Politique

Avec sa «Lettre aux Français», Macron se fait l'héritier improbable de Mitterrand

Le texte de François Mitterrand a marqué durablement l’imaginaire politique français et théorisé l’adaptation de la gauche française aux vents dominants libéraux autant qu’à l’intégration européenne.

Emmanuel Macron, candidat à la présidence de la République en 2017, en meeting le 17 avril à Paris | Éric Feferberg / AFP • François Mitterrand, candidat à sa réélection en 1988, en meeting le 19 avril à Montpellier | Georges Gobet, Patrick Hertzog / AFP • Montage Slate.fr
Emmanuel Macron, candidat à la présidence de la République en 2017, en meeting le 17 avril à Paris | Éric Feferberg / AFP • François Mitterrand, candidat à sa réélection en 1988, en meeting le 19 avril à Montpellier | Georges Gobet, Patrick Hertzog / AFP • Montage Slate.fr

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La scène se déroule au printemps 1988 dans un restaurant du Pré-Saint-Gervais. Jean-Pierre Chevènement, représentant de l’aile gauche encore quelque peu «marxiste» et déjà républicaine du PS, rejoint Marcel Debarge et le président de la République, François Mitterrand, à un déjeuner des plus politiques. L’affrontement électoral entre le président et son Premier ministre Jacques Chirac se rapproche de jour en jour.

À Chevènement, dernier arrivant à ce déjeuner et rédacteur du «Projet socialiste pour la France», matrice de la campagne victorieuse de 1981, Mitterrand narquois tend un document intitulé «Lettre à tous les Français». «C’est le meilleur de tous les programmes que nous ayons jamais eu», lance-t-il au député-maire de Belfort, vieux routier, donc, des travaux programmatiques de la gauche post-Épinay du «Programme commun» au Projet socialiste pour la France.

Le trait décoché n’est pas inoffensif. Il fait comprendre à Chevènement que les songes du Programme commun, de la transition au socialisme et de «l’autre politique» sont caducs et, pis, mis à l’index par la Mitterrandie de nouveau triomphante. Mitterrand vient en fait, d’un geste, de se débarrasser d’Épinay et de ceux qui en furent les artisans autant que, désormais, les témoins gênants. La gauche française pourra conclure son mariage de raison avec le libéralisme, après des fiançailles très prometteuses pour l’extension du domaine du marché.

Le macronisme, enfant posthume de 1988?

À l’époque, Emmanuel Macron n’a que 10 ans et doit, comme tout fils de la bourgeoisie intellectuelle, suivre la campagne présidentielle à travers son téléviseur ou la radio familiale, ou ce que ses parents disent et pensent de la campagne à partir d’une presse encore relativement puissante. Pour Emmanuel Macron, en adoptant une psychologie de comptoir à peu de frais mais sans grands risques, on peut imaginer que la figure du «président» demeure François Mitterrand.

François Mitterrand, une politique, une esthétique… un dessein autant, alors, qu’un destin politique déjà quasi accompli. Le début du quinquennat, au pied de la pyramide du Louvre, marqué par la rareté de la parole présidentielle (Macron est Jupiter, Mitterrand était, en 1988, grâce au «Bébête Show» de TF1, Dieu) donnait à penser que cette présidence tenait de la chanson de geste mitterrandienne. Bruno Roger-Petit, l’un des plus fins connaisseurs du mitterrandisme, ne s’y trompa pas et se fit, quant à lui, le Joinville du nouveau monarque.

Au-delà du coup de com', quelle fut la signification véritable de la Lettre à tous les Français de 1988, à la fois pour la gauche et pour la France? Évidemment, il y a alors un contexte politique interne bien particulier. Depuis 1986, François Mitterrand compose avec une Assemblée et un gouvernement de droite formé par le RPR et l’UDF, dont Jacques Chirac a pris la tête. Jouant sur les difficultés de la droite à dominer véritablement la société française, Mitterrand a laissé (et encouragé) mouvements lycéens, étudiants et antiracistes composer une petite musique hostile à la droite française. De fait, le document de la Lettre à tous les Français souligne le clivage entre un Chirac souvent jugé agressif et droitier et un Mitterrand cherchant le chemin vers une «France unie», rassemblant les Français et Françaises au-delà des clivages.

Ce sont les clivages et les frontières politiques que le président, libéré de son parti d’origine, renforcé par l’intransigeance de la droite au pouvoir, cherche à estomper. Se posant en garant de l’autorité de l’État, il travaille surtout à une véritable dépolitisation des grands enjeux économiques et sociaux, et trace à grands traits le dessein européen qui, déjà sien, va devenir le fil rouge de son second septennat. François Mitterrand pense alors aux «États-Unis d’Europe» et sa pensée vaut presque promesse. Il annonce certes le RMI mais esquisse les contours d’accommodements d’ampleur avec le marché, dont le traité de Maastricht, suite logique de l’Acte unique, sera le point d’orgue.

1988: une fausse couche idéologique

François Mitterrand est triomphalement réélu. Son opposition gouvernementale est défaite. Mais l'important, c’est qu’il n’existe plus un parti socialiste mais un parti du président. L’ouverture ne fait certes entrer au gouvernement que des personnalités estimables mais introduit l’idée, subrepticement, d’une possible convergence politique entre une partie de la gauche et une partie de la droite. L’ancien giscardien Jean-Pierre Soisson inaugure alors une magistrale carrière de slalomeur politique.

Là n’est pas le plus important. Mitterrand 1988, ce n’est pas Mitterrand 1981. C’est le moment où, dans la vie politique, se prépare une conversion de la gauche française à un projet et à un imaginaire en radicale rupture avec le cycle d’Épinay. La Lettre à tous les Français marque en effet une césure dans l’histoire du Parti socialiste, de la gauche française et, sans doute, de notre vie politique. C’est le moment où le véritable aggiornamento mitterrandien s’opère aux dépens de la volonté de rupture du PS, dont il avait pris la tête dix-sept ans plus tôt.

La France de la Lettre à tous les Français se prépare mentalement à un bicentenaire dont la splendeur ne peut éclipser sa vocation véritable: faire enfin admettre que «la Révolution française est terminée». Elle prépare presque au chamboulement géopolitique qui va consacrer les États-Unis «gendarmes du monde». Elle prépare enfin aux négociations puis au débat référendaire du traité de Maastricht, apothéose politique de François Mitterrand qui y aura mis toutes ses forces personnelles. De ce moment de la Lettre à tous les Français (re)naissent quelques idées qui vont cheminer jusqu’à 2017. L’idée d’une seule politique possible, l’idée d’une convergence des élites de centre droit et de centre gauche et d’une véritable dépolitisation des enjeux économiques et sociaux.

Macron: syndic de faillite du régime?

En période de crise, comme l’a souligné Michel Dobry dans son livre magistral Sociologie des crises politiques, il est un moment où les acteurs opèrent un retour sur l’habitus. L’habitus, concept utilisé par les sociologues Norbert Elias ou Pierre Bourdieu, désigne une forme d’empreinte laissée sur l’individu par les configurations ou champs sociaux dans lequel l’individu agit. À l’évidence, ce moment de crise pour Emmanuel Macron a opéré (sans doute malgré lui) un retour sur l’habitus, celui des élites techniciennes de la Ve République couplé à celui des élites de l’économie financiarisée, souvent issue des premières, auxquelles il appartient.

Bref, Macron se rétracte sur les fondamentaux du régime et, particulièrement, de la conversion des élites française –en particulier de gauche– au néolibéralisme «à la française», c’est-à-dire fortement administré. Ces fondamentaux évoquent évidemment le dessein de la Lettre à tous les Français de 1988, rédigée –à en croire Michel Rocard– intégralement par François Mitterrand et qui a servi immédiatement de théorisation a posteriori, de fil rouge en devenir et de feuille de route pour une gauche française qui, débarrassée de l’influence culturelle, politique et électorale du PCF, se cherchait désormais un viatique pour des temps empreints de «complexité» (Edgar Morin influencera le Congrès de l’Arche en la matière).

Sur cette photo prise le 14 janvier 2019 devant le palais de l'Élysée (Paris), la «Lettre aux Français» d'Emmanuel Macron. | Ludovic Marin / AFP

La «Lettre aux Français» d’Emmanuel Macron donne à penser que Jupiter souhaite «que cent fleurs s’épanouissent» mais préserve farouchement les fondamentaux du régime de 1958-62, rectifié en 1982-83 (décentralisation + alignement européen) et 1992 (marché unique en voie d’achèvement + monnaie unique). Tout est là. Macron est à Mitterrand, ce que Napoléon III est à Napoléon Ier, l’héritier improbable, désireux de préserver l’essentiel mais incapable de conquérir son peuple. Si l’on y regarde de près, rien, dans la Lettre aux Français, n’éloigne le pays des fondamentaux du régime sédimentés aux fil des décennies et dont la synthèse la plus explicite se trouve rédigée dans la Lettre à tous les Français de François Mitterrand, ce président qui parvint à subjuguer la société française, de l’extrême gauche à l’extrême droite.

Macron est loin d’avoir la profondeur stratégique qui bénéficia à Mitterrand. Au mieux peut-il rassembler centre-gauche et centre-droit, ce qui laisse à un mouvement comme les «gilets jaunes» le loisir d’opérer sur le reste du champ politique et idéologique français, ce qui n’est pas tout certes, mais est loin d’être rien. La lettre d’Emmanuel Macron encadre le grand débat national et promeut un cadre politique ex-LR rompu à l’encadrement politique et une ancienne lobbyiste, vestale des fondamentaux néolibéraux du macronisme. On ne discutera pas de l’abolition de l’ISF, pierre angulaire de l’édifice construit par le macronisme politique et ses soutiens économiques et financiers. Les groupes sociaux les plus favorisés ont passé un pacte avec la présidence Macron: rien ne saurait le rompre. On ne remettra en cause aucun des fondamentaux de la Ve République, aucun de ceux notamment qui concernent le libéralisme «administré», ni la construction européenne.

L’enfant non reconnu de la Ve et du libéralisme

La vérité du macronisme est qu’il est un enfantement issu des noces de la gauche française et du néolibéralisme, dont la construction européenne aura été soit le cheval de Troie, soit la fausse conscience, soit –ce qui est plus probable– une matrice puissante agissant sur la structure et la superstructure du pays, un processus sociologique et un «mythe». Le tropisme personnel d’Emmanuel Macron pour le présidentialisme mitterrandien est une autre facette du pouvoir, qu’il s’agit de ne pas négliger, tant elle a marqué les premiers mois d’une présidence qu’on eût pu croire Restauration.

Emmanuel Macron est vraiment le précipité des élites politico-administratives françaises formées à la matrice d’une Ve République plongée dans le grand jeu de l’intégration européenne, du processus de globalisation néolibérale et d’un chant des sirènes alternant l’idée d’une fin de l’histoire, les clichés les plus simplistes du néoconservatisme et l'incapacité à développer une pensée stratégique pour le pays.

Le grand débat national ne sert-il pas en fait à définir les contours d’un consensus résiduel au sein de la société française? Réitérant fermement les fondamentaux de son quinquennat, Emmanuel Macron laisse dans sa lettre quelques interstices ouverts, faisant plus penser à un impérieux besoin de renouer à tout prix un lien avec les groupes sociaux non dirigeants qu’à la formulation d’un dessein pour le pays. De l’organisation de l’État à la dose de proportionnelle en passant par les choix en matière de biodiversité –impératifs certes, mais potentiellement mis à mal par les choix premier du président– c’est la morne litanie d’objectifs secondaires découlant des grandes orientations politiques que cette Lettre aux Français nous livre.

Se saisissant du dégagisme, le macronisme est parvenu non à se faire choisir mais à définir les termes du choix. Les héritiers de l’OAS ou lui, c’est-à-dire le bloc hérité de la Ve République. Pourtant, le régime n’a pas cessé d’être en crise. Emmanuel Macron affronte désormais ce qu’il y a eu, dix années durant, de plus latent dans la société français, donc de plus violent: la désillusion croissante au sein de groupes sociaux se pensant hier de la «classe moyenne», confrontée à l’écho terrible des promesses des années 1980. Oui, la Lettre aux Français d’Emmanuel Macron fait écho à la Lettre à tous les Français de François Mitterrand. Elle en est l’épitaphe.

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