Société

La France, mon coup de foudre qui dure

Je me suis dit qu’après quatorze ans de vie dans l’Hexagone, je pourrais faire mon propre éloge du pays.

Ville des amoureux | Fred Dufour / AFP
Ville des amoureux | Fred Dufour / AFP

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Tout commence en 2003, l’année qui changerait à jamais le cours de ma vie: celui de mon premier séjour en France.

Je venais de finir mes études de journalisme au Brésil et on m’a offert un voyage à Paris. C’était, selon ma famille, le moment idéal pour prendre une bonne inspiration avant de démarrer ma vie d’adulte.

Durant un mois j’ai logé chez une copine qui habitait dans le XXe arrondissement, dans un coin verdoyant et bucolique, la Villa de l’ermitage. Cette allée, célébrée par les photographies de Willy Ronis, est composée de maisons qui ne dépassent jamais trois mètres de hauteur. L’effet que ce genre d’endroit pouvait avoir sur une touriste comme moi n’était pas négligeable.

On était au mois de février, il faisait particulièrement froid pour quelqu'un issu des tropiques, j’étais incapable de discuter avec les autochtones, mais je me suis jetée –comme il se doit quand on a la vingtaine– dans toutes les aventures et découvertes qui se sont présentées à moi.

Le séjour fut tellement intense –je me découvrais éperdument amoureuse de cette ville et de ses habitants (si, si c’est possible!)– que l’année suivante, après avoir fait un emprunt à la banque, je suis revenue avec la ferme intention d’y rester pour de bon.

Pourquoi tombe-t-on amoureux de Paris et par extension de la France?

Jusque-là, je n’avais jamais rencontré de gens qui n’avaient pas de télé chez eux (par choix délibéré!) et cela m’émouvait profondément. J’étais enchantée par tous les lecteurs croisés dans les transports publics, les jardins, les cafés et même sur les trottoirs.

J’adorais ce goût prononcé des Français pour l’échange d’idées et le débat (tant d’énergie déployée!). Ça m’interpellait qu’ils connaissent si bien leur arbre généalogique et leur histoire, moi qui ignorais tout de la mienne. Je trouvais formidable que les étudiants et étudiantes puissent voyager et voir le monde. J’étais obsédée par l’idée que je me faisais du savoir-vivre français… Passer des heures attablés à refaire le monde, aller au cinéma toute la nuit pour voir une rétrospective de Wong Kar Wai, rencontrer des gens excentriques ou underground, écouter des langues qui m’étaient complètement étrangères, se cultiver, s’élever, s’encanailler. Pour la Brésilienne que j’étais (que je suis!), Paris était alors le centre du monde.

En me lançant les yeux fermés dans cette nouvelle vie, je ne me suis pas vraiment préoccupée de la marche à suivre. J’entrais désormais dans le vif du sujet.

Une ville qui m’a coûté extrêmement cher dès le départ. 5.260 euros pour apprendre la langue de Montaigne, Proust, Houellebecq et Virginie Despentes, et surtout, avoir un visa d’étudiante. Cette école de langue, située dans le XVIe arrondissement, près de la Place Victor Hugo, a pompé tout mon argent mais m’a aussi permis de comprendre l’immense gouffre qui existait entre moi et mes camarades, des Asiatiques très argentés.

J’ai donc dû «faire serveuse» dans un restaurant situé au Jardin de Tuileries. Notre petite équipe était composée par d’autres étudiants motivés par leurs sempiternels projets de voyage; l’aide-cuisinier faisait aussi dealer dans ses heures libres; le patron était cordial, et ainsi se déroulait notre jeunesse éternelle, légère mais pas tout à fait insouciante, car la peur de la précarité rodait. Il fallait à tout prix se fixer des projets. Mais par où commencer?

En me lançant les yeux fermés dans cette nouvelle vie, je ne me suis pas vraiment préoccupée de la marche à suivre. J’entrais désormais dans le vif du sujet.

Jacques Chirac, très populaire dans mon pays d’origine, entamait son deuxième mandat. Ma mère, une adoratrice de la France (une espèce de secte qu’on trouve partout dans le monde) trouvait qu’il était bel homme et très charismatique. Je me demande combien de votes il a pu gagner pour ces raisons-là… À l’époque j’enviais une amie qui touchait 2.000 euros, car en quittant mon pays, j’avais renoncé au confort familial, ainsi qu’à tous mes repères.

Capture d'écran réalisée le 31 décembre 1995 du président de la République Jacques Chirac présentant ses voeux | AFP

Avec mon colocataire, brésilien lui aussi, étudiant en théâtre à l’école Jacques Lecoq, on avait du mal à payer notre petit deux-pièces rue de Clignancourt. Nos voisins étaient éclectiques, avenants, pas tout à fait de vrais Gaulois, pas tout à fait des Latinos comme nous, pas tout à fait au goût d’Eric Zemmour.

Nous vivions dans un quarante mètres carrés et grâce à la sexualité débridée de mon colocataire, je voyais défiler chez moi les plus beaux garçons de Paris.

Parmi nos convives, des jeunes gens d’origine française, allemande, russe, italienne, maghrébine… Notre hospitalité charmait nos invités, mais les chocs culturels étaient inévitables. Nous échangions sur tout: la vie, la mort, nos familles respectives, l’éducation reçue, la politique, la place de l’art dans nos vies, nos peurs et nos attentes, la sexualité, le racisme, l’existence ou pas d’une justice, d’un dieu, d’une vie après la mort…

Apprivoiser la langue française a été un défi considérable. Au bout de quatre ou cinq mois j’arrivais à comprendre peu ou prou ce que mon interlocuteur essayait de me dire. Cioran a écrit «On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela, et rien d’autre». Ça résonnait fort, moi que commençais à rêver en français.

La France, libre dans sa tête

Grâce à un ami journaliste qui m’a présenté quelqu'un, qui m’a présenté quelqu'un, qui m’a présenté quelqu’un, j’ai réussi à avoir un entretien pour un stage à Charlie Hebdo. J’ignorais absolument tout de ce canard. En arrivant vers midi, rue de Turbigo, le directeur de la rédaction m’a seulement posé deux questions, tout en mangeant son jambon-fromage: «Tu viens de la part de Joshka? T’es étudiante et ton visa expire bientôt? On va t’aider!». Et voila, entretien fini. Ça a duré trois minutes à peine. Cette générosité me marqua à jamais.

J’aimais de tout mon cœur ce pays d’adoption, et j’allais enfin travailler en tant que journaliste. Ce n’était qu’un stage bien entendu, mais j’allais gravir les échelons, montrer ma valeur, travailleur sans arrêt. La vie m’appartenait.

Hélas, la grande aventure n’a pas duré longtemps. Je me suis fait renverser par une voiture place de la République et suis restée longtemps en convalescence. Mais je me souviendrais toujours du mail chaleureux du rédacteur en chef qui finissait par cette phrase: «Lève toi et marche!». J’ai tout de même pu assister à quelques conférences de rédaction mémorables et constater l’énergie, l’intelligence et l’humour corrosif et contestataire qu’y régnait. Je me disais que la France était libre dans sa tête! Je n’avais rien vu de tel au Brésil.

Une conférence de rédaction à Charlie Hebdo, en novembre 2001 | François Guillot / AFP

2006 était l’année du mondial de football en Allemagne. Grâce à cet événement, j’ai travaillé dans une émission sportive qui s’appelait Jour de Sport. J’étais la chroniqueuse brésilienne qui faisait des petits portraits de joueurs brésiliens: Ronaldo, Juninho, Roberto Carlos, Cris, etc. Hélas, la Seleção a capitulé devant Zizou. Je m’en fichais, je venais de rencontrer l’amour de ma vie. Dans la France rurale d’il y a un siècle, on s’épousait souvent entre voisins. En 2006 on tombait amoureuse de son collègue de travail.

Cette expérience professionnelle fut éphémère mais très éclairante. Je voyais pour la première fois un vrai point en commun avec le Brésil, l’amour du football. La même fièvre, le même engouement national, les mêmes larmes de joie ou de tristesse à la fin d’un match. Le coup de tête de Zidane a provoqué un micro tremblement de terre, chez moi y compris.

J’ai vécu des moments d’émotions intenses, profondes, qui m’ont à jamais liée aux Français

Et puis, le temps fit ce qu’il fait toujours… il passe, il s’écoule. D’abord lentement puis avec une grande vitesse.

J’en suis donc à mon quatrième président français. J’ai vécu avec la droite au pouvoir («mon amie Angela Merkel m’a offert une superbe chope de bière…»), la droite encore («Avec Carla, c’est du sérieux»), la gauche («Moi président») et puis, Emmanuel Macron («Je ne suis pas quelqu'un qui aime l’argent», lol).

Pendant ces années, j’ai vu la population se mobiliser d’innombrables fois. Contre le contrat première d’embauche, contre la réforme des retraites, contre les violences faites au femmes, contre l’homophobie, contre le terrorisme, pour la défense de l’emploi et du pouvoir d’achat, pour et contre le mariage pour tous.

J’assiste depuis le 17 novembre à la naissance d’un mouvement de contestation profonde inédit parce que sans parti, où les mots chômage, précarité, contrôle technique, exclusion, diesel, désenchantement, SMIC et échec gravitent dans le même champ lexical.  L’image d’une France qui souffre beaucoup, profondément. Une France proche de celle racontée par Nicolas Matthieu dans son livre, Leurs enfants après eux, où les déterminismes sociaux sont implacables et l’ascenseur social en panne. 

Je lis les mots de Laurent Joffrin (de Libération) qui estime dans son édito de mercredi que « Jupiter –celui qui défendait la start-up nation il y a peu– n’est plus qu’un mortel parmi d’autres et la foudre qu’il tenait dans son poing ne produit plus que des étincelles dérisoires ». 

J’essaie de ne pas oublier que toute crise est une opportunité. Mais pour qui au juste ?

J’ai vécu des moments d’émotions intenses, profondes, qui m’ont à jamais liée aux Français: le dernier concert de Bashung, l’adoption du mariage pour tous, l’aventure spatiale de Thomas Pesquet, le prix Nobel de littérature attribué à Patrick Mondiano et ensuite à Le Clézio, l’enterrement de Johnny (et oui), la France championne du monde en 2018… Mais rien n’a été comparable à l’émotion que j’ai pu ressentir lors de la marche républicaine du 11 janvier 2015. Comment oublier cette foule composée par des centaines de milliers d’anonymes? Ce silence imposant, rompu seulement par La Marseillaise ou des salves d’applaudissement. Les souffrances communes subies par un peuple finissent par les lier à jamais. Quatorze ans se sont passés, le temps de l’innocence est fini, mas ce drôle de coup de foudre dure encore.

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