Culture

Vingt ans après sa sortie, le premier album de Tryo est (malheureusement) toujours d’actualité

L'album fête aujourd'hui ses 20 ans et on aurait tort de sous-estimer cette bande-son de notre adolescence.

Les membres du groupe Tryo à Belfort en 2007. | Jeff Pachoud / AFP
Les membres du groupe Tryo à Belfort en 2007. | Jeff Pachoud / AFP

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Comme le disait Aznavour, les moins de 20 ans peuvent ne pas connaître le premier album du groupe français Tryo car il fête, comme eux, ses deux décennies en cette fin d’année 2018. Paru en novembre 1998, Mamagubida (nom formé par la première syllabe du prénom de chaque membre) n’a pourtant pas beaucoup vieilli si on observe les thèmes qui le traversaient alors. Immigration, écologie, crise économique, parité femme-homme, omnipotence des réseaux de communication… Derrière son apparente bonhomie dopée aux rythmes reggae, ce disque pourrait bien avoir été prophétique.

Un album buzz avant l’heure

Très atypique, mais pas biscornu comme le sous-entend trop souvent cet adjectif dans les annonces immobilières, Mamagubida détonne déjà à l’époque par sa production. Enregistré en live dans la MJC de Fresnes et lors de concerts en Bretagne (alors que les membres du groupe sont principalement originaires de la région parisienne), le disque bénéficie de conditions d’enregistrement moins perfectionnées que celui de Louise Attaque (paru la même année). Mais cet accent «roots» (terme maintes fois répété au cours de l’album) le rend de fait plus intime, plus vivant, comme si les cris et les chants des spectateurs énamourés et conquis par «L’Hymne de nos campagnes» retentissaient depuis 1998 jusqu’à nous, dans un élan vibratoire parfaitement contemporain.

Si aujourd’hui on organise une tournée à coup de faux clics via les réseaux sociaux, il y a vingt ans, seul le bouche-à-oreille pouvait faire naître et grandir une notoriété. Les prestations nombreuses du groupe à l’époque, les échos favorables qui leur font suite, une sorte de buzz préhistorique, offrent aux quatre membres (et non trois comme leur nom pourrait le laisser supposer) la visibilité suffisante pour produire d’abord par le biais de leur association puis d’autodistribuer Mamagubida. Ils vendront par le biais de leurs prestations scéniques quelque 15.000 exemplaires! La signature avec Columbia et Sony Music et la commercialisation de Mamagubida leur ouvrent les portes: un disque de platine plus tard (300.000 exemplaires vendus à l’époque et 800.000 à ce jour), la carrière des alter-reggaemen français est lancée.

Léger et sérieux à la fois

«Peuple d’Occident, réveille-toi, réveille-toi, c’est pas tes lois sur l’immigration qui m’empêcheront de venir chez toi.» Telles sont les paroles du refrain de «La Misère d’en face» (septième titre de l’album) qui prennent un relief tout particulier en cette période de crise migratoire. En 1998, l’immigration n’est évidemment pas inexistante. Les lois dites Pasqua votées en 1986, que la chanson évoque d’ailleurs, restreignent les conditions d’obtention de la carte de séjour des étrangers et rétablit le régime d’expulsion en vigueur avant 1981. Les lois Debré en 1997 organisent le retour au pays des sans-papiers dans un contexte électrique (évacuation par les forces de l’ordre de l’église Saint-Bernard à Paris).

Toutefois, la situation n’a pas de commune mesure avec la problématique actuelle: embarcations en détresse dans les eaux méditerranéennes (17.000 morts ou disparus depuis 2014 soit l’équivalent de la population d’une ville comme Vesoul ou Albertville), blocage de la frontière italienne, conflit politique de la vallée de la Roya (que Cédric Herrou tente de médiatiser)… «Je suis né dans la misère», disait un des personnages de la chanson de Tryo. Un autre évoquait la guerre de Sarajevo («il paraît que chez vous, il y a encore des oiseaux»). Encore aujourd’hui, plus qu’en 1998, la pauvreté et les conflits poussent des centaines de milliers d’Africains et de Proche-Orientaux sur les chemins de l’Europe. Entend-on encore des oiseaux chanter à Damas, à Asmara ou à Kaboul?

Autre thématique, moins tragique mais tout aussi contemporaine que l’immigration: le débat sur la légalisation des drogues douces qui agite la société française depuis plus de vingt ans. Guizmo, le chanteur, a beau inviter ses auditeurs et auditrices à «fumer de l’herbe de qualité», il n’en évoque pas moins sa volonté de «boucher le trou de la sécu en fumant son tarpé» («La Main verte», piste 9). Quand on voit que la légalisation récréative (après la thérapeutique) s’impose progressivement en Amérique du Nord par exemple (Alaska, Oregon, Colorado, Washington, Canada), on peut comme Tryo imaginer un monde où on ne fera pas fructifier un marché noir mafieux («fumer c’est de l’argent et j’en donne à des gens qui allégrement amassent des bagues en diamant») mais où les caisses publiques pourraient se renflouer de cette consommation souterraine.

Toutefois, l’une des grandes causes défendues par Tryo, et ce dès le début de Mamagubida, demeure l’écologie. «Il est grand temps de faire une pause, de troquer cette vie morose contre le parfum d’une rose» car «assieds-toi près d’un vieux chêne, et compare-le à la race humaine, l’oxygène et l’ombre qu’il t’amène, mérite-t-il les coups de hâche qui le saignent?» («L’Hymne de nos campagnes», qui ouvre l’album).

 

 

Cette année-là, Jacques Chirac n’a pas encore prononcé sa phrase restée célèbre: «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs» (discours d’ouverture du 4e Sommet de la Terre à Johannesburg en 2002) et la question climatique est encore discutée et clairement pas considérée comme une urgence mondiale. Et pourtant, le groupe français, sensible à la thématique de la sauvegarde de l’environnement, d’entonner «mais si le béton est ton avenir dis-toi que c’est la forêt qui fait que tu respires [...] car un lopin de terre, une tige de roseau servira la croissance de tes marmots». Difficile aujourd’hui de ne pas constater la pertinence du message de Tryo. Le réchauffement climatique avéré, son accélération due à la déforestation, la disparition de multiples espèces animales, autant d’éléments qui mettent en danger la pérennité de l’espèce humaine, des générations futures, l’avenir de ces fameux «marmots».

Les paroles de Mamagubida énuméraient ainsi sans le savoir les maux et les périls qui pointaient en 1998 et explosent vingt ans plus tard. Dans le huitième titre de l’album, Tryo s’en prend même aux clichés sexistes qui étrillent la liberté sexuelle des femmes. «Un homme qui aime les femmes on appelle ça un Don Juan, une femme qui aime les hommes on appelle ça comment? Une femme qui aime les hommes est avant tout une femme» («Un homme qui aime les femmes»). Voilà qui clouera le bec à ceux qui pensent qu’un string ou un sourire vaut consentement, qu’une femme qui assume ses désirs serait une p***. La vérité ne sort pas forcément de la bouche des enfants, elle peut aussi éclater dans celle d’un fumeur de joints à dreadlocks! Cette préscience de Guizmo et de ses comparses entre certainement dans le succès incontesté de ce vieux disque, qui racontait hier le monde d'aujourd'hui.

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