Société

La scène de Mantes-la-Jolie prouve-t-elle une hausse de la violence dans les manifs lycéennes?

Les élèves du secondaire de 2018 ne sont pas du tout les mêmes que ceux des générations antérieures.

Une scène surréaliste qui a fait le tour des médias et des réseaux sociaux. | Capture d'écran via <a href="https://twitter.com/Obs_Violences/status/1070768467907919872">Twitter</a>
Une scène surréaliste qui a fait le tour des médias et des réseaux sociaux. | Capture d'écran via Twitter

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Ils n’ont pas encore leur bac et malgré les conseils d’Emmanuel Macron, n’ont pas attendu d’avoir un diplôme et de se nourrir eux-mêmes pour essayer de se faire entendre. Jeudi 6 décembre, le fonctionnement de 280 lycées a été perturbé, quarante-cinq d'entre eux ont été totalement bloqués, des milliers d’élèves ont manifesté partout en France. Un compte difficile à tenir tant les débordements autour de ces mobilisations sont nombreux.

Si ces débordements et la violence qui les accompagne ne sont pas systématiques, ils sont devenus banals quand des lycées sont bloqués. On a ainsi pu voir, en l'espace de quelques jours:

– des feux de poubelles:

– des voitures renversées:

– et même des établissements incendiés:

Ces violences sont condamnées par les syndicats lycéens, mais il semble qu’une fois les manifestations entamées, ils n'aient pas ou peu de capacité à contenir les débordements. Nathan Le Potier, secrétaire général de l’Union nationale lycéenne syndicale et démocratique (UNL-SD) parle d’une violence qu’il n’a jamais vue et se dit inquiet… Il en appelle à la responsabilité des élèves, tout en affirmant que la police jette de l’huile sur le feu. Son syndicat va mettre en place une hotline «SOS répression» pour orienter les élèves qui feront face à des violences ou en seront victimes.

Inquiétude et écœurement

La répression policière se renforce, avec notamment des tirs de flashball et 700 interpellations à l'échelle nationale, dont 153 à Mantes-la-Jolie (Yvelines), où s'est déroulée une scène surréaliste dont les images ont fait le tour des médias et des réseaux sociaux: des dizaines d'élèves agenouillés, en rangs, en silence, mains derrière la tête, encerclés de policiers se tenant debout, munis de boucliers et matraques.

Et ces phrases totalement folles de Jean-Michel Blanquer qui évoque le 5 décembre «une violence jamais vue»: «quatre lycéens se sont blessés assez grièvement», comme si les policiers n’y étaient pour rien; puis deux jours plus tard, à propos de la vidéo tournée à Mantes-la-Jolie, «des images choquantes parce qu'on est dans un climat de violence exceptionnelle», sans condamner la méthode des forces de l'ordre mais en rejetant la responsabilité sur les actes de personnes «extérieures au lycée» au cours des jours précédents.

De nombreux communiqués d’enseignants me parviennent, témoignant à la fois leur solidarité et leur inquiétude.

Du côté des personnels de direction, on est tout simplement écœuré. Philippe Tournier, proviseur du lycée Victor-Duruy (situé dans les beaux quartiers de la capitale) et ancien secrétaire général du SNPDEN (principal syndicat des personnels de direction, appartenant à l’UNSA) n’a de cesse de marquer son étonnement et sa révolte devant les dégradations d’établissements et les menaces1. Et voilà qu’aujourd’hui les lycéens adoptent le langage des «gilets jaunes», prédisant une montée de la violence:

Les manifestations lycéennes sont-elles plus violentes aujourd’hui qu’hier? Comment caractériser ces faits aussi sidérants qu’effrayants?

Du spectacle

D’après Philippe Tournier, la violence et le climat ont changé depuis une grosse dizaine d'années. «Avant 2006 et même encore cette année-là, les élèves organisaient des assemblées générales dans les lycées. Aujourd’hui les actions commencent directement par des blocages ou des tentatives de blocage. Je suis saisi par le fait que beaucoup de lycéens qui manifestent, et ils sont parfois très minoritaires, pensent que si on ne commence pas par la violence, on n’est pas entendu et on ne peut pas discuter. En trente ans de carrière dans différents établissements, j’ai vu une vingtaine de mouvements lycéens et j’ai toujours parlé avec les manifestants sans crainte. Mais depuis 2006, mes collègues et moi constatons que le dialogue est difficile, parfois impossible et que finalement, au vu des agressions qui ont déjà eu lieu les années passées, il devient dangereux de s’approcher des points de blocage.»

Le proviseur s’inquiète de la manière dont la manifestation du 1er décembre sur les Champs-Élysées a pu être comprise: «Les “gilets jaunes” ont relevé le seuil de la violence et cela envoie un message aux jeunes manifestants: si vous voulez faire parler de vous, vous savez ce qu’il vous reste à faire».

Alain Bertho, anthroplogue, s’intéresse aux émeutes urbaines depuis le début des années 2000. Observateur engagé, il descend volontiers sur le terrain et a suivi de nombreuses manifestations lycéennes. Nous lui avons demandé comment il analysait les évolutions des mouvements lycéens, sujet auquel il s’intéresse depuis 2005.

«Le blocage est un mode d’action classique. On bloque l’établissement, on attend la police et la police charge. C’est assez codifié. La violence n’est pas nouvelle, à mon sens elle est le signe d’un malaise très fort et ce malaise s’accroît, la violence évolue également dans ses formes, elle est plus spectaculaire. D’ailleurs, des événements similaires ont pu se dérouler hors de mouvements nationaux.»

Adaptation à l'époque

Les lycéennes et lycéens de 2018 ne sont pas du tout les mêmes que ceux des générations antérieures, présentant un profil sociologique plus divers et plus populaire puisque de plus en plus d’enfants vont au lycée (général, technologique et professionnel). Et, même si le mouvement s’adosse à celui des «gilets jaunes» tout en portant ses propres revendications, les quartiers périphériques et populaires y sont plus représentés:

«Le malaise et l’expérience du mépris de classe sont aujourd’hui partagées par des lycéens, le public des lycées est de moins en moins homogène socialement aujourd’hui. À ceci s’ajoute que pour cette génération, l’avenir est encore plus incertain en ce qui concerne le travail, l’intégration sociale ou l’environnement.»

Quand l’historien Claude Lelièvre décrit les manifestations de sa jeunesse (1968) comme moins violentes qu’aujourd’hui parce que les manifestants ne visaient pas les lieux publics ou les boutiques, il sait aussi qu’à l’époque, lycéens et étudiants appartenaient à une jeunesse minoritaire et privilégiée.

Enfin, si la violence des émeutes se transforme avec le temps, c’est surtout parce qu’elle s’adapte à son époque, explique Alain Bertho:

«Les modes d’action répondent aux formes de circulation des images. Le répertoire de la violence est un langage codifié. D’où l’importance du feu: faire brûler des voitures, faire brûler des poubelles, c’est utiliser un langage fort et créer des images destinées à circuler sur les réseaux et les smartphones. D’où la recrudescence notable des incendies associés aux manifestations depuis 2005.»

Mais l'anthropologue relève que la riposte des forces de l'ordre évolue aussi, plus rapidement et radicalement: «La violence de la réponse policière a augmenté plus vite que la violence des lycéens. Qui aurait cru il y a quinze ans qu’on puisse mettre des mineurs en garde à vue pendant quarante-huit heures pour avoir écrit “Macron démission”?»

1 — En 2016, le proviseur du lycée Paul Bert à Paris avait été agressé pour avoir refusé un blocus contre la loi travail. En 2017, à Paris toujours, un proviseur adjoint avait été blessé par un extincteur lancé lors d’une manifestation (en soutien à Théo Luhaka, victime d'un viol présumé par un policier lors de son interpellation à Aulnay-sous-Bois). Retourner à l'article

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