Société / Économie

Vous avez vraiment cru qu'Ikea s'intéressait aux centres-villes?

À l'été 2019, un magasin Ikea devrait ouvrir ses portes en plein Paris, dans le quartier de la Madeleine. Officiellement, il s'agit de séduire une clientèle rétive aux déplacements en banlieue.

À l'entrée du magasin Ikea de Saint-Pierre-d'Irube, près de Bayonne, le 26 août 2015 | Iroz Gaizka / AFP
À l'entrée du magasin Ikea de Saint-Pierre-d'Irube, près de Bayonne, le 26 août 2015 | Iroz Gaizka / AFP

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La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre: Ikea investit les centres-villes! Entre le 17 et le 22 novembre, tous les titres de la presse française ont repris l’information en boucle, en usant quasiment toujours des mêmes termes. Selon Les Échos –pour n'en citer qu'un, «le géant suédois de l'ameublement s'adapte aux changements de modes de vie de ses clients et délaisse les périphéries urbaines».

De quoi s'agit-il exactement? D'un nouveau magasin Ikea place de la Madeleine, dont l'ouverture est prévue avant l’été 2019.

D'après Le Parisien, la population résidant dans la capitale n’aura «plus besoin de [se] rendre en banlieue pour aller chercher [ses] meubles chez Ikea, puisqu’à l’été 2019, c’est Ikea qui va venir à [elle]!».

En voilà une sacrée nouvelle! Cela dit, est-ce vraiment la révolution qu'Ikea laisse entendre? Eh bien, en fait, pas vraiment.

Showroom avant tout

D’abord, relativisons: seule l’ouverture d’un magasin à Paris est confirmée pour l’instant; rien n’est prévu dans d'autres villes de France. Prudent, Le Point n’hésite pas à souligner que si d'autres centres-villes sont envisagés, ce seront ceux de Tokyo, Shanghai ou New York. Et l’hebdo de préciser: «En Suède, son marché historique, [Ikea] ne dispose que d'un point de vente en hyper-centre, à Stockholm, et la boutique, temporaire et limitée à l'offre cuisine, doit fermer à l'été 2019.»

À Paris, le nouveau magasin de 5.000 mètres carrés sera quatre fois moins grand que les autres points de vente de l’enseigne. Au regard du catalogue Ikea, le nombre de produits exposés y sera nécessairement limité. Plus important encore: au prix du mètre carré dans l'un des arrondissements les plus cotés de Paris, et compte tenu du prix des produits vendus par Ikea, il est d’ores et déjà acquis que ce magasin ne sera jamais rentable. Mais peu importe, puisque ce n’est pas sa véritable vocation.

Alors pourquoi un tel magasin pour un retour sur investissement par avance décevant? Première explication: la priorité pour l'enseigne n'est pas tant que la clientèle reparte avec ses produits sous le bras, mais qu'elle commande depuis le magasin, ou plus tard depuis son smartphone ou son ordinateur, pour se faire ensuite livrer à domicile. L’enseigne jaune et bleue prévoit d’ailleurs de n'y stocker aucun meuble.

Selon les termes d'un communiqué publié par Ikea en janvier 2018, un nouvel entrepôt d’une superficie de 50.000 mètres carrés sera inauguré d'ici la fin de l'année à Gennevilliers. Il permettra d’assurer en partie les commandes faites dans le magasin de la Madeleine.

Le concept parisien est un outil avant tout destiné à doper ses ventes sur internet.

Au-delà d'une stratégie alliant vitrine en dur et e-commerce, il s'agit pour Ikea de tenter de dépasser ses principaux concurrents sur le marché de la vente en ligne. Car si l'enseigne suédoise domine le marché de l’ameublement, notamment devant Conforama et But, elle accuse un sérieux retard sur la toile. L’e-commerce ne représente que 5% de ses ventes, contre 8% pour Conforama et 12% pour But.

Pour assurer une croissance durable, Ikea est contraint de passer à la vitesse supérieure. Dans un marché où il est de plus en plus difficile de se différencier, le concept parisien est un outil avant tout destiné à doper ses ventes sur internet. Il est aussi une réponse nécessaire aux nouveaux concurrents qui ne vendent que sur internet, comme Made.com ou Miliboo.

Une grande campagne publicitaire autour du site internet de la marque ne serait-elle pas revenu moins cher et n’aurait-elle pas suffit? Si la réponse semble évidente, c’est que la justification du showroom parisien est ailleurs, loin de la capitale.

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Conquête accélérée des périphéries

Pendant que l'ouverture d'Ikea Paris en 2019 fait les gros titres, l'enseigne continue comme si de rien n’était de se développer en périphérie. Sous le ciel gris des territoires oubliés des métropoles, Ikea amplifie sa conquête des marges urbaines, facilement accessibles en voiture dans un rayon d’une heure.

Presque trente ans après l'ouverture d'un premier magasin à Bobigny, transféré cinq ans plus tard à Roissy, Ikea compte désormais trente-cinq magasins sur le territoire français. Non seulement il n'est pas question d'en fermer un seul, mais l'enseigne a également décidé en 2010 de développer ses propres centres commerciaux. Elle monnaye ainsi l'énorme trafic que génère ses magasins en louant des locaux à d'autres enseignes.

Depuis, Ikea ouvre simultanément ses magasins de meubles et des galeries marchandes. En 2011, l'enseigne suédoise demande une extension pour la création d'un centre commercial à Caen. En 2013, elle annonce l'ouverture d'un pôle commercial avec Leroy-Merlin à Clermont-Ferrand. Et en 2016, l'entreprise inaugure à côté de Bayonne le centre commercial Ametzondo Shopping, à proximité de son magasin Ikea –plus de 40.000 mètres carrés, tout de même.

Au magasin Ikea du centre commercial Ametzondo Shopping, près de Bayonne, le 26 août 2015 | Iroz Gaizka / AFP

S'y ajouteront bientôt un nouveau magasin entouré de nouveaux commerces à Nice, à une encablure de l'A8, et le nouveau repère lyonnais de l’enseigne, qui après avoir été transféré une première fois de Vaux-en-Velin à Saint-Priest devrait déménager une nouvelle fois pour établir ses quartiers à Grand Parilly, sur plus de 20.000 mètres carrés de surfaces commerciales conquis sur des terres agricoles.

Que Paris soit un miroir déformant de la France des territoires, quand la capitale ne renvoie pas tout bonnement une image strictement opposée à ce qui se passe dans les «régions», voilà qui ne devrait plus étonner grand monde. D’ailleurs, le magasin d’Ikea de la Madeleine n’est pas sans rappeler le dernier gros coup d’Édouard Leclerc.

Depuis quelques mois, «Leclerc chez moi» livre les produits de la chaîne à Paris, avec une promesse: «Être 15 à 20% moins cher» que «des enseignes qui se gavent, qui s’appellent Franprix, G20, Carrefour City». Mieux, Leclerc prévoit d’ouvrir un supermarché dans le centre commercial de la Gaîté-Montparnasse en 2020.

Faut-il y voir une inflexion de la stratégie d’implantation de Leclerc vers les centres-villes? Pas vraiment. Comme Ikea, le développement de la chaîne repose plus que jamais sur la périphérie, partout en France. Avec un objectif qui n’est pas sans rappeler celui de l’enseigne suédoise: développer à marche forcée des zones commerciales autour de ses hypermarchés.

C’est le cas au Mans, où E. Leclerc et Ikea prévoient de s’installer côte à côte. Mais ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres de dossiers déposés sur les bureaux des commissions chargés d’étudier les demandes d’autorisation.

Certains projets voient le jour; beaucoup se heurte à de fortes résistances. À Laon, E. Leclerc a dû renoncer à étendre sa galerie commerciale. À Croixrault, près d’Amiens, les mêmes velléités de coupler hypermarché et petits commerces sur une même zone rencontrent la résistance des commerçants. À Montélimar, le projet visant à multiplier par trois la superficie de la galerie marchande s’est également opposé à une fin de non-recevoir. À Calais, la chaîne soutenait l'un de ses plus gros projets, un hyper de 6.000 mètres carrés sur une zone commerciale de dix-sept hectares. A priori, là encore, ce sera non.

Oppositions de plus en plus vives

Ces frondes de plus en plus fréquentes n’épargnent pas Ikea. Hier accueillie comme le messie, l’enseigne jaune et bleue doit désormais faire face à une défiance croissante. Le site de Reims a essuyé plusieurs refus et critiques avant de pouvoir ouvrir ses portes. Même topo à côté de Bayonne: des associations écologistes et des commerçants locaux s'étaient inquiétés face au gigantisme du projet de centre commercial.

À Nice, le projet s’est vu retoqué deux fois avant d'être finalement autorisé. En Normandie, qui aurait imaginé que le centre commercial d’Ikea près de Caen soit confronté à la fronde unanime de la classe politique locale, de droite comme de gauche? Inimaginable. Pourtant, le projet semble aujourd'hui bel et bien dans l'impasse.

Ikea n’est pas prêt de changer ses habitudes d’implantation, en dépit des polémiques sociales et environnementales.

Les demandes d'indemnisation pour procédure abusive d’un million d'euros au Mans et de près de trois millions à Nice témoigne de la crispation des porteurs de projet face aux résistances locales. Sur la Côte d'Azur, dans la foulée de l'association En toute franchise, des responsables politiques ne se privent pas de dénoncer l'artificialisation des terres «d'une portion de la plaine du Var qui devrait conserver sa vocation agricole»

Au Mans, l'arrivée d'Ikea donne également lieu à une bataille rangée. Associée à un patron de Leclerc et à la foncière Frey, l'enseigne suédoise doit bien admettre que l'implantation s'annonce beaucoup plus difficile que prévu. Selon l'association s'opposant au projet, Les riverains et amis de Béner, les banques ne financeront pas les travaux avant l'épuisement de toutes les procédures légales.

On est loin, très loin de l’ambiance sympa des centres-villes. L'ouverture du magasin parisien à la Madeleine fait sourire jaune les adversaires au projet de Béner, qui savent qu'Ikea n’est pas prêt de changer ses habitudes d’implantation, en dépit des polémiques sociales et environnementales.

Mais l’image jeune, chaleureuse et dynamique du géant de l’ameublement commence à en souffrir. De là à imaginer que La Madeleine soit une opération de communication destinée à redorer le blason d'une réputation quelque peu écornée, il n’y a évidemment qu’un pas.

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