Culture

Le 31 décembre 1993, le monde découvrait l'un des films les plus drôles de l'histoire

Ovni mi-télévisuel, mi-cinématographique, la «Classe américaine» est devenue un succès intemporel grâce à quelques adeptes de détournements, de mashups et de la connerie absurde en général.

George Abitbol, assurément l'homme le plus classe du monde | Capture écran via YouTube
George Abitbol, assurément l'homme le plus classe du monde | Capture écran via YouTube

Temps de lecture: 8 minutes

«Attention, ce flim n’est pas un flim sur le cyclimse. Merci de votre compréhension.» Voilà les premières phrases de La Classe américaine, film sorti il y a vingt-cinq ans, le 31 décembre 1993. Vingt-cinq ans que cette anomalie cinématographique revient dans les conversations de cinéphiles adeptes de vannes à la noix, qui se marrent dès qu’ils entendent parler de «ouiches lorraines», «d’animaux préhistoriques partouzeurs de droite» ou de «Péter et Stéven».

La Classe américaine, c’est donc un «flim» d’une heure et vingt minutes, composé d’extraits de classiques du cinéma américain, avec John Wayne, Robert Redford et Dustin Hoffmann, Franck Sinatra ou Paul Newman. L’histoire commence par la mort de George Abitbol, «l’homme le plus classe du monde», qui a pour derniers mots: «Monde de merde.» Trois journalistes enquêtent alors sur lui et sur la signification de ses ultimes paroles.

Inédit, mais rien d’exceptionnel jusque-là. Sauf que le long-métrage est doublé par les voix françaises des acteurs, qui leur font dire n’importe quoi –d’où le titre complet du film, Le grand détournement: La Classe américaine.

Au bout de quelques minutes, on aperçoit par exemple Orson Welles pester contre ce film qui plagie son Citizen Kane. «J’appelle ça du vol et du plagiat. J’aime pas trop les voleurs et les fils de putes», lui fait dire son doubleur. On se marre devant Charles Bronson grimé en chef indien, qui accueille Henry Fonda et lui annonce qu’ils vont manger «des chips!». Et on s'extasie devant la joute verbale sur la classe entre John Wayne –le fameux George Abitbol– et Burt Lancaster, qui se conclut par le mythique: «Le train de tes injures roule sur les rails de mon indifférence… Je préfère partir plutôt qu’entendre ça, plutôt que d’être sourd!»

Hommage au cinéma américain

L’histoire de cet Ovni télévisuel commence en 1992. Michel Hazanavicius, futur réalisateur d’OSS 117 ou de The Artist, bosse chez Canal+ pour «Les Nuls, l’émission», aux côtés d’Alain Chabat. Un producteur, Robert Nador, propose au second de concevoir un court-métrage de détournement d’images. Chabat décline poliment et oriente Nador vers Hazanavicius. Le producteur le met en relation avec un autre réalisateur, Dominique Mézerette.

Le tandem boucle un premier court-métrage intitulé Derrick contre Superman, puis un deuxième avec des dessins animés, Ça détourne. Le succès comique en appelle un troisième. «Nador vient nous voir pour qu’on fasse un long-métrage, raconte Michel Hazanavicius dans le SoFilm N°61. On refuse, parce qu’on a peur d’être enfermés là-dedans, mais il nous dit: “On en fait un film et on le sort en salles.”» Le duo se laisse tenter par la promesse du grand écran.

Canal+ souhaite alors rendre un hommage au cinéma américain. Hazanavicius et Mézerette avaient travaillé pour Ça détourne avec la Warner et un certain Michel Lecourt, «un mec hyper sympa qui fumait la pipe et se marrait tout le temps, se souvient le réalisateur. Puisqu’on est en 1993 et que le monde n’est pas encore régi par les avocats, il obtient un papier des bureaux de la Warner à Los Angeles, qui nous autorise à utiliser leur catalogue dans le cadre d’une émission qui célèbre le centenaire du cinéma, avec comme seuls interdits Kubrick et Eastwood. C’est un peu faiblard comme autorisation: ils ne savent pas qu’il y a du doublage, ils ne savent pas que l'on remonte...».

Fidèles à leur culture du détournement, inspirée notamment de Guy Debord, Mézerette et Hazanavicius scrutent les banques d’images des films de la Warner, «qui ressemblait à un catalogue de démo de moquettes, sur lequel il y avait un listing. Il fallait appeler quelqu’un, lui laisser un message pour lui dire: “Je voudrais la cassette numéro machin”, indique le réalisateur de The Artist, toujours dans SoFilm. Et puis à un moment, chez moi, on a mis tout ce qu’on avait sur des petits papiers, par terre, et on a commencé à les organiser en petits paquets, selon la trame de Citizen Kane: un mec meurt et des journalistes enquêtent sur sa vie pour le comprendre, avec des flashbacks. Si tu prends le scénario écrit, c’est le pire film du monde».

Cohérent et rigoureux

Les doubleurs et doubleuses acceptent pourtant de bon cœur de participer au projet. Une dizaine se partagent les rôles et les scènes, empruntées à quarante-neuf films de la Warner. Jean-Claude Montalban en joue cinq, et notamment Dustin Hoffman, le fameux «Péter». «Les comédiens étaient très surpris en lisant leurs textes, et vite morts de rire, parce que c’était surréaliste. Mais on leur demandait d’être sincères, de jouer par rapport à ce qu’ils voyaient à l’image, parce que les réalisateurs ne voulaient pas que l'on joue le texte avec distance, au contraire! Il fallait le jouer au premier degré pour que ce soit drôle», indique l’acteur à SoFilm.

Quelques personnes dépannent de façon fortuite, comme Christine Delaroche, qui prête sa voix à Yvonne de Carlo, Lana Turner ou Lauren Bacall. «Je me suis retrouvée à faire les voix féminines pour dépanner des copains, et parce que j'étais dans le studio à côté, écrit-elle à Slate. Je ne savais rien du film, et je n'imaginais pas une seconde qu'il deviendrait culte.» Serge Hazanavicius, frère de, se rappelle plus ou moins avoir fait «une voix dans une radio… C’était il y a vingt-cinq ans! Je ne me rappelle plus. C’était pour être ensemble, surtout».

Le film est cohérent et «rigoureux sur tous les plans, le fond et la forme, affirme Alain Chabat, toujours à SoFilm. Les “lip syncs” sont nickels, ils utilisent les voix originales sans leur demander de surjouer et les vannes sont atomiques. Pour moi, c’est parfait de A à Z».

De l’hommage au cinéma, on est pourtant passé à «un truc de sagouin», assume Michel Hazanavicius par la suite. À l’époque, Robert Nador vient annoncer à «Domez» et lui que le flim ne peut sortir en salle pour une question de droits, qu’il n’aura qu’une projection presse et une diffusion sur Canal+.

Mais malgré cette sortie confidentielle, La Classe américaine marque. Les personnes qui ont enregistré le film en font des copies et les écoulent à leurs proches, tout comme celles qui gèrent les archives de Canal+. Doucement, le film se propage. «Il y avait un côté sous le manteau très amusant, comme ce n’était pas encore sur internet, se souvient Serge Hazanavicius. Surtout après, une fois le truc passé. Je faisais des tournées de théâtre et de films, et les gens venaient me voir à la sortie du spectacle et me demandaient: “Tu peux pas nous avoir une cassette?”. Les gens essayaient de faire des copies, c’était un vrai truc de dealer!».

Loyauté impérissable

Depuis, beaucoup sont capables de sortir l'intégralité des répliques par cœur. Un tweet de la comédienne et autrice Céline Tran sur son envie de «remater La Classe américaine»? Quatre-vingt six réponses, qui reprennent toutes des tirades de George Abitbol & Co.

À un twittos qui demande quelle est la meilleure comédie de tous les temps, l’artiste PV Nova répond tout de go: «La Classe américaine».

L’ancien dirigeant du Front National Florian Philippot a même tenté de placer subtilement une référence au film dans l'une de ses vidéos YouTube.

Une fan a également imprimé le script du film, qu'elle ouvre en cas de coup de mou.

Deux autres aficionados, Siméon Starck et Loïc Untereiner, ont été jusqu’à réaliser un script stylisé pour l'anniversaire des vingt-cinq ans du film. «Je ne suis pas un fan de la première heure, car j’avais trois ans quand le film est sorti, raconte Siméon Starck, calé dans un café parisien. Je l’ai découvert par mon grand frère. Il m’a ramené un DivX en rentrant du lycée et m’a dit: “Regarde ça, ça va te faire marrer.”»

Cadeau d'anniversaire

Un matin d'avril 2018, Siméon Starck a revu La Classe américaine pour la centième fois. Après s’être inévitablement bidonné, il a regardé la page Wikipédia du film et a constaté qu'il allait bientôt fêter ses vingt-cinq ans.

«Je m’étais déjà dit qu’il faudrait faire un truc qui sorte un peu de tout ce que l'on voit habituellement, les t-shirts ou les goodies. Il y a deux ans, j’avais déjà eu l’idée de faire un bouquin à partir du script. Et là, je me suis dis: “Je me lance et on verra bien.”» 

Le jeune fan en parle autour de lui pour tester l’idée, et s’accorde rapidement sur un projet de livre avec Loïc Untereiner, graphiste à Montréal. «Comme c’est un film qui est par nature et par son histoire immatériel, seulement présent sur internet, je voulais faire un objet sur lequel on a tout le film.»

Pour coller le plus à l’esprit instillé par Hazanavicius et Mézerette, les deux compères truffent l’ouvrage de références. «La personne qui affirme avoir capté toutes les références de La Classe américaine en une fois ment. Moi-même j’en ai découvert certaines en bossant dessus. Et c’était ça l’idée: mettre plein de références dans la mise en page, que tu ne captes pas forcément à la première lecture et qui t’amènent à relire ou regarder le film pour comprendre.»

Le duo a tout de même souhaité envoyer un ouvrage à Michel Hazanavicius, pour obtenir sa bénédiction. «S’il disait non, on coupait court et on faisait un micro-tirage pour nous et nos potes, parce que ça a été du boulot, quand même. Et s’il disait oui, on faisait une petite campagne de diffusion à travers un KissKissBankBank», explique Siméon en buvant son café.

Loïc Untereiner et lui arrivent à contacter le réalisateur via «un pote de pote de pote», qui leur enjoint d’envoyer l’ouvrage. «J’ai fait une lettre où je me suis arraché les cheveux pour savoir comment j’allais expliquer le projet. On voulait lui montrer que c’était une initiative pour l’anniversaire, un truc de fans et pas pour se faire plein de fric.» 

Finalement, la lettre et l’ouvrage parviennent jusqu’à Hazanavicius. «Il a pris le bouquin et n’a pas lu la lettre!, s’exclame Siméon, citant le fameux pote de pote de pote. Il a feuilleté et il a apparemment dit: “Ils se sont bien fait chier!”»

L’approbation du maître acquise, les deux lancent le crowdfunding. La barre est mise à 1.500 euros; elle finit à 13.470 euros. «Je savais qu’il y avait une base de fans, mais je ne m’attendais pas à ce que ça aille aussi vite. J’ai lancé le crowdfunding sans communiquer dessus, on attendait que nos amis donnent un peu pour ne pas le lancer à zéro euro, et des gens que l'on ne connaissait pas ont commencé à donner. En une journée, on avait atteint les 1.500 euros», détaille Siméon.

Clins d'œil transgénérationnels

Ainsi va La Classe américaine, qui continue de vivre via une niche de fans et est devenue culte en grande partie grâce à elle.

Aujourd’hui, le film est disponible en HD sur YouTube, notamment grâce à l’action de Sam Hocevar. Ce développeur informatique est l’auteur du site-référence sur La Classe américaine et a passé cinq ans à restaurer le film, en se procurant toutes les images des films détournés en HD.

Pour mener à bien sa mission, Sam Hocevar a acheté «plus de 100 DVD». «J'étais frustré d'avoir un support si pourri quand je voulais faire découvrir une œuvre aussi intéressante à des amis, a-t-il déclaré dans une interview. Mais j'avoue qu'au début, je ne voyais pas trop ce qu'il y aurait de difficile. Je pensais que ce serait l'affaire de quelques week-ends. Quel con!» 

Le principal problème a été de repérer tous les longs-métrages utilisés. Le fan a même contacté les réalisateurs pour un plan d’horloge dont il ne retrouvait pas la source. «Nous, ça faisait quinze ans qu’on avait fait le truc, c’est vous dire si on s’en souvenait…», avait déclaré Hazanavicius à l’Obs.

«Ce qui est assez marrant, c’est que ça touche toutes les générations, note Serge, qui s’est repassé le film il y a trois ou quatre ans. Parfois, ce sont des gens qui font une vanne comme ça à la cantine, parce qu’il y a une quiche lorraine. Mais c’est très clin d’œil pour ceux qui ont ça en commun; c’est un club privé. Tu ne sais pas pourquoi, des films continuent à vivre –et celui-là notamment. En plus, le truc n’a pas fait un carton avec plein d’argent. C’est noble et pur. Il y a rien à redire, en somme.»

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