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Xi Jinping écrit un nouveau chapitre d’histoire pour la Chine moderne

Le dirigeant chinois tâche d’incarner une Chine du renouveau, tirant parti des crises idéologiques, politiques et économiques qui frappent l’Occident.

Xi Jinping passe en revue les troupes de l'Armée populaire de libération à Hong Kong, le 30 juin 2017 | Anthony Wallace / AFP
Xi Jinping passe en revue les troupes de l'Armée populaire de libération à Hong Kong, le 30 juin 2017 | Anthony Wallace / AFP

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«Ce marchand de chaussures, n’est pas sûr, je t’assure,
Avec sa jambe de verre son œil de bois,
Il n’a pas le teint du Rhône, il a même le teint jaune,
Cet homme là, méfie-toi, c’est un Chinois.
»

Il n’est pas loin, le temps où Charles Trenet chantait, sur un air enjoué et une musique (très) vaguement sinisante, la peur du grand «Autre» chinois. Cinquante ans plus tard, la menace supposée de l’empire du Milieu continue de hanter l’imaginaire occidental, rendue plus vive encore par l’essor fulgurant du pays et son affirmation grandissante sur la scène internationale.

Le Monde selon Xi Jinping, documentaire de Sophie Lepault et Romain Franklin | Arte

Celles-ci sont portées par un dirigeant aussi autoritaire qu'ambitieux. Xi Jinping, prince rouge dont le père fut l'un des compagnons de Mao avant de subir le contrecoup de la purge, commence pourtant sa carrière à travailler la terre dans les campagnes afin d'expier les fautes paternelles. Ces débuts laborieux forgent sa légende: il finit par intégrer le Parti communiste chinois (PCC) et gravit un à un les échelons, aidé par les contacts de son père déchu, jusqu'à arriver au sommet politique. Le 15 novembre 2012, il devient le numéro un du Parti et accède quatre mois plus tard à la présidence de la République populaire de Chine. Après avoir fait profil bas pendant de longues années, il incarne aujourd'hui une figure de pouvoir forte, aussi intraitable avec ses adversaires politiques intérieurs qu'avec les puissances étrangères.

La Chine de Xi Jinping, c’est une Chine qui a vu ses ambitions modernisatrices prospérer, en même temps que l’Occident entrait en crise, économique puis politique. À la fin des années 1990, l’ancien secrétaire général du PCC et président Jiang Zemin formulait déjà le projet d’une «grande renaissance de la nation chinoise»: sous l’ère Xi Jinping, celui-ci va prendre une coloration nouvelle.

Grandeur de la Chine moderne

L’un des chantiers monumentaux lancés sous le mandat de Xi se passe de grues et de gravats: il se joue au niveau du numérique, avec le système de «crédit social», esquissé dès 2014 et qui devrait couvrir l’intégralité du territoire d’ici 2020. Celui-là vise à «saluer ou punir» les citoyens et citoyennes chinoises, mais aussi les entreprises et tout type d’infrastructure, en fonction de leurs actions quotidiennes, selon qu’elles sont jugées «sincères» ou «insincères» (soit bonnes ou mauvaises). Une note leur est attribuée, à partir de laquelle on leur laissera ou non l’accès à certains services, tels que les crédits bancaires ou les transports en commun: traverser au feu rouge, c’est mal; aider les personnes âgées, c’est bien. Toute action est susceptible d'être enregistrée, grâce à un système de surveillance généralisé, qui s'appuie notamment sur des caméras à reconnaissance faciale.

Au-delà de la dimension éminemment coercitive d’un tel dispositif de fichage –le journaliste Pierre Haski parle dans son ouvrage Géopolitique de la Chine d’une «modernisation autoritaire»–, le système de crédit social est tributaire d’une conception élitiste de l’individu, qui frise l’utopie. À travers cette ingénierie sociale est mise en avant l’idée que la science, et plus encore l’État chinois tel qu'il est incarné par son président, pourrait permettre d’«augmenter la qualité humaine» des gens, selon l’expression du sinologue Vincent Goossaert. Quelque part, on cherche à former «le meilleur des hommes possibles», soit «le meilleur des communistes possibles».

Xi Jinping dans l'œil de la caméra | Alexander F. Yuan / Pool / AFP

De la renaissance chinoise au rêve chinois

Depuis la présidence de Deng Xiaoping, la modernisation est devenue l’un des maîtres mots des gouvernements chinois successifs. Les possibilités ouvertes par la technologie sont aujourd'hui sans précédent et le projet quasi-utopique des crédits s’inscrit dans une rhétorique nationaliste revivifiée par Xi Jinping, qui prétend écrire un nouveau chapitre d’histoire pour la Chine moderne.

«C’est un discours qui n’est pas destiné à un public extérieur. La Chine raconte sa propre histoire à sa population, elle crée un narratif pour lui demander des efforts supplémentaires et lui faire accepter des choses inacceptables. Mettre en avant l’objectif de faire grandir le pays, c’est une façon de justifier le fait de ne pas donner de droits civiques et politiques à la population», explique Camille Brugier, docteure en science politique, spécialiste des relations commerciales entre l'Union européenne et la Chine.

«Xi Jinping cherche à créer une nouvelle histoire pour la Chine, il utilise donc cette idée de devenir une puissance industrielle de premier plan»

Camille Brugier, docteure en science politique

De fait, cette course à la modernité s'inscrit dans un plus vaste projet aux accents impérialistes assez inédits. D’ici 2049, Xi Jinping ambitionne de faire de la Chine la première puissance industrielle mondiale. La date est tout sauf arbitraire, puisqu’elle marque le centenaire de la fondation de la République populaire de Chine: on est sur la promotion d’un calendrier et d’un modèle idéologique, qui s’écrivent à travers des symboles.

«Jusque dans les années 1980, la Chine avait un objectif maoïste de classe, fortement lié au communisme. Ça a été démantelé et les présidents qui ont suivi Mao ont décidé d’axer le sentiment national autour d’ennemis communs, le Japon et les États-Unis. Or ce sentiment n’est pas extrêmement fédérateur. Xi Jinping cherche à créer une nouvelle histoire pour la Chine, il utilise donc cette idée de devenir une puissance industrielle de premier plan», poursuit Camille Brugier.

Comme un pied de nez fait aux États-Unis, le slogan choisi par Xi Jinping dès 2013 pour résumer l’orientation de son mandat est d’ailleurs celui du «rêve chinois». Si le rêve américain était principalement tourné vers la richesse personnelle et le mythe du self made man, le rêve chinois est celui d’une nation tout entière, qui entend asseoir son économie en interne et accroître ses bases de soutien à l’étranger.

Vers les nouvelles routes de la soie

L’ouverture commerciale sur le reste du monde était de ce point de vue nécessaire: le projet colossal de la «nouvelle route de la soie» en est le fer de lance. L’expression est lâchée par Xi Jinping en 2013, sans qu’aucune mesure concrète n’y soit encore associée, mais elle fait référence à une période de faste pour une Chine millénaire, celle de la dynastie Han. En convoquant l’histoire impériale, Xi Jinping donne un nouvel élan et une nouvelle légitimité au régime communiste, idéologiquement à la peine depuis la fin de la révolution. François Bougon, journaliste au Monde et auteur de Dans la tête de Xi Jinping, relevait ainsi très justement que pour Xi, «l’avenir est dans le passé».

Le projet se développe toutefois rapidement, d’abord articulé autour d’objectifs énergétiques et commerciaux: accéder aux marchés européens en reliant l'Europe et l'Asie par voies terrestres, et développer son commerce avec l’Afrique et l’Amérique du Sud par voies maritimes. D’autres initiatives s’y sont greffées progressivement, de coopérations politiques et de rayonnement culturel.

Xi Jinping lève un verre au projet des nouvelles routes de la soie lors d'un banquet au palais de l’Assemblée du Peuple, à Beijing, le 14 mai 2017 |Damir Sagolj / Pool / AFP

En Europe, l’un des enjeux importants a été le rachat en 2016 du port grec du Pirée par le premier armateur chinois Cosco, avec un contrat de 368,5 millions d’euros. Camille Brugier y voit surtout une façon pour la Chine de garantir ses intérêts personnels en gardant la main sur les circuits commerciaux:

«La Chine souhaite avoir la mainmise pour asseoir son influence. Dans ce sens-là, on peut dire qu’elle est impérialiste, mais il n’y a pas de logique colonialiste derrière. Elle peut potentiellement coloniser, avec pour objectif de sauvegarder ses intérêts propres. Le rachat des ports est quelque chose qu’elle fait depuis un certain temps et qui est très stratégique de ce point de vue.»

Pour un rayonnement du modèle chinois

Xi Jinping assortit ces ambitions commerciales d’une promotion idéologique du modèle chinois. En janvier 2017, il réalisait un énorme coup de communication en inaugurant le forum économique mondial de Davos, en Suisse, par un discours sur les vertus du libre échange. L’ironie était d’autant plus piquante que le président américain Donald Trump apparaissait en face portant un discours contraire: il y avait là une forme de provocation, manière de dire que les États-Unis ne sont plus ce qu’ils étaient.

«Cette position est assez contradictoire, relève Brugier. Xi Jinping a une vraie volonté de présenter un système alternatif, qui serait un système libéral sans libéralisme politique. En même temps, cette alternative n’a pas grand-chose de nouveau: elle ne représente pas un nouveau système économique comme l’ont pu être en leur temps le capitalisme ou le marxisme. Xi Jinping arrive avec un petit bricolage, mais c’est une forme de libéralisme économique très limité. Avec ça, la Chine montre qu’on peut être ouvert et échanger avec les autres sans pour autant être libéral au niveau politique.»

«La crise actuelle des démocraties libérales donne au gouvernement chinois l’occasion d’affirmer plus fortement la viabilité d’un modèle alternatif.»

Sebastian Veg, sinologue

Si les prédécesseurs de Xi Jinping s’étaient engagés dans une logique d’apaisement visant à montrer que la Chine se développait sans être une menace, lui-même se place ainsi dans une logique qui ne dit pas non à l’idée que la Chine puisse prendre une forme de leadership mondial.

C’est tout le sens des opérations de séduction menées auprès des pays en voie de développement, notamment en Afrique. Depuis son investiture, Xi Jinping multiplie les tournées auprès des chefs d’État africains pour faire la promotion de la «solution chinoise»: le modèle chinois est présenté comme une alternative et un contrepied du modèle occidental, efficace et compétitif… à ceci près qu’il n’est pas démocratique. Selon Régis Poulet, enseignant chercheur spécialiste de l’Asie, «l’effort marqué de la Chine en Afrique a été dans un premier temps bien perçu par les pays africains qui y ont vu une échappatoire à l’ombre coloniale européenne».

Le président d'Afrique du Sud Cyril Ramaphosa aux côtés de Xi Jinping, lors du sixième Forum sur la coopération sino-africaine, au Centre du congrès national de Beijing, le 3 september 2018 | Andy Wong / Pool / AFP

Aussi exceptionnel qu’il puisse paraître, le projet politique et économique de Xi Jinping est pourtant surtout lié à la conjoncture internationale. Pour le sinologue Sebastian Veg, directeur d’études à l’EHESS, il n’est «pas fondamentalement différent de celui de ses prédécesseurs: c’est avant tout le maintien du parti communiste chinois au pouvoir, le contrôle de l’opposition et de l’opinion publique et le maintien de la croissance économique. Il est vrai que, à mesure que son PIB a crû, le gouvernement chinois s’est davantage affirmé sur le plan international, notamment depuis la grande crise financière qu’a connu l’Occident en 2008. La crise actuelle des démocraties libérales lui donne l’occasion d’affirmer plus fortement la viabilité d’un modèle alternatif.»

Du péril jaune au dragon rouge

De son côté, l’Occident voit son hégémonie remise en cause par le réveil de ce dragon rouge, qui semble raviver chez lui les vieilles peurs du «péril jaune». Ce mythe, apparu à la fin du XIXe siècle et présentant les Asiatiques (Chine et Japon confondus) comme les nouveaux «barbares», témoigne d’une «peur de la décadence qui menacerait l’Occident».

Après une série de victoires militaires remportées par le Japon entre 1890 et 1914, l’Occident redoute que ce dernier ne s’allie à la Chine pour déferler sur l’Europe. Comme l’écrit Régis Poulet dans son Dictionnaire des idées reçues sur l'Asie et l'Orient, «dès cette époque les sociétés asiatiques sont décrites comme des fourmilières grouillantes, déshumanisées par la technique mais terriblement efficaces dont la masse fascine et terrorise une Europe en proie aux affres démographiques».

Au danger militaire s’ajoutera la menace économique durant l’entre-deux guerres, qui joue encore les prolongations sous l’ère de Mao. «Le péril jaune traduit le désarroi de l’Europe face à la montée en puissance des masses dans la civilisation moderne, son défaut de maîtrise de l’Histoire et la peur de la technique», poursuit Poulet.

Contacté par Slate, il tempère pourtant la postérité du concept à l’époque contemporaine, adouci par une politique de soft power de longue haleine: «Depuis les années 1990, les échanges culturels (cinéma, littérature, arts de vivre) entre la Chine et la France ont permis une meilleure connaissance réciproque et coupé court, côté occidental, aux fantasmes tels que le péril jaune. Il me semble que les craintes tiennent à nouveau à la masse (il pourrait en être de même avec la masse indienne) et aux conséquences négatives de l’enrichissement des classes moyennes asiatiques».

Peur économique

Aux États-Unis, la critique est pourtant beaucoup plus ouverte et virulente. L’idée que la Chine pourrait supplanter sous la présidence de Xi Jinping la puissance américaine et noyer son marché était l’un des ressorts rhétoriques utilisés par Donald Trump lors de sa campagne présidentielle de 2016. À l’époque, Reihan Salam écrivait dans Slate.com que «lorsque Trump tape sur la Chine, il s’adresse à l’angoisse de millions d’Américains qui se sentent ignorés depuis bien longtemps».

Tout au long de sa campagne, celui qui s’apprêtait à devenir le président américain a multiplié les invectives belliqueuses: selon lui, la Chine «viole», «tue», «détrousse», «triche», «manipule» et «effraie» les États-Unis (le rapport de l'Institut français des relations internationales de 2016 donnait un beau florilège).

«L’Europe cherche à collaborer le plus possible, pour que le projet chinois aille dans ses intérêts»

Camille Brugier, docteure en science politique

Si l’Europe est plus mesurée dans sa critique, la peur commerciale demeure: peur que la Chine délocalise à tour de bras, faisant disparaître les manufactures d’Europe et leurs emplois… Le réflexe européen face à cela serait alors selon Camille Brugier «d’accommoder la Chine», c’est-à-dire de ne pas aller contre elle, mais de l’accompagner, et en l’accompagnant, de l’amener vers son modèle:

«L’Europe cherche à collaborer le plus possible, pour que le projet chinois aille dans ses intérêts. La Chine est un État qui a très peu d’expertise, or elle en a besoin pour quasiment tout ce qu’elle fait. Une des stratégies phare de l’Union européenne est de lui en fournir, pour qu’elle adopte un système similaire. Sur la question de la sûreté alimentaire par exemple, plus le temps passe, plus la Chine adopte des lois qui sont des lois européennes et qui facilitent donc l’exportation

Tabou de l’éthique

Cette stratégie commerciale s’accompagne d’une pudeur tenace face aux sujets éthiques. L’Union européenne a décidé de différencier les questions commerciales des questions de droits de l’homme et traite les deux séparément. Un discours comme celui de Sigmar Gabriel, l’ancien ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier allemand, qui avait dénoncé plus tôt en 2018 l’initiative de la route de la soie dans ses fondements idéologiques, reste une exception dans la rhétorique européenne.

«La question éthique révèle l’ambivalence des relations à cet Autre de l’Eurasie, constate Poulet. Tantôt le manque de démocratie, de libertés individuelles est dénoncé –je pense par exemple à Tian'anmen, au traitement des Ouïghours du Xinjiang, ou encore aux dissidents–, et tantôt le pragmatisme salue des décisions qui iraient dans le sens souhaité par l’Occident. Je crois davantage au pragmatisme occidental qu’à l’approche idéologique vis-à-vis de la Chine.»

Lors de sa première visite en Chine, le président Emmanuel Macron, qui s'était longuement étendu sur le développement des accords commerciaux, s’était d’ailleurs bien gardé d’évoquer la question des droits humains devant Xi Jinping.

Xi Jinping et Emmanuel Macron lors d'une conférence de presse à Beijing, le 9 janvier 2018 | Ludovic Marin / Pool / AFP

D’un fantasme à l’autre

La démesure des projets inaugurés sous l’ère Xi Jinping tout comme les craintes parfois irrationnelles de l’Occident ne doivent pourtant pas occulter la réalité d’un pays dont l’essor est à la mesure de ses fragilités internes.

«C’est un pays qui peut s’écrouler du jour au lendemain politiquement», estime Brugier. De fait, le premier objectif de Xi Jinping est de garantir la stabilité intérieure. Dans la mesure où la légitimité du Parti communiste chinois tient surtout au développement du pays, il faut que ce dernier continue. À cet égard, la Chine ne peut pas tout se permettre, et cette contrainte limite considérablement ses capacités agressives à l’étranger.

Alors que Xi Jinping tâche d’incarner une Chine du renouveau, tirant parti des crises idéologiques, politiques et économiques qui frappent l’Occident, le gouvernement s'inquiète avant tout de l’«ennemi intérieur»: Ouïghours d’un côté, dissidents de l’autre, corrompus au milieu… cependant que les cerveaux s’éclipsent du territoire. Les principales batailles à mener se passent donc pour Xi Jinping sur le front intérieur. Celui-ci en a bien conscience et n'a d'ailleurs de cesse de consolider ses positions au sein du gouvernement et du Parti: en octobre 2017, il supprimait la limite de deux mandats présidentiels consécutifs et faisait inscrire dans la Constitution la «pensée Xi Jinping».

En partenariat avec Arte, qui diffuse mardi 18 décembre à 20h50 Le Monde selon Xi Jinping, un documentaire de Sophie Lepault et Romain Franklin, coproduction Arte GEIE, Illégitime Défense. La diffusion sera suivie d'un entretien à 22h05.

 

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