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La Hongrie semble bien décidée à enfin tenir tête à Viktor Orbán

Le mouvement contre la nouvelle loi travail «esclavagiste» et la mise en place de tribunaux administratifs soumis à l’État évolue en vaste contestation du système Fidesz.

Manifestation devant le siège de la télévision publique hongroise, le 16 décembre 2018 à Budapest | Peter Kohalmi / AFP
Manifestation devant le siège de la télévision publique hongroise, le 16 décembre 2018 à Budapest | Peter Kohalmi / AFP

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Après la réélection triomphale de Viktor Orbán pour un troisième mandat consécutif en avril 2018, la Hongrie semblait définitivement acquise à la cause du leader «illibéral» ferraillant vaillament contre Bruxelles, l'immigration et tout ce qui touche de près ou de loin au milliardaire honni George Soros.

Comme en 2014, l’opposition morcelée et dévitalisée s’était tiré une balle dans le pied en s’écharpant, au lieu de construire une stratégie commune pour débouter le meilleur élève européen de Poutine.

Huit mois plus tard, l’homme fort de Budapest, dont la suprématie n’a jamais été écornée depuis son retour au pouvoir en 2010, affronte une colère inédite, qui dure et pourrait se prolonger après les fêtes.

Exaspération justifiée

La révolte est partie de deux lois controversées. L’une pensée pour l’industrie automobile allemande permet aux patrons d’imposer 400 heures supplémentaires à leur personnel, contre 250 auparavant. L’autre créé une juridiction spéciale chargée d’examiner les dossiers traitant de corruption, de droit d’asile et de marchés publics, le tout coordonné par le ministère de la Justice et des juges pro-pouvoir.

L’insatisfaction aurait pu s’estomper au terme d’un défilé gentillet comme de coutume, mais la population hongroise remontée depuis près d’une semaine a épuisé sa patience à force de génuflexions fatalistes devant le détricotage en règle de l’État de droit, les attaques contre la presse critique, la criminalisation des SDF ou la croisade anti-ONG.

«L’exaspération est justifiée, estime le philosophe Tamás Miklós Gaspár sur le site d’opinion Mérce. La Hongrie est le plus mauvais élève européen des libertés publiques et de l’autonomie des institutions.»

«La majorité de la population n’a pas d’accès à une information ou à une culture de qualité. Les loyers crèvent le plafond et la situation du logement est dramatique. Certaines régions rappellent le tiers-monde. Les services publics s’effondrent. L’émigration explose et la natalité décline. Les médias financés par l’État propagent des préjugés et la culture nationale dépérit. Les manifestations ne réunissent pas des foules extraordinaires, mais l’air sent la poudre», développe l’intellectuel de gauche.

Mouvement unitaire

Ces derniers jours, les gaz lacrymogènes ont effectué un retour remarqué à Budapest, douze ans après les émeutes de l’automne 2006 contre le gouvernement social-démocrate de Ferenc Gyurcsány et quatre ans après la mobilisation anti-«taxe internet» de fin octobre 2014 ayant abouti au retrait du projet de loi détesté.

Les policiers déployés en masse près du Parlement mercredi 12, jeudi 13 et vendredi 14 décembre se sont copieusement servis des sprays au poivre afin d’éloigner les personnes les plus survoltées. Même chose dimanche 16 au soir devant le siège de la télévision publique, où une partie des dix mille contestataires du centre-ville ont prolongé la grogne jusqu’au temple du pouvoir médiatique orbánisé.

Le lendemain au siège de la MTVA, une foule compacte et motivée remettait le couvert, malgré le froid glacial, face à un mur de policiers équipés de casque anti-émeutes. Le matin même, les vigiles de l'édifice exfiltraient sans ménagement deux des douze parlementaires d’opposition ayant passé la nuit sur place.

Ákos Hadházy, Bernadett Szél et leurs camarades voulaient faire lire à l’antenne un message réclamant l’abrogation de la loi travail, moins d’heures supplémentaires pour les forces de l’ordre, des tribunaux indépendants, l’adhésion de la Hongrie au parquet européen et des médias publics libres. L’opération n’a pas fonctionné, mais les cinq points ont résonné en chœur dans les rangs le lundi 17 décembre soir.

Presque au même moment, un membre de la présidence du Parti socialiste (MSZP) invité sur la chaîne d’information en continu EchoTV, propriété d’un oligarque ami de Viktor Orbán, énonce les revendications peu après les présentations d’usage, sans que l’animateur ne parvienne à l’interrompre.

La célèbre journaliste politique Olga Kalman, limogée du BFMTV local HírTV, repris en main par un proche du pouvoir quelques semaines après les élections législatives, s’est elle aussi livrée à une lecture consciencieuse du manifeste blacklisté de la télé publique via une vidéo partagée sur Facebook.

Au sixième jour de protestation en Hongrie, le ressentiment dépasse les clivages politiques et sociaux.

«Jusqu’ici, l’opposition n’était bonne qu’à s’entretuer, au lieu de retrousser ses manches contre Orbán. Aujourd’hui, les partis de gauche, les libéraux et le Jobbik réputé d’extrême droite ont enfin compris qu’il fallait s’unir, car le texte sur les heures supplémentaires concerne la majorité des Hongrois», témoigne Zsuzsa, entre deux gorgées de thé fumant distribué aux manifestants du lundi 17 décembre.

«Les étudiants et les intellectuels défilent avec les travailleurs et les retraités, et les syndicats appellent à des grèves –chose rare en Hongrie. Difficile de savoir si ce mouvement perdurera, mais cette loi travail est la goutte qui a fait déborder le vase», souligne la trentenaire budapestoise, employée d'une multinationale.

«Fenêtre de tir»

L’extension de la mobilisation aux grandes agglomérations de province comme Szeged, Debrecen, Pécs, Békéscsaba, Miskolc et Veszprém prouve que la rancœur monte au-delà de la bulle de Budapest.

Près de 600.000 personnes ont déserté la Hongrie pour mieux gagner leur croûte, et l’exode continue. Certaines grandes firmes basées en région compensent le manque criant de bras avec des travailleurs ukrainiens ou roumains trop heureux d’empocher 600 euros –le double voire le triple des SMICS locaux. L’usine Mercedes de Kecskemét augmente les salaires de base de 35%, donne un treizième mois après un an d’ancienneté et instaure une prime de vacances pour endiguer la fuite des ouvriers vers l’Ouest.

L’exécutif vante la «défense des familles» à travers une consultation nationale polémique insistant sur la nécessité de faire des enfants afin de corriger le déclin démographique. Mais les 400 heures supplémentaires, adoptées sous les sifflets de l’opposition et payables dans un délai hallucinant de trois ans, ressuscitent de facto le «samedi communiste» travaillé, qui éloignait les parents de leur progéniture six jours par semaine au nom de l’idéal soviétique.

Les sourires d’Orbán et de ses proches lors du vote, l’arrestation musclée de la vice-présidente du parti centriste Momentum et les coups infligés aux parlementaires occupant une loge de la télévision publique ont contribué à intensifier le courroux.

«Les protestations ouvrent une fenêtre de tir aux institutions européennes se plaignant depuis longtemps de la faible opposition politique en Hongrie, face au durcissement du régime. Cette vague soudaine de révolte peut facilement être étouffée, mais elle offre une chance au pays d’entamer une transition lui permettant de revenir vers la démocratie libérale», écrit le politologue Dániel Hegedűs.

«Le mouvement ne deviendra pas un Maïdan sauf provocations sérieuses, mais il pourrait rééquilibrer la balance du pouvoir politique et ouvrir des perspectives de renouveau démocratique. Manquer cette opportunité serait une erreur politique de l’UE», insiste le professeur à l’université Humboldt de Berlin.

Face à cette fronde danubienne quasiment sans gilets jaunes et sans précédent, le gouvernement qui ironisait récemment sur les concessions d’Emmanuel Macron diabolise les contestataires, que les médias liés au pouvoir qualifient de «traîtres», de «perturbateurs» ou de «vandales à la solde de Soros» –dont l’Université d’Europe centrale a été contrainte de transférer ses activités à Vienne.

Depuis 2010, Orbán a connu de nombreux remous qui ne l’ont pas empêché de bâtir un État-parti en Hongrie. Sa puissante base provinciale le protège de tout retournement improbable, même si le flot de mécontentement enfle. La «révolution du paprika» n’est pas pour demain, mais la Hongrie se réveille enfin.

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