Politique

Bernard Tapie, les «gilets jaunes» et l’inconscient social des années 1980

Ce mouvement est aussi la rançon de l’effondrement de l’imaginaire, de la vision du monde et du sens commun vendus au cours des années 1980-90.

Bernard Tapie donne une conférence à Liège (Belgique) le 27 septembre 2018. | Emmanuel Dunand / AFP
Bernard Tapie donne une conférence à Liège (Belgique) le 27 septembre 2018. | Emmanuel Dunand / AFP

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Les «gilets jaunes» ont trouvé en Bernard Tapie un allié de poids, allié dont les apparitions télévisuelles servent le mouvement et révèlent, au regard de l’histoire de la Ve République, toute la complexité et l’importance que revêt aujourd’hui une implicite remise en question de l’héritage mitterrandien en ce qui concerne l’imaginaire, la vision du monde et le sens commun.

Si la violence explose, c’est que ce que l’on a été amené à croire se trouve trahi par les faits. Quand les conditions matérielles sont en contradiction avec les promesses politiques d’hier, une forme de dérèglement des représentations peut occasionner des troubles politiques. La crise de 2008 continue de produire ses effets.

Mais quelle est la signification de l’investissement de Bernard Tapie dans ce combat?

Fils du peuple

«Vous savez la différence entre nous deux? C’est que moi le soir je mangeais du café au lait, vous voyez? Pas vous.» Le trait décoché à David Pujadas sur LCI le 7 janvier signe l’engagement d’un homme emblématique des années 1980, marqué par le cancer et dont les récentes déclarations sonnent comme un retour au bercail «popu».

Bernard Tapie, résidant toujours rue des Saints-Pères [en plein centre de Paris, ndlr], ne peut cependant être taxé d’insincérité lorsqu’il prend fait et cause pour la considération des revendications des «gilets jaunes». «Fils du peuple» aurait-on dit jadis, l’icône de la conversion de la gauche française au marché, à l’entreprise et à l’argent, vient réaffirmer quelques solides fondamentaux.

L’apologie des municipalités communistes d’antan, de leurs politiques culturelles et sportives, de leurs capacités à donner accès aux plus pauvres à la musique, aux livres, etc. a suscité le sourire narquois de David Pujadas. Pourtant, Tapie apparaît sincère. Il fait partie de cette génération d’après-guerre qui a connu les tickets de rationnement et la découverte du cinéma italien grâce aux élus communistes. Tapie «fils du peuple», certes. Mais Tapie porte, en plus de ses origines populaires et cryptocommunistes, un autre héritage.

 

 

Enfant chéri de la Mitterrandie

Bernard Tapie, entrepreneur, porte dès les années 1980 l’idéal de substitution de la gauche française à ce qui fut son rêve éveillé de transition au socialisme. Tapie, c’est l’entreprise, l’argent décomplexé… Oui, Tapie fut auprès de la France le dealer insistant d’une drogue politique dure, le mitterrandisme post-1983. Tapie fut vécu comme la réplique cisalpine d’un autre enfant chéri du socialisme d’Europe de l’Ouest: Silvio Berlusconi. Amanda Lear et la 5 en moins…

Enfant chéri de la Mitterrandie, il lance les listes «Énergie Sud» en 1992 à l’occasion des élections régionales. Jean-Louis Bianco et Élisabeth Guigou, vigilants anges gardiens élyséens, sont là pour veiller au bon déroulement des opérations. Sur ces listes de gauche, on trouve Daniel Hechter, créateur de mode et chef d'entreprise, Mylène Demongeot, actrice héroïne de la série des Fantômas, ou encore le chanteur Enrico Macias.

Tapie joue sur tous les tableaux et se joue de tous, misant sur la CGT, passant outre la défiance de Guy Hermier, ponte du PCF des Bouches-du-Rhône. En chemin, Tapie trouve un appareil politique de taille modeste –le Mouvement des radicaux de gauche– dont il prend la tête et fait son bras armé dans l’arène politique. Sa présidence de l’OM constitue depuis plusieurs années une success story, il conserve sa circonscription en 1993 et intègre le Parlement européen en 1994. Rien ne résiste à Tapie.

La France et l’imaginaire des années 1980

Dès ces années-là, Tapie clame: «Je ne répugne pas à devenir le leader des exclus». Tapie construit son peuple, un peuple aux antipodes des «salauds» qui votent FN. Il trace une frontière politique entre eux et les siens et prend l’ascendant sur un PS qui, devenu parti du président, c’est-à-dire tout sauf un parti «socialiste», est totalement démuni pour délivrer une vision du monde et une direction à la France qui a plébiscité le dessein mitterrandien de la «Lettre à tous les Français».

Homme d’affaires, homme de football, homme politique, homme «de gauche», Tapie redessine l’univers des évidences partagées par les Français et les Françaises. Un quart de siècle plus tard, l’emblématique zélateur de la conversion de la gauche à l’argent se retrouve donc du côté des ronds-points. Étrange, de prime abord. Pour mieux comprendre cette apparente embardée, il faut resituer le destin idéologique de Bernard Tapie dans son contexte et, ainsi, resituer les «gilets jaunes» dans l’histoire de la Ve République. Et si les «gilets jaunes» étaient aussi, en plus de la dégradation de leur situation matérielle consécutive à la crise de 2008, des enfants abandonnés du mitterrandisme, de ses rêves, de sa doxa, de ses promesses… bref, de son imaginaire ou de son inconscient social?

L'homme d'affaires Bernard Tapie pose sur le plateau de l'émission «Le jeu de la vérité», dont il est l'invité, au studio de la Maison de la radio, à Paris, le 15 mars 1985. | Joël Robine / AFP

Nous sommes, dans ce drôle de pays qu’est la France, prisonniers à la fois des promesses de la France de 1965 et, plus encore, de l’imaginaire des années 1980-90. «Vive la crise!», le bicentenaire, le règne clinquant de François Mitterrand et… Maastricht. Maastricht qui promettait de faire à l’échelle européenne ce que l’on n’était plus capable de faire en France. Or Maastricht est une fausse couche historique, dont les promesses n’ont pas été, aux yeux d’un important nombre de citoyennes et de citoyens, exaucées.

Les «gilets jaunes» ressemblent à ces salles transportées par Bernard Tapie en 1992-1994, adhérant à son récit européen, libéral, «de gauche», pointé à l’époque comme «populiste de gauche» (!). En effet, à l’époque, Mélenchon traite «Nanard» de «populiste» et Chevènement en fait un «démagogue», mais Tapie rassemble 12% des voix en juin 1994 aux européennes. Depuis, évidemment, le peuple tapiste a probablement déchanté.

L’inconscient social et la colère

L’inconscient social français a été profondément imprégné de l’imaginaire des années 1980 et 1990. 2008 a déstabilisé la matrice idéologique forgée à cette période. Les évidences des années Mitterrand n’en sont plus. S’ajoutant aux conséquences matérielles de la crise sur les Français et Françaises d’une «classe moyenne» incarnant jadis la promesse –giscardienne cette fois– du rassemblement de «deux Français sur trois», une profonde désillusion s’est emparée de nombreux groupes sociaux.

S’il est évident que l’impact matériel de la crise a joué un rôle déterminant dans des mouvements sociaux comme Nuit Debout (les «intellos précaires») ou celui des «gilets jaunes», la désillusion face à l’effondrement des promesses de l’imagaire des années giscardo-mitterrandiennes a probablement le plus favorisé une nette rupture entre le peuple des ronds-points et les élites au pouvoir.

Une vision du monde, dominante, imprégnant le sens commun, ne tombe pas du ciel. Elle est liée aux mutations des structures du pays et évidemment produite par la classe investie d’une fonction dirigeante. Désindustrialisation, complexité croissante de la société rendant le monde du travail lui aussi plus difficile à saisir, libération des marchés financiers, «intégration négative» au niveau communautaire européen... Tout cela a évidemment contribué à faire muter l’idéologie dominante et à imprégner durablement l’inconscient de la société française.

Les «gilets jaunes» considèrent que les incitations d’Yves Montand dans «Vive la crise!», autant que les chansons de Jean-Jacques Goldman faisant l’apologie de la prise en main de son destin par l’individu, n’ont pas tenu leurs promesses. Comme le soulignait la comédienne Corinne Masiero, une fraction importante des Français et Françaises a pris conscience –ou développé la conviction– que l’individu n’est pas seul responsable des difficultés matérielles qui sont les siennes.

Bernard Tapie a épousé tous les pouvoirs des années 1980. Ministre de François Mitterrand, il est un monument des deux septennats au même titre que la pyramide du Louvre, les soirées des Bains Douches ou le journal de 13 heures d’Yves Mourousi et Marie-Laure Augry. Épousant, à l’instar de l’ancien compagnon de route du PCF Yves Montand, la nouvelle doxa libérale importée du monde anglo-saxon et adaptée à la sauce française, il se fait le promoteur d’une vision du monde en rupture tant avec le train-train gaullo-pompidolien qu’avec le rêve éveillé de l’Union de la Gauche et de la transition au socialisme.

Bernard Tapie a sans doute, dans l’affaire des «gilets jaunes», sa sincérité. Sa volte-face est intéressante en ce qu’elle révèle le lien fondamental qui existe entre les «gilets jaunes» et l’inconscient social hérité des années 1980-90, dont il fut un méticuleux artisan. Dans l’euphorie des «années fric» comme dans la désolation des années 2010, Bernard Tapie aura su communier avec ces groupes sociaux par le partage avec eux de cet inconscient.

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