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Contre la haine en ligne, des internautes s'organisent

Prendre le temps de répondre aux commentaires qui pourrissent le web pour tenter de le pacifier.

Des think tanks, associations et groupes Facebook ont mis au point quelques stratégies pour rendre le web plus pacifique. | T. Chick McClure via <a href="https://unsplash.com/photos/UFNWLYzBR9w">Unsplash</a>
Des think tanks, associations et groupes Facebook ont mis au point quelques stratégies pour rendre le web plus pacifique. | T. Chick McClure via Unsplash

Temps de lecture: 8 minutes

«Qu’ils rentrent chez eux!» «Ils profitent du système.» «Et le sort de nos SDF alors?» Sous chaque article de presse relayé sur les réseaux sociaux faisant état du sort de quelques migrantes et migrants en Normandie ou à Calais, les commentaires haineux ne manquent pas de s'empiler. Parfois un individu tente d’y faire face. Il se lance alors dans une discussion, point de vue contre point de vue pour tenter d’opérer sur la partie adverse un revers d’opinion.

C'est le cas de Simon. Pendant quelques minutes ou une heure chaque jour, il réagit à la haine. Parfois, il interroge: «Avez-vous lu tout l’article?». Parfois, il déconstruit: «Non, un migrant seul ne bénéficie pas d’une carte de retrait lui allouant quarante euros par jour». À 25 ans, ce travailleur social était fatigué de voir «Facebook devenir une poubelle de l’humanité». «Derrière son écran, on oublie le respect et la politesse, on imagine qu’il n’y a pas de conséquences et cela mène à un mépris constant», estime-t-il.

Aux côtés de 173 personnes inconnues, il répond méthodiquement à la haine à l'œuvre dans les commentaires d'articles. Avec ses camarades, il se coordonne dans un groupe Facebook, secret et fermé, dont le nom reprend ironiquement un sigle policier. Il réunit femmes et hommes de 20 à 55 ans, «beaucoup de travailleurs sociaux», suppose Simon, même s'il n’en connaît personnellement que très peu. Depuis 2016, le groupe veille sur les posts Facebook des journaux normands pour faire en sorte que les commentaires les plus «likés», et donc ceux qui remontent tout en haut de la section, ne soient pas systématiquement les plus haineux.

Une trentaine de membres sont réellement actifs et actives, dont une dizaine qui réalise une veille sur les sujets connus pour être des «attrape-haine»: immigration, sexisme, protection sociale, etc. Dans un Google Doc, des argumentaires, chiffres-clés et articles sont prêts à être copiés-collés pour gagner un peu de temps au moment de rédiger son commentaire.

Simon répond avec son propre compte, à son nom, et pour le moment, il n’a subi aucun cyber-harcèlement suite à ses actions. Après deux ans de militantisme, il est «toujours aussi surpris de la haine que l’on peut trouver sur les réseaux sociaux», en vient à se demander si certains n’ont pas «des alertes sur des mots comme “voile” et “migrants”» pour ne pas manquer d'occasions de réagir.

De plus en plus d’outils

Face aux discours de haine en ligne, une majorité de personnes reste silencieuse, par manque de temps ou tout simplement manque d’arguments. Pour pallier cela, le think tank Renaissance numérique a créé «Seriously» en 2015, une méthode pour accompagner les internautes afin d'apprendre à répondre à la haine et à dépassionner les débats. Créé à l'origine dans le but d’aider des associations comme SOS homophobie ou SOS Racisme sur les réseaux sociaux, le site a aujourd’hui une portée plus vaste.

Pour commencer, sur Seriously, on rappelle la loi: «On ne peut pas tout dire sur internet. En France, selon la loi de 1881, les peines encourues peuvent aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende». En fonction du type de discours –islamophobe, xénophobe, sexiste, LGBTphobe, les internautes peuvent consulter différents chiffres, graphiques ou articles. Il suffit ensuite de les sélectionner et les placer dans un «panier» intitulé «Votre argumentaire». Aux chiffres s’ajoutent ensuite des conseils: «Privilégiez le vouvoiement», «utilisez de l’humour sans être méprisant», «laissez la personne se justifier». À la fin du scroll, la personne récupère ensuite une synthèse de son argumentaire dont elle peut s’inspirer pour répondre ou même opérer un copier-coller.

Capture d'écran via Seriously

Pour Jennyfer Chrétien, directrice de Renaissance numérique depuis deux ans, «la haine a toujours existé, ce n’est pas lié à internet, nous sommes juste sur un terrain spécifique. Cela est dû à la fois à l’anonymat qui a favorisé une expression plus libérée de certains propos, mais aussi au design sur les plateformes où l’on privilégie le court et une grande réactivité».

Xavier, 34 ans, membre de l’escadron normand qui répond à la haine, a lui aussi lancé un site pour aider les volontaires à répondre aux préjugés. Plus de 200 idées reçues y sont déconstruites. Pour chacune, il rédige des contre-arguments, propose des chiffres et sources officielles. Xavier balaye des sujets très différents avec une «rigueur presque journalistique», allant des affirmations comme «les espèces vont s’adapter au réchauffement» à «on vit bien avec le RSA», en passant par «être féministe c’est oublier les droits des hommes» ou «on ne peut pas accueillir toute la misère du monde». Il continue d'alimenter le site chaque semaine.

L’importance de la session commentaires

Xavier estime que la responsabilité de répondre à la haine est collective. «Les journalistes ne sont ni assez nombreux, ni assez payés pour le faire sous tous leurs articles, souligne-t-il, il ne faut pas laisser la désinformation se répandre. On a trop longtemps considéré les commentaires comme un bruit de fond.» Pourtant, nous connaissons aujourd’hui le pouvoir de ces derniers sur le lectorat. En 2015, une équipe de recherche a prouvé que la perception d’un article était modifiée par les commentaires correspondant sur Facebook. Les scientifiques ont fait lire le même article à des volontaires, avec une variation de mentions «j’aime» et de commentaires. Plus le nombre de commentaires négatifs était important, plus l’article était perçu comme peu convaincant –le nombre de «likes» était cependant loin d’avoir le même effet.

Dans une tribune parue dans Le Monde en juin 2018, Andrea Baronchelli, chercheur et professeur de mathématiques à l’université de Londres, présentait ses travaux sur l’influence des masses à travers les réseaux sociaux et mettait en garde: «Nos préférences individuelles peuvent céder face à la pression sociale et les minorités fortement engagées peuvent exercer une influence disproportionnée. Cela est d’autant plus vrai que les réseaux sociaux ont permis à des minorités extrémistes de toucher une plus large audience. Espérons que notre conscience des risques éventuels nous aidera à nous en prémunir».

«Ce n’est pas une question de corriger le discours des gens mais de s’impliquer dans la discussion, de s’y engager»

En toute conscience des risques, Xavier lance cette semaine le groupe Facebook «#jesuislà», inspiré du groupe suédois éponyme «#jagärhär» porté par Mina Dennert pour réunir des militantes et militants en ligne. La journaliste et autrice suédoise a créé le groupe en mai 2016, lassée de voir la haine grandir sur les réseaux.

Après la publication de la photo du petit Aylan, mort sur une plage turque en 2015, Mina a vu ses proches s’engager pour aider migrantes et migrants avec des collectes de nourritures et vêtements. Puis, le mouvement s’est essoufflé et le discours du type «on ne peut pas accueillir toute la misère du monde» l’a remplacé. Elle constate alors que ces mêmes proches et amis Facebook qui s'étaient engagés virent à l'extrême, et décide de prendre le temps de répondre aux commentaires racistes et xénophobes, des insultes qu’elle a déjà subies dans la «vraie vie», «compte-tenu de [ses] origines». «Je me suis simplement dit: plus de personnes doivent faire ça», raconte Mina, qui crée en conséquence le hashtag #jagärhär («je suis là» en français), l'emploie dans ses commentaires et invite d’autres personnes à faire de même. Le hashtag permet ainsi de se reconnaître et de «liker» les réponses des autres membres.

Elle considère que tout le monde est apte à participer au débat, même sans faits et sans chiffres. «Ce n’est pas une question de corriger le discours des gens mais de s’impliquer dans la discussion, de s’y engager», assure-t-elle. Aujourd’hui, son groupe comptabilise 75.000 personnes et des antennes ont été créées en Allemagne, au Canada, en Australie, en Finlande et cette semaine en France.

Besoin d’organisation

Mina et Xavier sont convaincus qu’il est nécessaire de s’organiser pour que chacun et chacune ait un véritable rôle à jouer contre la haine qui pullule dans les commentaires. Le groupe #jesuislà va permettre de réunir les internautes et «reproduire les méthodes de l’extrême droite de manière plus respectueuse», explique Mina. Sur #jesuislà, il y a peu de règles sauf celle de ne pas attaquer ou être méprisant, c'est-à-dire ne pas faire preuve de racisme, sexisme, homophobie, ni même commenter l’orthographe et la grammaire des opposantes et opposants: «Nous nous en tenons aux faits, aux arguments, aux questions en elles-mêmes», prévient Xavier.

Depuis quelques années déjà, sur Twitter et Facebook, Xavier s’est lancé dans des centaines de conversations avec des personnes extrémistes et violentes qu’il a parfois réussi à faire changer d’opinion: «On peut arriver à se comprendre, ce sont juste des personnes en colère, constate-t-il. On a laissé faire les choses en considérant cela comme un bruit de fond.Don’t feed the troll”, pour moi c’est complètement faux, il faut intervenir!». En effet, trois scientifiques ont analysé les commentaires sous 100.000 posts et découvert que si le premier commentaire visible est positif, les internautes ont tendance à être positifs dans leur réaction et inversement quand le premier commentaire est négatif.

Xavier est persuadé qu’il faut «s’affranchir du modèle de militantisme basé sur les tracts et les conférences. On atteint plus de gens avec internet et il faut parler avec ceux qui ne sont pas d’accord». Pour Paula Cornette qui travaille chez SOS Racisme, les militantes et militants de l’extrême droite l’ont compris bien avant les autres. Avec différents profils, elle fait comme Xavier, Mina et Simon: elle commente, réagit, et le faisait déjà avant de rejoindre l’association antiraciste.

Au mois de janvier, SOS Racisme a créé un groupe Facebook fermé appelé «#TEAMRIPOSTE!» qui a pour but de réunir des personnes qui veulent militer de chez elles et aider à commenter les publications sur les réseaux sociaux. Sur la page du groupe, on peut lire: «La légalité ne s’arrête pas aux portes d’internet, il est aussi important de rappeler qu’un grand nombre de mesures peuvent être prises pour supprimer ces messages racistes ou faire condamner leurs auteurs». Pharos, une plateforme en ligne mise en place par le gouvernement, permet de signaler des contenus ou des comportements illicites.

«Dans la logique de l'homme, il fallait alors qu’on me viole pour me faire changer d’opinion»

L'avantage des discussions sur les réseaux sociaux est de «mettre tout le monde au même niveau», pense Paula, ce qui permettrait de gagner en efficacité. «Les gens ne font plus confiance aux médias et adoptent une logique complotiste», ainsi, le commentaire d’un ou d'une anonyme devient plus puissant que celui du modérateur ou de la modératrice du média. C’est pour cela qu’il est important pour elle de «construire soi-même sa réponse plutôt que de se contenter d’un lien vers un article».

Avec ses multiples comptes, Paula est parfois perçue comme un homme, parfois comme une femme. «Pendant la période #BalanceTonPorc, je répondais avec un profil d’homme et on ne m’insultait pas, quand je “suis une fille”, je suis forcément une “pute”, on me dit “pourquoi tu parles, t’es une femme!”.» Paula a aussi reçu des menaces de viol de la part notamment de quelqu’un qui appelait «toutes les femmes françaises qui couchent avec des Maghrébins à se faire violer», «dans la logique de l'homme, il fallait alors qu’on me viole pour me faire changer d’opinion», raconte la jeune femme. Pour être plus tranquille, elle préfère donc employer la même recette que celles et ceux qui la critiquent: l'anonymat. Pour autant, elle ne considère pas ce «militantisme canapé» comme risqué, comparé à d'autres actions de SOS Racisme de type happening ou manifestation.

À qui la faute?

Aucune de ces justicières et justiciers ne tient une entité ou personne pour entière responsable. Facebook et Twitter auraient sûrement besoin de revoir leurs algorithmes, qui enferment les internautes dans une bulle d’opinion, mais les réseaux prônent la liberté d’expression. En janvier 2018, la Commission européenne félicitait même les entreprises de leurs progrès en matière de suppression de contenus à caractère haineux ou extrémiste. Dans 81% des cas, les plaintes sont traitées en vingt-quatre heures; pour Facebook, le chiffre approche même les 90%.

En France, l’entreprise créée par Mark Zuckerberg s’est également lancée en novembre 2018 dans la formation d’un groupe de travail en partenariat avec le gouvernement français. Le Monde rapportait ainsi que «des représentants des autorités françaises devraient pouvoir accéder aux outils, aux méthodes et au personnel du réseau social chargés de faire la chasse aux contenus racistes, antisémites, homophobes ou sexistes» et cela pendant six mois. Un moyen pour l’Élysée de vérifier que le réseau effectue son travail de modération. Cependant, les missions et actions du groupe restent pour le moment relativement floues.

Selon Jennyfer Chrétien du think tank Renaissance numérique, l’un des plus gros combats à mener est éducatif. Pour cela, le groupe de réflexion prépare des programmes de sensibilisation, surtout auprès du jeune public. «Nous ne pouvons pas nous contenter de sanctionner les propos illicites», affirme la directrice. Il est impératif de travailler sur le «réflexe de fermeture de l'onglet» qui doit être converti en «réflexe citoyen».

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