Médias / Société

Le formatage des chaînes info n'a laissé aucune chance aux «gilets jaunes»

Roland Barthes et Umberto Eco devraient achever de vous convaincre que le traitement imposé par les chaînes d'information en continu au cas des «gilets jaunes» ne pouvait être que néfaste.

Sur le plateau de BFMTV, le 11 décembre 2018 | Capture écran via bfmtv.com
Sur le plateau de BFMTV, le 11 décembre 2018 | Capture écran via bfmtv.com

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Le mouvement des ««gilets jaunes»» aurait-il été tout autre chose si les chaînes d’information en continu l’avait traité différemment?

La question revient certes à se demander si l’élan aurait été si massif et durable, mais aussi et surtout si le mouvement aurait pu se donner à voir autrement, notamment comme porteur d’un discours et non uniquement d’un sentiment –en l’occurence, la colère.

L’info pointilliste

La façon dont l’actualité en général et la crise des «gilets jaunes» en particulier sont traitées par les chaînes d'information en continu est connue et fait l’objet de nombreux décorticages critiques: priorité au direct –c’est devenu un slogan déposé–, gros plans sur le pire, commentaires à chaud mais définitifs, et autres débats de «sensibilités».

Pour penser ce qui guide ces choix formels, il est assez stimulant de les comparer à une proposition d’interprétation de «l’art vocal bourgeois» formulée par Roland Barthes dans ses fameuses Mythologies.

Les décisions esthétiques que le sémiologue explicite –il parle alors d’un baryton– se fondent sur un modèle critique pouvant être adapté à toute volonté de mise en forme sentimentaliste d’une narration, qu’elle soit fictionnelle ou non. Ce que Barthes reproche au chanteur d’opéra, c’est son art «essentiellement signalétique», qui «n’a de cesse d’imposer non l’émotion, mais les signes de l’émotion».

Ce processus qui revient à «mâcher le travail et surindiquer l’intention» au détriment «de la description», cette «intimidation par le détail», Roland Barthes finit par l’appeler «pointillisme». Un pointillisme qui serait «à l’opposé du réalisme, puisque le réalisme suppose une typification, c’est-à-dire une présence de la structure, et donc de la durée».

Que fait la chaîne info la plus regardée de France, si ce n’est «surindiquer»?

Et alors que l'on est en droit d’attendre des chaînes info qu’elles fassent preuve de réalisme, force est de constater que leurs choix formels correspondent plutôt au pointillisme du baryton de Roland Barthes.

Lorsque les caméras de BFMTV restent focalisées sur les violences parisiennes alors que les «gilets jaunes» manifestent dans la France entière –la plupart du temps sans débordements–, lorsque le large bandeau rappelle en majuscules que nous sommes en train de voir des «VIOLENCES À PARIS», lorsque les commentateurs répètent en boucle, parfois des heures durant, que nous sommes en train d’assister à des violences qui s’inscrivent dans la continuité des manifestations des «gilets jaunes», que fait la chaîne info la plus regardée de France, si ce n’est «surindiquer»?

Surindiquer quoi? Si l’on continue de se référer à Barthes, le processus «d’intimidation par le détail» appuie très clairement sur le sentiment de peur –ou plus exactement, sur «les signes» de la peur: une voiture qui brûle, un commentaire catastrophé, une «édition spéciale», un débat houleux.

Dans cet amas de détails arbitrairement sélectionnés selon une logique purement concurrentielle, on notera que l’ambition –le devoir?– de réalisme a complètement été abandonné. L'accumulation de signes ne peut demeurer sans effet, puisque le sujet traité est censé s’inscrire dans un long terme dépendant de la façon dont il apparaît au yeux du grand public.

Ces effets peuvent se résumer en un mouvement paradoxal: on explique d'un côté que le mouvement des «gilets jaunes» mène à la violence, tout en démontrant de l’autre que la violence leur assurera un traitement attentif et à grande échelle, contrairement aux initiatives moins physiques. Dès lors, comment le mouvement peut-il évoluer, s’il veut médiatiquement durer? La question est évidemment rhétorique.

Confettis et trous de ver

Si les samedis ont été les points événementiels du mouvement, restent pour les chaînes d'information six jours par semaine à combler. C’est là que l'on pourrait espérer que les abus sentimentalistes du traitement de l’action pure et dure laissent place au discours, qui pour apparaître de la façon la plus «réaliste» possible suppose «une présence de [sa] structure».

Et pourtant, ce que nous voyons, c'est toujours cet amas intimidant de détails picorés çà et là pour façonner un ensemble de signes, dont la totalité forment un discours aussi mâché qu’absolument factice.

Le grand débat organisé le 6 décembre par BFMTV aura été l’apogée de ce processus de standardisation du discours que porteraient les «gilets jaunes». Passons sur le fait que les «gilets jaunes» et les autres personnalités invitées l’étaient pour des qualités d’éloquence plus propices à l’expression de sentiments qu’à la structuration d’idées –à l'image de Xavier Mathieu, ancien ouvrier devenu comédien.

Comment une idée complexe, une remise en cause non pas d’une taxe mais d’une situation systémique engendrée par un grand nombre de facteurs, peut-elle se développer au milieu de toutes les personnes présentes en plateau? Des responsables de partis aux éditorialistes, nous avons là des habitués du discours politique dans tout ce qu’il a de plus vide, des jongleurs de concepts intimidants dont l’art discursif consiste à faire passer un sentiment pour une idée.

Ou bien à passer d’une idée à l’autre, comme on saute d’un univers à l’autre par le biais de trous de ver préfabriqués et interchangeables. On glisse d’une info à une image, d’une image à un commentaire, d’un signifiant relatif à un signifié absolu.

Inutile de se soucier «de savoir si tous ces arguments sont vrais», il suffit «qu’ils soient».

Cette façon de faire semble inhérente au format des chaînes d'information en continu. On pourrait identifier son mécanisme profond comme un constant cogito interruptus, un arrêt brutal de la pensée au sein d’un développement logique qui ne s’arrête pourtant pas, qu’Umberto Eco –pour rester du côté des sémiologues– considère comme «partagé par les fous et les auteurs d’une “illogique” raisonnée».

Il est d’ailleurs amusant de constater que dans La Guerre du faux, Umberto Eco décrit la «mode» du cogito interruptus d’une façon qui rappèle le pointillisme que reproche Roland Barthes à l’art vocal bourgeois. Pour Eco, le cogito interruptus «prévoit que l’on jette symboles et symptômes par poignées, comme des confettis», ce qui revient à délaisser «d’en articuler les équations». Umberto Eco résume alors le plus simplement du monde cette violence faite à l’intelligence: inutile de se soucier «de savoir si tous ces arguments sont vrais», il suffit «qu’ils soient».

À la loupe

Les médias audiovisuels pressés –et pressants– ont ainsi limité le discours des «gilets jaunes» à un fouillis de politique primitive, à laquelle on a opposé un autre ensemble de concepts vides, mais à l’allure intellectuelle plus intimidante et qui se suffisent d’être.

Dans ce processus, le cas des «gilets jaunes» aura produit un double effet de loupe, de grossissement.

D'abord un grossissement de ce qui, dans ce mouvement, peut entrer dans les cases de ce cogito interruptus, empêchant la potentielle profondeur de la remise en cause en train d'émerger et faisant des «gilets jaunes» un amoncellement effrayant de violence forcément gratuite, puisque privée de structure.

Réduits, tous et toutes ensemble en même temps, à un grand rien, jeté dans un trou de ver menant au néant le plus total.

Mais également un grossissement boomerang contre ces mêmes chaînes info. L’effet des formats qu’elles adoptent étant ici plus explicite que jamais, il apparaît difficile de ne pas considérer la possibilité que l’entourloupe est en réalité constante –à cela près qu’elle se concentre habituellement sur des entités plus universelles, et donc plus malléables, telles que «les gens», «le peuple» ou «la population française».

Nous au grand complet, donc. Réduits, tous et toutes ensemble en même temps, à un grand rien, jeté dans un trou de ver menant au néant le plus total. Tel est le destin de toute entité potentiellement intellectuelle passant à la moulinette de l’info en continu: ne devenir qu’un tas de miettes impossible à recoller, et qui ne peut plus que se suffire d’être –ce qui, pour un être humain, revient à disparaître.

C’est d’ailleurs bien connu: en quoi la loupe transforme ce qu’elle regarde, lorsqu’elle est trop paresseuse et que le soleil passe par là? En un tas de cendre. Des confettis, la mort en plus.

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