Culture

«Shakespeare in Love» ne mérite pas le mépris qui lui a été infligé pendant vingt ans

Deux décennies après son sacre aux Oscars 1999, le film a beaucoup plus à apporter au cinéma que son procès en illégitimité le laisse penser.

Gwyneth Paltrow incarnant Viola De Lesseps dans «Shakespeare In Love» | Capture d'écran via vidéo YouTube <a href="https://youtu.be/v5R5La5f3eo">Shakespeare In Love Trailer | Miramax</a>
Gwyneth Paltrow incarnant Viola De Lesseps dans «Shakespeare In Love» | Capture d'écran via vidéo YouTube Shakespeare In Love Trailer | Miramax

Temps de lecture: 8 minutes

Je n’avais jamais lu ou vu une pièce de William Shakespeare mais en plein cœur de l’adolescence je pouvais, malgré tout, affirmer bien connaître le Barde de Stratford: j’avais vu (presque) tout de lui au cinéma. Dans les années 1990, grâce à des versions qui n’avaient souvent rien à voir avec ce qu’on pouvait imaginer du théâtre élisabéthain, il en était une des stars, plus cérébral que Tarantino et plus sexy que Brad Pitt.

 

La décennie de Nirvana et de Pulp Fiction (Tarantino) était celle du grand dépoussiérage et celle qui a valu au dramaturge une cure de coolitude dans les cours de récré. Il y en avait vraiment pour tous les goûts, entre Gus Van Sant adaptant très librement Henri IV dans My Own Private Idaho, Baz Luhrmann s’emparant de Roméo et Juliette pour une adaptation pop avec Leonardo DiCaprio, Michael Almeyreda plongeant Ethan Hawke dans un Hamlet au cœur du New York contemporain, Tim Blake Nelson revisitant Othello dans Othello 2003 pour parler des tensions raciales dans les lycées américains, Gil Junger transformant La Mégère apprivoisée en comédie romantique adolescente dans 10 bonnes raisons de te larguer, Richard Loncraine transposant Richard III dans une Angleterre alternative des années 1930 et, bien sûr, Kenneth Branagh donnant vie à ses très luxueuses et monumentales productions de Beaucoup de bruit pour rien, Hamlet et Henri V.

 

Alors, si Cher pouvait avoir, dans Clueless (Amy Heckerling), une discussion sur Hamlet sans y être forcée par un professeur, je pouvais moi aussi, à 17 ans, réciter dans ma tête des répliques entières, en anglais dans le texte, de Roméo et Juliette en pensant à la jolie fille qui faisait battre mon cœur de l’autre côté de l’aquarium… pardon, de la classe. «Did my heart love till now? Forswear it, sight! For I ne'er saw true beauty till this night», lui disais-je.

Quand sort, il y a tout juste vingt ans, Shakespeare in Love (John Madden) sur les écrans, le film est donc légitimement un événement, un véritable morceau de l’air du temps, l’histoire –inventée– d’un jeune William Shakespeare (Joseph Fiennes) sans le sous et en manque d’inspiration dont la romance avec une jeune noble, Viola De Lesseps (Gwyneth Paltrow) –qui se travestit en homme avec l'espoir de devenir actrice et d'échapper à un mariage de convenance–, va lui inspirer son chef-d’œuvre: l’histoire tragique d’un amour impossible.

Dans le top 10 des illégitimes oscarisés

J’ai tout juste vingt ans quand je le vois au cinéma. À l’époque, comme une grande partie de la critique, française comme américaine, j’adore. À l'instar de Roger Ebert dans le Chicago Sun-Times, je suis séduit par «l’intelligence, l’énergie et la tendresse» du film. Comme Owen Gleiberman dans Entertainment Weekly, j’aime la façon dont se mêlent «deux grands amours –l’amour de la vie et de l’art». Avec Lael Loewenstein dans Variety, je pense que le film est «délicieusement joué, fermement dirigé et brillamment assemblé». Comme Jean-Claude Loiseau dans Télérama, j’adore la manière dont «les auteurs tiennent jusqu'au bout le pari de tricoter sans cesse l'historique et le fantaisiste, l'anachronique clin d'œil et le détail certifié d'époque».

 

Pourtant, du jour au lendemain, le destin du film bascule. Le 21 mars 1999, le long métrage remporte sept Oscars, dont celui de meilleur film. Pour de nombreux films, cela aurait sonné comme un couronnement, l’entrée dans un panthéon qui compte déjà plus d’un chef-d’œuvre, de Casablanca (Michael Curtiz) au Parrain (Coppola) en passant par West Side Story (Leonard Bernstein). Pour Shakespeare in Love, au contraire, cet Oscar sera marqué du sceau de l’infamie, celui d’avoir battu Il faut sauver le soldat Ryan (Spielberg) et ses dantesques vingt minutes d’ouverture.

D’un côté, une petite production en costumes sans grande star. De l’autre, une monumentale épopée de guerre visionnaire par le plus grand réalisateur du monde. Il ne devait pas y avoir de discussion possible: Shakespeare in Love était un film inférieur, mineur qui ne méritait pas les honneurs qu’on lui avait rendu. Depuis vingt ans, le film de John Madden reste donc, plus que jamais, marqué de cette souillure, comme une tache de feutre indélébile sur une belle chemise blanche, à jamais mentionné dans les Top 10 des plus illégitimes oscarisés.

Un long métrage qui pourrait prétendre au «#20 Year Challenge»

Malgré mon enthousiasme de l’époque, je me suis donc souvent demandé si je n’avais pas été abusé par mes hormones adolescentes, par les sentiments pour ma propre Juliette à l’autre bout de la classe et par mon amour pas toujours rationnel des comédies romantiques, celui que je venais justement de développer à la fin de l’adolescence.

Mais, en revoyant le film vingt ans plus tard, je devais m’y résoudre: Shakespeare in Love était tel que mes souvenirs l’avaient laissé. En mieux.

Le long métrage gardait cette vigueur, cette mise en scène bondissante, ces dialogues vivifiants, cette intelligence, ce romantisme insolent, cet amour de la création. Surtout, loin de l’image un peu surannée qu’on garde souvent des drames anglais en costumes, Shakespeare in Love était toujours d'une grande modernité et pouvait passer sans encombre le test d’un «#20 Year Challenge».

 

J’avais néanmoins oublié l’humour. J’avais oublié que Shakespeare in Love, avant d’être une romance, était d’abord une pure comédie parvenant, en deux heures, à subtilement mêler un très américain humour slapstick –Geoffrey Rush qui échappe sans cesse à des sauts d’eau jetés des fenêtres– à un très anglais humour absurde toujours à la frontière de l’anachronisme comme pouvait le pratiquer par exemple, de façon plus extrême, les Monty Python.

Même dans ses moments les plus dramatiques, le film ne se prend jamais réellement au sérieux, à l’image de la bouleversante scène où Will raconte la fin de sa pièce en écho à sa propre tragédie avec Viola pour se faire interrompre par un «eh bien, ils vont se rouler par terre avec ça», de son producteur. Un héritage des deux scénaristes, l’Américain Marc Norman et l’Anglais Tom Stoppard, co-auteur du scénario de Brazil du Monty Python Terry Gilliam et, d’après Steven Spielberg, de la quasi-intégralité des dialogues de Indiana Jones et la dernière croisade.

La victoire des plaisirs simples du cinéma

De fait, Shakespeare in Love est un oscarisé atypique, la première vraie comédie à remporter la prestigieuse statuette depuis Annie Hall (Woody Allen), vingt-deux ans auparavant. Quand il était fréquent de voir des films comme New York-Miami (Capra, 1934), Vous ne l’emporterez pas avec vous (Capra, 1938), Le Tour du monde en 80 jours (Michael Anderson, 1956), Tom Jones (Tony Richardson, 1963) ou La Garçonnière (Billy Wilder, 1960) remporter l’Oscar du meilleur film, les années 1980 et 1990 avaient fini par nous habituer à voir des films dramatiques et larmoyants décrocher la récompense suprême. Inévitablement, les films comme Tootsie (Sydney Pollack, 1982), Broadcast News (James L. Brooks, 1987), Working Girl (Mike Nichols, 1987), Quatre Mariages et un enterrement (Mike Newell, 1994), Pulp Fiction (Tarantino, 1994), Babe (Chris Noonan, 1995), Fargo (Joel Coen et Ethan Coen, 1996), Pour le pire ou pour le meilleur (James L. Brooks, 1997) perdaient. Jusqu’à Shakespeare in Love.

Rien que pour cela le film méritait son Oscar. Il gagnait pour tous les autres, en quelque sorte. La victoire de Shakespeare in Love était celle des plaisirs simples du cinéma. Elle était l’affirmation du pouvoir magique d’une histoire bien racontée, de l’alchimie entre des acteurs et des actrices et d’une mise en scène qui n’avait pas nécessairement besoin de déployer des moyens techniques et logistiques exubérants ou de réaliser des prouesses visuelles pour s’élever. Elle était une ode à un cinéma qui pouvait, dans une même scène, faire rire et pleurer, qui pouvait procurer à ses spectateurs et spectatrices des émotions si intenses qu’ils auraient, en quelques secondes, envie de se lever pour applaudir et s’enfoncer dans leur siège pour se pâmer.

 

Une victoire qui est d'abord celle des femmes 

Shakespeare in Love était aussi un cinéma qui n’hésitait pas à faire de son héroïne la force motrice de son histoire, malgré le nom de son héros en haut de l’affiche. Ce n’est pas pour rien que Gwyneth Paltrow était celle qui avait décroché la nomination (et l’Oscar, plus tard) de meilleure actrice quand Joseph Fiennes était laissé de côté par l’Académie.

Le cœur de l’histoire, au sens propre comme au familier, était celui de Viola De Lesseps, cette jeune femme qui se dresse contre les conventions, contre le patriarcat, pour réaliser son rêve. Quand Shakespeare est souvent montré faible et lâche, toujours sur le point d’abdiquer face aux choses qui le dépassent, c’est elle, Viola, qui a la force de caractère, celle de faire ce qu’il faut quand il le faut, celle de ne pas s’apitoyer sur son sort, de ne jamais abandonner, celle de dire adieu, celle d’affronter son destin. «Je sais quelque chose d’une femme dans une profession d’homme», lui dit ainsi la reine Elizabeth I, incarnée par Judi Dench qui a, elle aussi, eu droit à son Oscar malgré une apparition de quelques minutes seulement.

Shakespeare in Love est une histoire de femmes, des histoires, là encore, qui ne sont pas si souvent récompensées d’un Oscar. En fait, en quatre-vingt-dix ans, seuls dix-sept films ayant remporté l’Oscar du meilleur film, avaient un personnage féminin comme héroïne. Dans ce monde d’hommes, celui qui a préféré La Liste de Schindler (Spielberg) à La Leçon de Piano (Campion), Le Dernier empereur (Bertolucci) à Éclair de Lune (Norman Jewison), Rain Man (Barry Levinson) à Working Girl, Shakespeare in Love, face à Il faut sauver le soldat Ryan, un film qui ne leur laissait aucune place, était donc aussi la victoire des femmes, une petite marche franchie vers l’égalité.

 

Harvey Weinstein, du succès au boulet 

À l’heure de #MeToo et de #TimesUp, la réhabilitation de Shakespeare in Love ne devrait pas être chose compliquée. Et pourtant. Comment le film pouvait-il gagner cette place pleinement méritée au panthéon des Oscars et du cinéma quand défilait, au générique du film, le nom d’Harvey Weinstein, son producteur? Il avait été celui qui avait abusé Gwyneth Paltrow alors qu’elle n’avait que 22 ans, comme elle le racontait dans un récit glaçant au New York Times.

Il y a vingt ans, la victoire de Shakespeare in Love était en effet d’abord sa victoire à lui. Comme il l’avait fait avec succès deux ans plus tôt avec Le Patient anglais (Anthony Minghella), il avait été celui qui avait mis en place une véritable machine de guerre en forme de projections, de fêtes, d’interviews et de coups bas pour s’assurer des votes de chaque membre de l’Académie et contrer une autre machine, sur le papier beaucoup plus puissante, pilotée par Spielberg et son Dreamworks.

«Tout a commencé avec Harvey», racontait une attachée de presse d’un acteur du film à Vanity Fair. «Je ne me rappelle pas avoir ressenti de la pression comme ça d’autres studios. Il me demandait d’appeler les radios tous les matin. Il appelait les clients directement pour les faire culpabiliser. C’était vraiment une bête.»

 

Le jour de la cérémonie, sur la scène, le New-Yorkais faisait d’ailleurs bien comprendre à la royauté hollywoodienne qu’il faudrait désormais compter avec lui en s’accaparant le micro et en empêchant, d’un coup d’épaule, son co-producteur, Edward Zwick, de parler.

Mais vingt ans plus tard, le coup d’épaule, c’était Weinstein qui se le prenait, des dizaines d’actrices osant, pour la première fois parler contre les abus qu’elles avaient subies. Il était donc temps, avec cette nouvelle ère, de donner à notre tour un coup d’épaule à la malédiction, d’oublier la victoire du 21 mars 1999, de rayer cet Oscar de la carte et de regarder Shakespeare in Love pour ce que le film est simplement, une merveilleuse comédie romantique qui donne envie de tomber amoureux et de créer, créer toujours plus.

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