Sciences

L’être humain était en Algérie il y a 2,4 millions d’années

Que révèlent les traces découvertes sur le site d'Ain Boucherit sur les hominidés?

Exemple de traces d'activité anthropique trouvées sur le site d'Ain Boucherit (Algérie): un nucleus en pierre à partir duquel des éclats coupants ont été extraits. | Mohamed Sahnouni
Exemple de traces d'activité anthropique trouvées sur le site d'Ain Boucherit (Algérie): un nucleus en pierre à partir duquel des éclats coupants ont été extraits. | Mohamed Sahnouni

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L’étude des premiers peuplements humains préhistoriques du pourtour méditerranéen fait l’objet d’intenses recherches depuis de nombreuses décennies. Dans un article publié jeudi 29 novembre dans la revue américaine Science, nous apportons un nouvel éclairage sur cette question: des traces de présence humaine datées de 2,4 millions d’années ont été découvertes dans le nord de l’Algérie. Que révèlent-elles?

L’utilisation d’outils lithiques taillés (lithique signifie en pierre), dont on distingue les marques sur certains ossements fossiles. Un travail de boucherie a été opéré sur ces os. Ces traces d’activité sont les plus anciennes découvertes à ce jour sur tout le pourtour méditerranéen. Il aura fallu plusieurs années d’efforts de scientifiques de plusieurs disciplines (archéologie, géologie, paléontologie, géochronologie, taphonomie et archéozoologie) pour que ce travail puisse aboutir à cette publication. Des chercheurs et chercheuses issues de différentes institutions en Algérie, Espagne, France et Australie en sont les autrices.

Exemple de traces d’activité anthropique trouvées sur le site d’Ain Boucherit (Algérie): un os de bovidé avec des traces de découpes réalisées avec un outil lithique tranchant. | Isabel Cáceres

Le site d’Ain Boucherit en Algérie

Ain Boucherit est situé au nord de la ville d’El Eulma, dans la wilaya de Sétif, à quelques centaines de mètres du fameux site archéologique d’Ain Hanech, découvert à la fin des années 1940 par le paléontologue Camille Arambourg, et daté d’environ 1,8 million d’années. Les fouilles archéologiques et recherches associées menées par Mohamed Sahnouni et son équipe dans le secteur depuis 1992 ont permis de mettre au jour de nombreux gisements archéologiques et paléontologiques dont celui d’Ain Boucherit.

La région du site d’Ain Boucherit. | Jordi Mestres

Le gisement d’Ain Boucherit est composé de deux niveaux archéologiques différents appelés niveaux inférieur (AB-Lw) et supérieur (AB-Up). Dans les deux, on a trouvé des outils en pierre et des ossements fossiles. L’assemblage lithique est composé de plus de 250 pièces réalisées en calcaire ou en silex. Il s’agit de galets taillés (choppers, polyèdres et subspheroides), nucleus, éclats (dont certains sont retouchés) et autres fragments indéterminés. L’ensemble présente une unité technologique cohérente qui permet de le caractériser comme oldowayen (les spécialistes parlent aussi de Mode 1): le terme désigne un ensemble d’outils lithiques relativement peu élaborés caractéristiques du Paléolithique inférieur.

Quant à l’assemblage fossile, il est composé de presque 600 ossements issus principalement d’éléphants, d’hippopotames, de rhinocéros, d’équidés et bovidés de petite et moyenne taille. Certains os présentent des traces de découpes par des éléments tranchants ou de percussion par un percuteur en pierre. Ce sont là des activités typiques de dépeçage, d’éviscération ou d’extraction de moelle. Ces éléments montrent qu’il y a plus de deux millions d’années, les hominidés avaient déjà accès aux carcasses animales pour en extraire la viande et la moelle.

Comment Ain Bouherit a-t-il été daté?

L’absence de minéraux et dépôts volcaniques empêche l’utilisation de méthodes de datation très précises telles que l’Argon-Argon ou la téphrochronologie couramment utilisée pour les sites du rift est-africain. Du coup, nous avons dû employer une autre approche, basée sur la combinaison de quatre différentes méthodes: la stratigraphie, le paléomagnétisme, la résonance paramagnétique électronique (RPE) et la biochronologie.

Chaque méthode apporte des informations complémentaires. Il nous a ainsi été possible de construire un cadre chronologique relativement cohérent et solide pour les niveaux archéologiques inférieur et supérieur d’Ain Boucherit. En particulier, le niveau supérieur a notamment pu être positionné au sein d’un intervalle de polarité magnétique normale identifié comme étant l’épisode Olduvai.

Quelques éléments d’explication à ce propos. L’orientation et l’amplitude du champ magnétique de la Terre à un endroit particulier varient avec le temps, et peuvent ainsi être utilisées pour dater des matériaux, des sédiments, des objets… Grâce à la chronologie de ces variations, nous savons que nous sommes, depuis 780.000 ans, dans une période magnétique de polarité principalement positive (ou normale). La période précédente était caractérisée par une inversion de la polarité. Elle a commencé il y a 2,6 millions d’années mais elle a été entrecoupée par plusieurs brefs épisodes de polarité normale, dont Olduvai, qui est daté entre 1,78 et 1,94 million d’années (Ma).

Si l’on revient au site d’Ain Boucherit, le niveau archéologique inférieur étant situé plusieurs mètres en dessous au sein d’un intervalle de polarité inverse antérieur à Olduvai, il est donc plus ancien que 1,94 Ma. À partir de la position stratigraphique des niveaux supérieur et inférieur et en partant de l’hypothèse d’un taux de sédimentation constant, nous avons pu estimer des âges respectifs pour ces deux niveaux archéologiques d’environ 1,9 et 2,4 Ma.

Le gisement archéo-paléontologique d’Ain Boucherit en Algérie. Au premier plan, la fouille du niveau archéologique supérieur daté d’environ 1,9 million d’années; au deuxième plan, le niveau archéologique inférieur (flèche rouge à la base de l’arbre) daté d’environ 2,4 millions d’années. | Mathieu Duval

Les implications de cette découverte

Ces nouvelles découvertes à Ain Boucherit changent quelque peu notre perception de la chronologie et de la diffusion de la technologie lithique oldowayenne à travers l’Afrique et l’Europe. Son origine est-africaine semble pour l’instant clairement établie. Dans cette portion de l’Afrique, de nombreux sites de plus de deux millions d’années ont été identifiés (article en anglais), dont les plus anciens à Gona en Éthiopie (2,6 Ma), bien antérieurs aux sites algériens.

L’industrie oldowayenne d’Ain Hanech, datée d’environ 1,8 million d’années, était considérée jusqu’à présent comme la plus ancienne d’Afrique du Nord. La découverte d’outils lithiques à Ain Boucherit repousse d’environ 600.000 ans en arrière l’arrivée des hominidés dans la région. Cela suggère soit une dispersion relativement «rapide» (ou du moins, beaucoup plus rapide qu’envisagée jusqu’à présent) de ce type d’industrie lithique depuis l’Afrique de l’Est vers l’Afrique du Nord, ou bien même, compte tenu des marges d’erreur sur les datations, son apparition multiple dans différentes régions d’Afrique aux environs de 2,5 millions d’années.

Enfin, ces nouvelles découvertes à Ain Boucherit témoignent d’un peuplement humain sur la marge sud du pourtour méditerranéen bien plus ancien qu’au nord, puisqu’il apparaît désormais comme antérieur de presque un million d’années par rapport aux plus anciennes traces d’industries lithiques et de fossiles d’hominidés trouvées dans le sud de l’Europe et notamment en Espagne, à Atapuerca et Orce.

Qui sont les auteurs de ces outils taillés?

Les candidats hominidés connus à ce jour comme étant les possibles auteurs de ces outils lithiques et traces de boucherie sont peu nombreux et relativement méconnus. L’Afrique du Nord a livré très peu de fossiles, et les plus anciens restes trouvés à ce jour proviennent du site de Tighennif (anciennement Ternifine), situé à environ 600 kilomètres à l’ouest d’Ain Boucherit. Le site a livré dans les années 1950 trois mandibules, des dents humaines et un pariétal attribués à une nouvelle espèce Atlanthropus mauritanicus, aujourd’hui rattachée à Homo erectus ou bien Homo heidelbergensis selon les auteurs et autrices. Cependant, l’âge estimé de ces fossiles (environ 700.000 ans) et le type d’outils lithiques associé (de type Acheuléen ou Mode 2) diffèrent trop de ceux d’Ain Boucherit pour que l’hypothèse soit crédible.

Les fossiles d’hominidés répertoriés sur la marge nord et orientale du pourtour méditerranéen sont associés à une industrie lithique de type oldowayenne comme à Ain Boucherit, mais les chronologies sont ici beaucoup trop récentes pour effectuer une quelconque connexion avec ces gisements. Par ailleurs, les fossiles trouvés en Espagne de l’autre côté de la Méditerranée à Atapuerca Sima del Elefante et Barranco Léon, datés respectivement d’environ 1,2 et 1,4 million d’années, sont trop fragmentaires ou isolés pour pouvoir être attribués clairement à Homo antecessor, la plus ancienne espèce d’hominidés identifiée en Europe de l’Ouest et datée de 0,8 Ma. On a donc pour l’instant très peu d’information sur les plus anciens occupants de ce continent.

Les représentants du genre Homo sont généralement perçus comme de meilleurs candidats

Les meilleurs candidats sont probablement à chercher en Afrique de l’Est. Plusieurs espèces d’hominidés ont été retrouvées soit en association avec des industries oldowayennes, soit dans des dépôts de plus de deux millions d’années, c’est-à-dire dans un intervalle de temps proche de celui d’Ain Boucherit. Au sein de la lignée du genre Homo, il convient de mentionner Homo habilis ou bien Homo rudolfensis, même si d’autres représentants du genre ne peuvent être exclus. Par exemple, la découverte d’une mandibule partielle à Ledi-Geraru en Éthiopie a repoussé l’apparition du genre Homo à au moins 2,8 Ma. Elle n’a pour l’instant pas pu être rattachée à aucune des espèces connues à ce jour.

À noter également que plusieurs espèces d’australopithèques ou de paranthropes ont été retrouvées sur certains sites oldowayens et pourraient donc potentiellement être les auteurs de ces outils lithiques. Certains spécialistes n’excluent pas cette possibilité même si les représentants du genre Homo sont généralement perçus comme de meilleurs candidats du fait de certaines caractéristiques crâniennes et dentaires qui indiqueraient une plus grande capacité cognitive.

Il y a donc plusieurs candidats possibles pour les découvertes réalisées à Ain Boucherit. Mais précisons qu’aucune des espèces citées n’a encore été trouvée en Afrique du Nord. Il est également possible qu’il s’agisse d’une espèce d’hominidé qui n’ait tout simplement pas encore été identifiée. Il convient donc pour le moment d’avancer avec prudence sur ce sujet en attendant de nouvelles découvertes.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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