Politique / Société

Les «gilets jaunes» annoncent-ils un glissement de la France sur la pente italienne?

À bien des égards, les manifestants français ressemblent au peuple des «grillini», les partisans du Mouvement 5 Étoiles italien.

Cette France des ronds-points apparaît comme la victime trop souvent ignorée de la crise de 2008. | Jamain via <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gilet_jaune_(Belgique)_J1.jpg">Wikimedia Commons</a> <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/deed.fr">License by</a>
Cette France des ronds-points apparaît comme la victime trop souvent ignorée de la crise de 2008. | Jamain via Wikimedia Commons License by

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Les «gilets jaunes» sont incontestablement des enfants de la crise. Ils sont un peu le «Nuit Debout» de la France périphérique et rurale, celle qui a besoin de la bagnole pour vivre ou survivre, une sorte de «parti pirate» de la France de ces pavillons, dont l’achat à crédit contribue à rendre les fins de mois difficiles mais dont l’acquisition constitue le dernier rêve relativement accessible pour des millions de Français.

Les «gilets jaunes», c’est le parfait envers du rêve français, modelé depuis 1965 et les Trente Glorieuses, cette société des «deux Français sur trois», dont le négatif saisissant hante désormais la vie sociale et politique. Mais les «gilets jaunes» s’inscrivent aussi dans une réalité plus vaste, perceptible à l’échelle continentale sinon occidentale.

Une Italie et une France sans croissance

Ces «gilets jaunes» ont ainsi des cousins transalpins. Ils ressemblent en effet aux grillini, les partisans du comique et tribun Beppe Grillo, fondateur du très populiste Mouvement 5 Étoiles. Les électeurs du M5S sont, sur un plan idéologique et historique, les orphelins du rêve de Berlinguer, défunt leader du communisme italien, et les victimes de la trahison du «contrat» passé par Silvio Berlusconi avec cette Italie-là à partir de 1994.

Ils sont aussi pour beaucoup à la fois les victimes de la crise de 2008 et de la stagnation des années Berlusconi, celle de la décennie 2000, marquée par un véritable surplace économique et par la précarisation de pans entiers de la société italienne, au premier rang desquels une jeunesse réduite à squatter le domicile des parents et à gagner, au mieux, 1.000 euros par mois. Cette Italie-là a identifié les causes économiques de son marasme à la défaillance massive de la classe politique italienne de la Seconde République, née de l’effondrement de la Première sous les coups des juges et par l’entrée en lice de Berlusconi.

Les «gilets jaunes» déploient deux catégories de critiques. D’abord, ils estiment être les principales victimes de la crise. De fait, cette France des ronds-points apparaît bien comme la victime trop souvent ignorée de la crise de 2008, mais aussi du véritable décrochage des classes moyennes depuis une trentaine d’années. On a parlé, les concernant, de «France périphérique», de «descenseur social», de «France des petits moyens», mais aussi des «gars du coin».

À l’évidence composite, cette France en gilet jaune, souvent plus dépendante qu’amoureuse de sa voiture, se retrouve perdante de la promesse vieille de cinquante ans d’une «moyennisation» heureuse de la société française comme elle se retrouve, en tant que «France qui se lève tôt», trahie par la promesse sarkozyste de 2007 et, last but not least, non moins orpheline de la gauche française, de plus en plus distante vis-à-vis de ces groupes sociaux jadis plutôt favorables au PS ou au PCF. À l’instar de l’Italie des années 2000, c’est une France sans croissance que cette France des «gilets jaunes», déconnectée des métropoles, privée de force tribunicienne et peinant à ériger une contre-culture face à celle des élites du pouvoir.

Les deux mouvements –l’un partisan, l’autre des ronds-points– empruntent entre autres aux cultures et traditions de gauche et de droite. Sur les barrages, aspirations «de gauche» et «de droite» cohabitent.

Des Grillo spontex

L’Italie de Beppe Grillo avait rencontré son tribun. C’était, dans chaque cité de la péninsule, un spectacle autant qu’un meeting que l’on venait écouter quand le camping-car de Grillo passait et que les réseaux sociaux avaient battu le rappel. De ce côté-ci des Alpes, pas de tribun, pas de meeting, mais des attroupements significatifs sur les ronds-points du pays, convoqués online via les réseaux sociaux. Les ronds-points, ces symboles d’un urbanisme consubstantiel à un modèle économique désormais remis en cause, articulent les différentes facettes de cette «France moche» faite de zones commerciales ou d’activité, de zones pavillonnaires et de centres-villes désertés et moribonds. Les «gilets jaunes» ont tout de grillini qui n’auraient pas trouvé leur Grillo. Un grillisme spontex, en quelque sorte.

Les vies politiques de nos pays ne sont pas sans points communs. Les «gilets jaunes» émergent alors que gouverne une réplique assez exacte de ce qu’a été le renzisme en Italie. En chute libre, LREM et Emmanuel Macron font penser au PD de Matteo Renzi avant sa débâcle spectaculaire. Quant à la droite héritière du sarkozysme, on ne peut que remarquer un déclin assez similaire à celui que connaît –de façon désormais paroxystique– le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia. Dans les deux pays, les partis de gouvernement du régime s’enfoncent dans un marasme sépulcral tandis que contestations démocratiques, économiques, réponses populistes et subversivisme flambent.

Effritement des grandes identités politiques

Les «gilets jaunes» forment à l’évidence les bataillons d’une France qui, jusqu’à présent, n’avait pas connu son «mouvement social». Celui-ci est assez typiquement un moment «économico-corporatif», c’est-à-dire exposant les griefs et demandes matérielles d’une partie notable de la population, qui se découvre solidaire mais qui n’a pas développé d’appareil idéologique et politique cohérent. Il déploie néanmoins aussi un discours très largement partagé de contestation démocratique et de mise en cause de la légitimité des gouvernants successifs du pays depuis au moins trois décennies. Cela traduit un mouvement vers la politisation, encore fragile mais réel. À l’évidence, cette contestation n’a ni outil partisan, ni appareil idéologique sophistiqué. Elle est dépourvue de lien avec d’autres groupes sociaux, comme ceux qui ont porté Nuit Debout et qui pourraient jouer un rôle de dirigeants.

Les grillini sont évidemment à un stade de développement idéologico-politique bien plus sophistiqué que le mouvement naissant des «gilets jaunes», ne serait-ce que par la sédimentation des actes et paroles politiques depuis une décennie. Le M5S parvient en effet, quant à lui, à articuler des demandes et des colères diverses montées de la société italienne et à leur donner un débouché électoral et politique. Avec ses faiblesses, le M5S est parvenu à subvertir le clivage gauche-droite et à faire s’effondrer le système partisan existant de 1994 dans la Botte. La France des ronds-points n’en est pas encore là, même si sa contestation est dirigée contre les gouvernants d’aujourd’hui, d’hier et d’avant-hier.

Au départ, le grillisme s’est organisé via le site Meetup et partage avec les «gilets jaunes» le fait d’organiser online et offline une contestation au sein de laquelle l’individu est relativement autonome. Il y a du «parti pirate» dans les «gilets jaunes» comme dans le M5S. Une contestation 2.0, au nom de la démocratie idéale, par des individus largement autonomes, connectés.

Le M5S comme les «gilets jaunes» sont typiques de l’Europe de la crise. Ils agglomèrent les perdants du système économique et ceux qui sont défiants envers les systèmes partisans et régimes politiques, jugés responsables des effets de la crise. Sur les ronds-points de France, une réplique de la crise de 2008 est en train de frapper.

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