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Une des spécificités les plus notables du mouvement des «gilets jaunes» est le rôle et l’influence des différents systèmes de communication d’aujourd’hui, chaînes d’information et réseaux sociaux. Leur responsabilité majeure dans le déroulement de la crise mérite une sérieuse réflexion sur le devenir de notre démocratie et devrait nourrir le débat sur la mise en place de nouvelles formes de régulation adaptées à de nouvelles manières de communiquer.
L’apparition depuis une quinzaine d’années de chaînes d’information continue a bouleversé le paysage médiatique de manière irréversible. Au surplus, la France présente la particularité d’être le pays développé qui dispose du plus grand nombre de ces chaînes, quatre au total contre deux au Royaume Uni et trois aux États-Unis. De ce fait, la concurrence est particulièrement sévère et on a reproché aux journalistes, notamment ceux de BFM TV, de chercher à tout prix à augmenter l’audience en relayant sans le moindre recul les propos les plus outranciers de porte-paroles auto-proclamés des «gilets jaunes». Le résultat a été spectaculaire. En novembre, l’audience de BFM a fortement progressé, se rapprochant de celle de France 3 et se détachant plus nettement de celle de ses concurrentes.
Toutefois, cette dérive préoccupante de l’information instantanée, diffusant sans aucune précaution des images de protestataires déchaînés et de scènes de pillage, ne s’est pas traduite par une égale progression de la crédibilité de ces chaînes. Les Français et Françaises les ont beaucoup regardées mais elles n’ont pas conquis l’approbation de la population disparate des «gilets jaunes». De nombreux journalistes ont été injuriés voire parfois molestés, accusés d’être au service des patrons et de mystérieuses puissances occultes à la solde des plus riches.
Réseaux sociaux vs médias traditionnels
Le mouvement a surtout marqué la consécration du rôle des réseaux sociaux comme instruments majeurs de mobilisation et véhicules efficaces de désinformation. Dans une enquête approfondie sur ce point, le journaliste spécialiste du numérique Frédéric Filloux souligne que les «gilets jaunes» ont démarré début novembre grâce à 1.500 pages sur Facebook, fixant des rendez-vous dans la France entière. Certains personnages comme Maxime Nicolle ou Éric Drouet sont devenus des vedettes de la plateforme avec plus de 20.0000 followers chacun(1).
De même, des groupes «Colère» ont commencé à apparaître sur Facebook dès le début de 2018. Avec la naissance du mouvement des «gilets jaunes», ils se sont développés en se déclinant par département, comme Colère 24 ou Colère 87, s’étendant aussi à l’ensemble du pays et rassemblant des centaines de milliers d’internautes.
Comme l’indique Filloux, cet essaimage a été puissamment aidé par le changement d’algorithme décidé en début d’année par Mark Zuckerberg. Ce changement a pour objet de donner la priorité aux informations locales et à celles qui émanent de groupes d’internautes. En contrepartie, les pages produites par les médias traditionnels sont reléguées au second plan. Cette mutation a causé un préjudice sérieux aux journaux qui avaient cru, naïvement, que Facebook continuerait à les aider à reconquérir leur public et ont assisté à la chute de leur audience numérique.
Elle a, en revanche, favorisé une multitude d’initiatives dont le souci principal n’était pas la qualité de l’information mais la volonté de rassembler le plus grand nombre possible d’internautes mais aussi d’intervenants dans les centaines de lieux de manifestations. Le mouvement des «gilets jaunes» a joué à fond cette carte en s’appuyant sur la conviction de la plupart des manifestants qui jugent qu’une vidéo d’un groupe local ou les déclarations d’un orateur improvisé enregistrée par son smartphone sont beaucoup plus crédibles que les reportages des télévisions publiques et privées.
Gilets jaunes : ces "fake news" largement partagées sur le Net, par @julienmielcarek pic.twitter.com/xSb1vk4Rv5
— BFMTV (@BFMTV) 30 novembre 2018
Cette ubiquité de Facebook ne peut être sous-estimée. Elle bénéficie du soutien de 67% des internautes français soit vingt-neuf millions d’individus –beaucoup plus donc que l’audience des chaînes d’information–, et a d’autant moins contribué à la fiabilité de l’information qu’elle s’est accompagnée d’une circulation intense de fausses nouvelles accompagnées de photos truquées ou empruntées à des événements anciens.
Intox et complotisme
Il serait fastidieux d’énumérer ces fake news. La plupart émanent d’initiatives d’individus qui, en d’autres temps, auraient propagé par courrier ou par téléphone ces rumeurs. Toutefois on a aussi la certitude de l’intervention d’acteurs extérieurs. C’est le cas de la campagne contre le pacte de Marrakech sur les migrations. Cette déclaration non contraignante patronnée par l’ONU et qu’une centaine de pays ont signée dans la ville marocaine a simplement pour objet d’inciter les États à respecter certaines dispositions humanitaires et légales en matière de traitement des migrants sans qu’aucune de ces dispositions aient un caractère obligatoire pour aucun des pays concernés.
Non, la France ne va pas abandonner sa souveraineté migratoire en signant le pacte des Nations unies
— Agence France-Presse (@afpfr) 5 décembre 2018
➡️ https://t.co/Aa3gg11WFO par @clairegallen & @ACEFSami #AFP pic.twitter.com/MnMUxIQD6K
Pourtant, des officines liées à l’extrême droite américaine et à son porte-parole Steve Bannon ont fait circuler sur Facebook des informations alarmistes annonçant que la signature du pacte déclencherait l’arrivée en France de millions d’Africains, information reprise par d’innombrables pages de «gilets jaunes». De même, les sites russes d’information en langue française, Sputnik, et RT, ont multiplié les fausses nouvelles dramatisant une situation déjà périlleuse pour la société française.
D’après Bloomberg News et le Times, il y aurait 600 comptes Twitter reprenant le hashtag @giletsjaunes, qui seraient alimentés par des organismes russes et insistaient notamment sur une soi-disant révolte de la police française contre le président de la République. Dans tous les cas, il apparaît que Facebook, sa filiale WhatsApp et YouTube, devenus des organes majeurs de circulation de l’information, fonctionnent sans véritable contrôle ni prise sérieuse de responsabilité de leurs dirigeants et bénéficient d’une audience considérable et fidèle.
Cet état des choses est largement débattu des deux côtés de l’Atlantique à la suite des abus constatés lors de la campagne du Brexit et des présidentielles américaines. En France, la crise des «gilets jaunes» le remet au centre de l’actualité. Toutefois, les auditions des responsables des réseaux sociaux par le Congrès américain, la Chambre des Communes britannique et le Parlement européen ont montré que ces dirigeants étaient prêts à multiplier les excuses et les promesses de changement mais que les changements réels tardaient à se manifester.
Un cadre législatif pour les réseaux sociaux?
Il apparaît clairement que des remèdes efficaces doivent être mis au point pour éviter une désintégration complète des modes d’information des citoyens et citoyennes dans la mesure où les nouvelles circulent sans contrôle sur les plateformes et se substituent aux circuits bien réglés des médias traditionnels au sein desquels les rédactions travaillent dans un cadre juridique fixé depuis un siècle et demi par la loi et la jurisprudence. Il serait souhaitable de ne pas se limiter aux engagements d’autocensure des plateformes et mettre au point des formules qui obligent leurs dirigeants à assumer leurs responsabilités.
Une solution de plus en plus évoquée en France consisterait à attribuer aux présidents des filiales françaises de Facebook, Twitter, Google et YouTube, un statut comparable à celui de directeur de la publication dans un organe de presse. Ils seraient donc légalement responsables des contenus diffusés par ces plateformes et pourraient faire l’objet de poursuites devant les tribunaux ce qui présenterait l’avantage de fixer une jurisprudence s’inspirant du droit de la presse. Une telle réforme viendrait utilement compléter le régime de protection des données, RGPD, instauré par l’Europe et pourrait servir de modèle pour l’établissement d’une nouvelle réglementation à l’échelle de l’Europe.
1 — Frédéric Filloux, Mondaynote, 5 décembre 2018.
Droit de réponse à la demande de RT France.
«L'article “Les «gilets jaunes» révèlent aussi une crise majeur” reproche à RT FRANCE d'avoir «multiplié les fausses nouvelles dramatisant une situation déjà périlleuse pour la société française»,
RT FRANCE réfute fermement ces imputations qui atteignent sa probité et celles de ses journalistes, tous titulaires d'une carte de presse française.
RT FRANCE relève par ailleurs qu'aucun exemple ne vient étayer une telle accusation. L'article se contente en effet de renvoyer les lecteurs de SLATE à un article en ligne du magazine L'EXPRESS («Soupçons après l'intervention d'un gilet jaune sur Russia Today») consacré à un témoignage sur le rôle de certains policiers dans les incidents survenus dans le cadre de la manifestation du 1er décembre 2018 qui a immédiatement été démenti en direct sur le plateau de notre chaîne par M. Le Bars, secrétaire général du Syndicat des Commissaires de la Police Nationale.
Enfin, le fait que notre chaîne couvre le mouvement des «gilets jaunes» au plus près du terrain n'a pas pour finalité de «dramatiser» la crise sociale actuelle mais seulement de traiter l'actualité de manière la plus objective et pluraliste possible.»,
RT France rappelle enfin qu'elle a conclu une convention avec le CSA et qu'elle a toutes les autorisations d'émettre en France.