Société

Des défis débiles aux défis utiles

Un challenge est peut-être un bon moteur mais c’est quand même dégoulinant d’enthousiasme, d’optimisme, de bonne humeur et presque de «culture d’entreprise».

Avant, on prenait une bonne résolution simplement parce qu’on jugeait que c’était la bonne chose à faire. Maintenant, on se teste. | Mikito Tateisi via <a href="https://unsplash.com/photos/bJhT_8nbUA0">Unsplash</a> <a href="https://unsplash.com/license">License by</a>
Avant, on prenait une bonne résolution simplement parce qu’on jugeait que c’était la bonne chose à faire. Maintenant, on se teste. | Mikito Tateisi via Unsplash License by

Temps de lecture: 5 minutes

Cette histoire a sans doute commencé subrepticement et puis elle s’est propagée telle une plaie des temps modernes. Cette histoire, c’est celle des défis.

La décennie précédente, il y avait les défis à la con. Aux États-Unis, c’était «Jackass». En France, Michaël Youn, Vincent Desagnat et Benjamin Morgaine avaient pris la relève dans le «Morning Live». Leur film Les 11 commandements n’était qu’une suite de défis à la con, comme jouer au beach-volley après avoir avalé du viagra ou faire du roller après avoir pris des somnifères. Le défi était alors un truc stupide qu’on faisait par amour de la stupidité. Plus un challenge était con, plus il était beau.

Et puis, YouTube est arrivé. Si en 2014, le Ice Bucket Challenge (qui consistait à se filmer en train de se verser un seau d’eau glacée sur la gueule) servait un but humanitaire (collecter des fonds pour la recherche contre la maladie de Charcot), chaque été depuis a vu apparaître son lot de défis débiles. En 2018, c’était le In My Feelings challenge, soit se filmer en train de danser en descendant de voiture. J’avais moi-même exprimé ma stupéfaction devant le Tide Pods Challenge (consistant à avaler des capsules de lessive, rappelez-vous).

Bref, ces défis étaient débiles, débilitants, voire mortifères, et le fait de personnes dont la date de naissance était clairement postérieure au 11 septembre 2001. Mais voilà, certains se sont dits que la notion de défi était dans l’air du temps et qu’il fallait l’exploiter, pour toutes les causes. Absolument toutes.

Défis en pagaille 

D’abord l’écologie. En novembre, il y a eu un défi par jour avec des YouTubeurs et YouTubeuses. Cette semaine, Juliette Binoche et Isabelle Adjani nous lancent le défi du lundi vert, pas de viande ni de poisson le lundi pendant un an. Il y a aussi le défi du zéro déchet dans certaines communes.

Les défis sanitaires. En premier lieu, le défi du mois sans tabac (cette année j’ai adoré écouter Sonia Devillers raconter comment elle en bavait des rondelles à chapeau). Il y a également le défi du mois de janvier sans alcool. Il y a le défi vingt-et-un jours sans sucre. Les applis de sport ont flairé le bon filon, elles ont toutes des programmes de défis personnalisés. Sonia Tlev propose déjà depuis un moment des «Top Body Challenge».

Même à Slate, Jean-Marc Proust s’est retrouvé avec une queue de cheval (sur la tête) (pardon) après avoir lancé à sa fille le défi d’avoir mention très bien au bac.

Sur Fortnite, il y a des défis chaque semaine. Même le film de Netflix Bird Box en a entraînés (faire des trucs de la vie quotidienne les yeux bandés). Mark Zuckerberg se lance un défi personnel par an. (L'année dernière, c’était de réparer Facebook. Je préférais quand il avait décidé de parler avec une personne différente chaque jour ou de ne manger que ce qu’il avait lui-même tué.) Shonda Rhimes avait lancé l’année du oui. Son défi était de dire oui à tout ce qu’on lui proposait pendant un an (et son livre sur le sujet est passionnant).

Et je ne vous parle même pas de la France qui a tellement de défis à relever, de l’Europe qui est en elle-même un défi, de la compétitivité qui est un défi que nous devons relever tous et toutes ensemble. Le défi de la pauvreté. L’objectif «zéro SDF» (quelle horreur cette formule).

La vie n’est pas obligée d’être un défi permanent

Instinctivement, et parce que je suis un bon produit de mon environnement, le défi, ça me plait. Ça me fait même frétiller (enfin… surtout de suivre les autres gens qui se lancent un défi; je suis une voyeuriste du challenge). Mais ça veut quand même bien dire un truc, cet appétit de défis partout, tout le temps. Au XVIIe siècle, les gens faisaient un pari bien précis, ils pariaient sur l’existence ou pas de Dieu. De nos jours, les défis sont omniprésents, ils ont même remplacé les bonnes résolutions, rangées dans le placard des ringardises.

Désormais, il faut se challenger soi-même. Avant, on prenait une bonne résolution simplement parce qu’on jugeait que c’était la bonne chose à faire. Maintenant, on se teste. On se met à l’épreuve. Et encore… Avant, dans l’idée de défi, il y avait le postulat qu’on défiait quelqu’un qu’on jugeait incapable de faire quelque chose. Mais à l’ère du développement personnel, l’idée est plutôt «je te défie de faire ça parce que je crois en toi et je sais que tu vas y arriver».

On en arrive à des formules absurdes comme le «lundi vert» qui est accompagné d’un «cap ou pas cap?» de ne pas manger de viande un jour par semaine. C’est presque de la psychologie inversée. Il est tellement évident que nous en sommes tous et toutes capables que par conséquent, on se demande pourquoi on ne le fait pas. D’ailleurs, je vais le faire. Franchement, on peut se moquer de la start-up nation, mais est-ce qu’il existe un truc plus start-up nation que le défi? Que le fait de se challenger? De challenger sa consommation de nicotine, d’alcool, de viande, d’écran?

Et sachez que quand on se lance un défi, il y a toujours une appli pour ça, parce que plus un défi est quantifiable (au moins en quantité de temps), meilleur il est. C’est le culte de la performance vertueuse. Et je ne m'y connais pas très bien en vertu, mais je n'ai pas l'impression que vertu et performance aillent vraiment ensemble.

Il y a une cape de super-héros parce que «cap ou pas cap»... Ce qui me fait penser qu'on pourrait aussi réfléchir à la figure de super-héros du quotidien. | Capture d'écran via lundi-vert.fr

J’ai l’air de râler mais non. Après tout, si ça marche, très bien. Je remarque seulement qu’on peut aussi simplement faire des choix politiques. On peut décider de modifier son mode de vie sans avoir l'impression de participer à un casual friday en entreprise. Et puis, la vie n’est pas obligée d’être un défi permanent. Je trouve que celui de se lever le matin est déjà largement suffisant. Là, par exemple, j’ai décidé d’arrêter de consommer du foie gras. Je ne me suis pas dit «hey moi-même, je me lance le défi de ne plus bouffer de foie gras!».

Est-ce qu’il y a forcément besoin d’enrober ça d’un emballage sympa, ludique et dépolitisé? Parce que sinon, je veux bien lancer le défi du zéro sexisme. Hey, pendant une semaine, je vous mets au défi de ne pas avoir de remarque ni de comportement sexiste, alors, cap ou pas cap? Ou alors je pourrais me lancer le défi de la chaussette sale: pendant un an, le mardi, je ne toucherai pas une chaussette sale et je ne ferai aucune tâche ménagère. À ce stade, n’importe quel choix peut être transformé en défi.

C’est peut-être un bon moteur mais c’est quand même dégoulinant d’enthousiasme, d’optimisme, de bonne humeur et presque de «culture d’entreprise». Et puis, ça a surtout un gros inconvénient: on ne peut pas faire le défi «change le modèle économique de la société».

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 
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