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Blâmer les ados pour le temps passé devant leurs écrans n’est pas la solution

On ne peut pas attendre des enfants qu'ils aient la capacité innée à résister à des manipulations cognitives aussi finement pensées.

La machine n’était pas comme lui, elle ne cherchait pas à gagner. | Kelly Sikkema via <a href="https://unsplash.com/photos/tQPgM1k6EbQ">Unsplash</a>
La machine n’était pas comme lui, elle ne cherchait pas à gagner. | Kelly Sikkema via Unsplash

Temps de lecture: 4 minutes

Scène de la vie domestique moderne. Un enfant de 6 ans joue sur la tablette de sa grand-mère. Il y est autorisé parce qu’il s’agit d’une espèce de jeu d’échecs. Depuis dix minutes, l’enfant pollue l’espace sonore à base d’exclamations telles que «chuis trop fort», «paf, encore gagné», et des «t’es nuuuuulle» criés à la tablette en se penchant dessus.

Je ne sais pas comment cela se produit, mais parfois, de temps à autre, les parents disent des trucs pas trop pourris à leurs enfants. Ce jour-là, fatiguée d’entendre l’enfant fanfaronner, j’ai fini par lui lâcher: «Tu crois que tu es plus fort que la machine? À ton avis, quel est le but de la machine? Gagner contre toi? Eh bien pas du tout, la machine a été programmée pour une seule chose: te faire rester le plus longtemps possible devant elle. Et là, à ton avis, elle a gagné ou pas?».

Ça lui en a bouché un coin. La machine n’était pas comme lui, elle ne cherchait pas à gagner. Elle ne cherchait rien d’ailleurs. Elle avait été programmée par d’autres gens pour capter son attention.

Pour une éducation au design

Mais en vérité, je n'aurais sans doute jamais pensé à lui faire cette réponse si je n'avais pas la chance de participer à des réunions du comité de prospective de la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés). Ce sont des réunions avec des gens intelligents qui parlent numérique (je le précise parce que ce n’est pas si fréquent). Lors de la dernière séance, il y a eu une discussion sur l’économie de l’attention. Comment le design était au service du piratage de l’attention. Les applis et les sites sont dessinés, pensés, conçus pour capter notre attention. Le débat portait sur le fait de déterminer si c’était condamnable ou pas.

Quelqu’un a fait le parallèle avec les supermarchés. La légère pente qui entraîne le chariot vers tel rayonnage, la musique, la lumière, la mise en place des produits, tout incite à l’achat et ce n’est pas illégal. N'est-ce pas la même chose pour le numérique? Quelqu’un d’autre a dit: «C’est vrai, c’est comme in real life, la frontière est très mince entre l'incitation et la manipulation mais il y a le problème de l’addiction». S’il faut faire un parallèle avec le monde IRL, c’est avec l’univers des casinos. Dans un casino, il n’y a jamais l’heure; c’est pareil sur les sites et applis. Le temps doit y être annihilé. Jamais un concepteur ou une conceptrice ne mettra une horloge bien visible, un décompte permanent du temps passé dessus. Le temps doit y être sans fin, comme un fil d’actualité qui se déroule à l’infini.

Ces discussions sont intéressantes mais restent malheureusement cantonnées à un petit cercle. C’est aux enfants et aux ados qu’il faudrait expliquer tout cela. On a commencé à les éduquer aux médias et à l’image mais il faut aussi une éducation au design, comment les créateurs et créatrices font des choix non pas dans un but esthétique ou purement pratique mais pour capter leur attention.

Tristan Harris le raconte bien avec l’exemple de Snapchat. L’appli a créé une fonctionnalité, Snapstreak, qui comptabilise le nombre de jours de suite où deux utilisateurs ou utilisatrices ont communiqué. Donc si vous avez 15 ans, vous n’avez pas envie que le compteur se remette à zéro, et cela vous encourage à envoyer un snap tous les jours à cette personne pour augmenter ce chiffre.

Il faudrait expliquer cela aux ados, sans leur interdire de s’en servir mais en leur fournissant les outils d’analyse des sites et applications qu’elles et ils utilisent le plus souvent, parce que rien n’est innocent, aucun choix d’emplacement de bouton, aucune couleur. Et c’est d’autant plus nécessaire que leur socialisation étant souvent indissociable de leur téléphone, il devient difficile de leur en restreindre l’usage.

Exposition quasi permanente

À défaut de restreindre, leur expliquer est déjà un premier pas. Et qui permet de sortir du réflexe qu'on peut tous et toutes avoir, à savoir blâmer l'ado en question pour sa mauvaise gestion des écrans; alors qu'en réalité, la question est beaucoup plus politique et qu'on ne peut pas attendre d'elle ou de lui qu'il ait la capacité innée à résister à des manipulations cognitives aussi finement pensées.

Mais c’est un exercice compliqué dans la mesure où l'on n’imagine pas qu'internet pourrait être différent –la plupart des gros sites s’étant tous alignés sur les mêmes standards. Mais par exemple, que se passerait-il si on ne voyait pas immédiatement sous un post son nombre de likes? S’il fallait cliquer pour chercher cette information? Ou si elle n’était visible que par l'auteur ou l'autrice du post? Cela changerait bien sûr énormément de choses dans notre façon de regarder ce post –et de poster du contenu.

Il faudrait presque recommander aux enfants d’être déconcentrés quand ils sont devant un écran

C’est une sorte de grammaire visuelle à laquelle nous sommes exposés en quasi permanence mais qu’on ne connaît pas, ou dont on ne (re)connaît pas la finalité. Plus paradoxal encore: il faut apprendre le recul analytique et critique permanent sur des objets qui, précisément, annihilent les réflexes critiques. Récupérer son attention dans cette économie qui repose sur la captation de l’attention, passe forcément par prendre du recul et réfléchir à ce qu’on a sous les yeux. C’est drôle parce que je dis souvent aux enfants de se concentrer. Ils ont tendance à faire trois choses à la fois (ils veulent toujours raconter leur journée au moment précis où ils se brossent les dents). Or leur attention est totalement capturée par ces outils. Il faudrait presque leur recommander d’être déconcentrés quand ils sont devant.

Et puis se pose une question: qui pour prendre en charge cette éducation? Les parents? Mais eux-mêmes n’ont pas ce bagage culturel. (Avouez, qui est déjà allé sur le site de l’éducation au numérique?) C’est même l’inverse. En vieillissant, on se sent dépassé par la technologie, et finalement on demande à nos enfants de nous aider à nous en servir. Pourtant, il y aurait quelques principes de base qu’on pourrait peut-être maîtriser, comme l’utilisation des données personnelles et la captation de l’attention (la seconde étant évidemment au service de la première). L’école? Pareil, il faudrait des profs qui connaissent bien le sujet, donc qu’on a pu former (des moyens!) et auxquels on donne des heures pour organiser ces cours (des moyens!).

Ou alors, il faudrait que ces grandes entreprises s’engagent à utiliser un design plus vertueux, ce que Google a tenté avec l'annonce d'un smartphone qui aide à la déconnexion. Mais comme le rappelait Valérie Peugeot à la réunion de la Cnil, pour cela, il faudrait changer d’abord le modèle économique de ces sociétés. Pour conclure, je ne peux que vous encourager vivement à lire l'excellent résumé de ces questions par Hubert Guillaud.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 
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