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«Les talibans ne vous menacent pas, ils vous retrouvent et vous tuent»

Mohammad Basir Ibrahimi a mis ses compétences d'interprète au service des forces françaises en Afghanistan entre 2011 et 2012. Depuis, le jeune homme a rejoint illégalement la France.

Mohammad Basir Ibrahimi (centre) durant sa mission de médiation auprès de l'armée française en Afghanistan | Avec l'aimable autorisation de Mohammad Basir Ibrahimi
Mohammad Basir Ibrahimi (centre) durant sa mission de médiation auprès de l'armée française en Afghanistan | Avec l'aimable autorisation de Mohammad Basir Ibrahimi

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C’est par une soirée d’automne que j’ai rencontré Mohammad Basir Ibrahimi. Il était environ 20h30. J’ai sonné à la porte de cet appartement cossu du XVIIIe arrondissement, un jeune homme d’une trentaine d’années m’a ouvert.

Après un accueil souriant, il m’a montré la cuisine du doigt et m’a dit «Voilà Basir!». C’est comme ça que tout le monde l’appelle, dans la coloc. Ensemble, ils préparaient des croque-monsieur pour le dîner du soir, dans la bonne humeur.

Demandes de visa refusées

Basir vient d’avoir 31 ans. Né à Kaboul en Afghanistan, il a choisi, une fois ses études d’anglais terminées, d’aider l’armée française en tant qu’interprète, le 11 août 2011. Un choix qu’il a fait par conviction: «Je sais que certains me considèrent comme un traître, mais moi, j’œuvrais pour la paix. En Afghanistan, la vie est difficile, les talibans nous attaquent, je fais ce que je peux pour qu’il y ait la paix. Tout le monde devrait œuvrer pour ça

Basir dormait avec les soldats français et partait en mission avec eux. «Regarde, là, je t’explique ce que représentent ces bâtiments, comme ça, vous ne tirez pas sur les civils», pouvait-il leur dire. Le jeune Afghan a gardé des photos et des vidéos de son expérience auprès de l’armée française.

S’il n’était pas armé, il était néanmoins en première ligne, comme au camp de Tagab dans la province de Kapisa, où il a fait le lien entre les soldats français et la population locale. Basir a travaillé pour la France jusqu’en 2012. Au service de la France, il a pris des risques: «Certains interprètes sont morts en mission. Ça aurait aussi pu m’arriver.»

Mohammad Basir Ibrahimi (droite) durant sa mission de médiation auprès de l'armée française en Afghanistan | Avec l'aimable autorisation de Mohammad Basir Ibrahimi

La France s’est définitivement retirée d’Afghanistan à la fin 2014. Et les interprètes qui ont travaillé pour elle sont désormais en danger de mort: «Les talibans me voient comme un espion des Français, alors que je suis qu’un traducteur.»

C’est à cause de ce péril que Basir a décidé de s’installer en France, illégalement. «J’ai fait deux demandes de visa, raconte-t-il. Elles ont été refusées, sous prétexte que je n’avais pas reçu de menaces. Mais les talibans ne vous menacent pas, ils vous retrouvent et ils vous tuent.»

Basir a quitté l’Afghanistan par ses propres moyens, deux semaines seulement après son mariage: «J’étais chez l’épicier quand un taliban m’a reconnu. J’ai réussi à m’enfuir, ils m’ont poursuivi, j’ai dû me cacher dans un cimetière pour être sûr qu’ils ne me suivent pas quand je rentrerai chez moi. Je ne voulais pas mettre ma famille en danger

Trois ans d'exil

Deux jours plus tard, l'ancien interprète prend la route. «J’ai rassemblé toutes mes économies et ma femme a dû vendre ses bijoux pour pouvoir me payer la traversée. Elle n’a pas pu venir avec moi malheureusement, la route est trop dangereuse. Je suis parti le 16 novembre 2015 d’Afghanistan, et je suis arrivé en France le 13 mai 2017», se souvient-il.

Il aura fallu un an et demi à Basir pour parvenir à destination par la voie illégale. «J’ai marché dans la montagne, dans la jungle, dans le froid.» En tout, il a traversé douze pays durant son périple: le Pakistan, l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Croatie, la Serbie...

Le 24 décembre 2015, Basir arrive en Allemagne. On lui prend ses empreintes et il devient un «dubliné», du nom des personnes en exil soumises à la procédure prévue par le règlement de Dublin. Il ne sait pas encore ce que ça signifie.

Il le découvre quelques jours plus tard, alors qu’il essaye de rejoindre la France depuis les Pays-Bas: «J’ai été contrôlé par la police. Comme je n’avais pas de visa, ils ont pris mes empreintes et là, ils m’ont dit que j’aurais dû faire une demande d’asile en Allemagne. Du coup, ils m’ont placé en camp de rétention.»

Basir a tout écrit sur un carnet. Avec le temps et les épreuves, les dates se mélangent dans son esprit. Et lorsqu’on est en procédure juridique contre l’État français, il faut être précis.

En tout, le jeune homme a passé près d'un an et demi en centre de rétention. En mai 2017, il réussit à s’échapper et à gagner la France. «J’ai eu de la chance, dit-il, des gens m’ont aidé très vite. Au début, je dormais sous une tente en Champagne, puis différentes familles m’ont accueilli, il y a de la solidarité

Depuis la réalisation de cette interview, Basir est de nouveau à la rue, sans personne pour l’héberger. «J’ai survécu jusque-là, je n’ai pas envie de mourir dans le froid

Aujourd’hui, il vit dans l’incertitude. Celle de trouver un toit, mais aussi celle qui entoure son statut. «Sans papiers, je ne peux pas travailler, me loger… Quand aurais-je une réponse pour mon visa, s'inquiète-t-il.

Combat juridique

En juin dernier, le tribunal de Nantes a annulé le refus de visa prononcé en 2015, lui promettant de réexaminer son cas dans un délai d’un mois. Mais le mois de décembre est arrivé et Basir est toujours sans réponse. Sa présence dans les rues françaises reste illégale, aussi risque-t-il à tout moment l'expulsion.

Basir ne baisse pas les bras pour autant. Il est en contact avec l’Association des interprètes afghans de l’armée française, où une avocate spécialisée a pris en charge son dossier, ainsi que celui d’une centaine d’autres ex-interprètes afghans de l’armée française.

À travers sa vice-présidente, Caroline Decroix, l'association a d’ailleurs interpellé Emmanuel Macron dans une lettre ouverte le 2 décembre. «Monsieur le Président, je vous demande d’intervenir personnellement dans cette situation afin d’enjoindre à Monsieur le ministre de l’Intérieur de procéder au réexamen de la situation de M. Ibrahimi […] et à Madame la Ministre des Armées de lui accorder la protection fonctionnelle de notre État», peut-on y lire. Une lettre pour le moment sans réponse.

Seule consolation pour Basir, sa médaille. Mohammad Basir Ibrahim a été décoré par la France le 4 octobre 2018 et a reçu une carte d’ancien combattant français. Une première reconnaissance qui lui permet de se sentir un peu mieux considéré: «Lorsque la police m’arrête dans la rue et que je leur montre cette carte, ils sont plus enclins à me respecter. Mais bon, ce ne sont pas de vrais papiers.»

Malgré cette précarité extrême, Basir ne semble pas regretter d’être venu en France. «Ici, je suis dans une mauvaise position, mais au moins, je suis en sécurité, ma famille est en sécurité, explique-t-il. En Afghanistan, à cause de ma présence, les talibans auraient pu les tuer. Je ne suis plus là, alors on les laisse tranquille. Ici, la situation est difficile, mais je sais que j’ai fait le bon choix 

L’actualité semble lui donner raison. En octobre, un ex-interprète afghan de l’armée française, Qader Daoudzai, a trouvé la mort dans les rues de Kaboul, victime d’un attentat suicide après avoir vu lui aussi sa demande de visa rejetée par la France. «Ça ne me surprend pas, déplore Basir. Les attentats-suicides, il y en a beaucoup. Ça aurait aussi pu m’arriver. Mais que va devenir sa famille, qui va prendre soin de ses enfants? Je suis triste pour eux

Abdullah Abdullah, le chef de l'exécutif afghan, est tout aussi fataliste. De passage fin novembre à Paris, il n’hésitait pas à déclarer au quotidien Libération que «les talibans ne veulent pas la paix […]. Pour l’instant, ils ne sont intéressés que par la libération de prisonniers et le retrait de leurs dirigeants des listes de sanctions du Conseil de sécurité de l’Onu».

Dans ces conditions, Mohammad Basir Ibrahimi n’envisage pas le retour. À Paris, il continue de dormir dans la rue, dans le froid de décembre, sans sa famille, sans sa femme, et toujours dans l’attente d’une réponse de l’administration française.

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