mannoni est spécialiste de l’Allemagne nazie et il a notamment traduit le tome 3 du journal de Goebbels, «graphomane frénétique». Il raconte y avoir trouvé «une alternance de phrases pompeuses, d’invocations exclamatoires, de dictons mutilés, du type “L’habit ne fait pas le printemps”», et de multiples et interminables adverbes. Il mentionne également Himmler, dans l’expression orale et écrite duquel on trouve des phrases «à la fois simplistes et embrouillées, un ton emphatique, un style répétitif et surtout l’utilisation de mots quasiment enfantins pour désigner la réalité».

Mannoni relève dans le discours du chef de la SS des éléments qui nous sont familiers, à nous autres, traducteurs de Donald Trump: «Lui aussi parle de “monde mauvais”, exprimant une vision du monde où “schlecht” et “gut” s’opposent d’une manière tout aussi sommaire et binaire que “bad” et “good” dans les discours de Donald Trump.»

Quant à Eichmann, haut responsable de la Solution finale, il classait le monde en «bons» et «mauvais», et manifestait une incapacité à exprimer une pensée complexe. Mannoni compare précisément le «bruit et la fureur» dont Trump menaçait la Corée du Nord avant qu’elle ne rentre dans la catégorie des pays alliés de l’Amérique avec la rhétorique d’Eichmann.

Là encore, explique-t-il, le langage binaire utilisé par les «grands hommes» de la dictature nazie simplifie la pensée et la rend incohérente, et c’est cette incohérence qui conduit à l’arbitraire et à l’autoritarisme. S’il n’y a plus de cohérence de langue ni de pensée, il n’y a plus de règle définie et précise à suivre. Le pouvoir peut donc se rouler dans l’arbitraire et le peuple craindre sans cesse de transgresser des règles auxquelles il ne comprend plus rien.

Indifférenciation entre langue écrite et langue orale

Document incontournable dans l’étude du langage des régimes totalitaires et plus précisément de la rhétorique nationale-socialiste, LTI, la langue du IIIe Reich apporte aussi de l’eau au moulin de ceux qui voient un signal d’alarme dans la simplification de la pensée et de la langue propre à Trump et à son entourage.

Ce livre a été écrit par Victor Klemperer, philosophe juif allemand qui s’est attaché dès 1933 à étudier la langue utilisée par les nazis. Il tenait un journal (clandestin, bien sûr), et dès l’avènement de Hitler, il a senti que les atrocités commises et celles à venir étaient permises notamment par une neutralisation du sens du langage et de la communication.

Klemperer se rend compte que la langue a servi d’outil de propagande à la machine exterminatrice du IIIe Reich, et que cet outil a été mis en place assez vite via l’imposition d’un certain type de vocabulaire que les nazis détournaient de son sens initial pour lui donner un contenu doctrinaire: «La domination absolue qu’exerçait la norme linguistique de cette petite minorité, voire de ce seul homme [Goebbels, ministre de la Propagande], s’étendit sur l’ensemble de l’aire linguistique allemande avec une efficacité d’autant plus décisive que la LTI [Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich] ne faisait aucune différence entre langue orale et écrite. Bien plus: tout en elle était discours, tout devait être harangue, sommation, galvanisation.»

L’indifférenciation entre langue écrite et langue orale, voilà qui sonne familièrement à nos oreilles et à nos yeux abreuvés de discours et de tweets trumpiens. Dans le discours, au sens large, de Trump candidat puis de Trump président, c’est cela aussi qui a choqué les traducteurs: tout chez lui n’est qu’oralité. Même lorsqu’il écrit, on dirait qu’il parle, qu’il est là, physiquement, et qu’il harangue les lecteurs à coups de slogans et de tweets comminatoires où se retrouve souvent en filigrane la menace de juger anti-patriotiques tous ceux qui ne pensent pas comme lui.

Trump se déchaîne, menace, se démène pour prouver son innocence, accuser ses ennemis, aux dépens de toute dignité, comme dans ce tweet du 25 juillet 2018:

«Quel genre d’avocat enregistre son client? Tellement triste! Est-ce que c’est une première, jamais entendu parler avant? Pourquoi l’enregistrement a-t-il été terminé (coupé) pendant que je disais probablement des choses positives? On me dit qu’il y a d’autres clients et de nombreux journalistes qui sont enregistrés –est-ce que c’est possible? Dommage!»

Twitter lui sert aussi à justifier des mesures d’exclusion des étrangers dans des termes binaires qui, pris au pied de la lettre, flirtent avec les appels au lynchage:

«Les Démocrates veulent des frontières ouvertes et ils veulent abolir l’ICE, les hommes et les femmes courageux qui protègent notre Pays de certaines personnes les plus méchantes et dangereuses de la terre! Désolé, on ne peut pas laisser faire ça! Aussi, changez les lois au Sénat et approuvez une Sécurité aux Frontières FORTE!»

Ici, j’ai traduit l’anglais «some of the most vicious and dangerous people on earth» par «certaines personnes les plus méchantes et dangereuses de la terre». C’est un choix de traduction délibéré, qui lui accorde le bénéfice du doute, car ces mots peuvent aussi bien être traduits par «certains peuples parmi les plus méchants et les plus dangereux de la terre», ce qui donne une dimension internationale à l’ire du président américain. Charge au lecteur, fort de son expérience du personnage, d’interpréter le sous-texte du locuteur.

Hystérie de la langue

Certes, on veut éviter le point Godwin à tout prix, mais là, on a un dirigeant de carrure mondiale qui voue aux gémonies des peuples dont les représentants vivent au sein de sa communauté. Il parle ici des Mexicains et autres exilés d’Amérique latine qui viennent chercher refuge aux États-Unis, il ne s’agit pas de propagande de politique étrangère comme dans le cas de la Corée du Nord ou de l’Iran –il ne doit pas y avoir pléthore de Coréens du Nord en Amérique, vu l’étanchéité des frontières; quant à la communauté iranienne, venue d’un pays abhorré par Trump, elle représente une infime partie de la population (l’Iran fait partie des pays touchés par le «Travel ban», d’ailleurs).

C’est une chose de condamner publiquement un peuple dont on est loin à tous points de vue, c’en est une autre de traiter de «plus méchants et plus dangereux de la terre» des membres d’une communauté qui représentent un très fort pourcentage de la population installée sur le sol américain, appelant la population américaine à regarder d’un autre œil les personnes ainsi stigmatisées qui vivent à ses côtés.

Comme le dit Victor Klemperer, «il y a beaucoup d’hystérie dans les paroles et les actes du gouvernement. Il faudrait qu’un jour, on étudie l’hystérie de la langue en particulier».

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