Médias / Société

Zemmour, symptôme d'une époque où la vérité factuelle devient une opinion

Quelle tristesse de voir Alain Finkielkraut lui porter secours.

Éric Zemmour à l'hôtel Bristol en 2015 | Thomas Samson / AFP
Éric Zemmour à l'hôtel Bristol en 2015 | Thomas Samson / AFP

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Dans un récent texte, Ariane Chemin et Vincent Martigny évoquaient «les ombres qui planent sur l’esprit des Lumières». Le moins que l’on puisse dire est que la portée de l’ombre a encore crû lorsque Alain Finkielkraut a jugé utile d’inviter Éric Zemmour à parler de Pétain dans sa célèbre émission de France-Culture, Répliques.

N’étant pas historien, je ne ferai pas l’inventaire des énormités proférées par l’invité (voir, à ce sujet, la mise au point de Laurent Joly, sur le site de l’association Vigilance-universités) avec la complicité implicite de Paul Thibaud, que l’on a connu infiniment plus vigilant, et celle de leur hôte, dont l’indignation n’est pas réellement parvenue à être audible.

Comment expliquer la visibilité accordée à cet agitateur proche (c’est un euphémisme) de l’extrême droite, capable d’affirmer sans ciller que, dans le chaos meurtrier de la Seconde Guerre mondiale, le génocide n’est guère qu’un détail? Plusieurs pistes interprétatives sont possibles et je n’ai évidemment pas la prétention d’en dresser une liste exhaustive. J’en privilégierai deux.

Souverainisme et déclinisme

D’une part, le rapprochement, sous couvert de souverainisme et, dans une moindre mesure, de déclinisme, de tous ceux et celles qui poussent des cris d’orfraie devant les menaces supposées mettre en péril la survie de la nation, tel que leur nostalgie et leur ressentiment les fantasment. Tout changement dans la composition disons «ethnique» de la population est perçu comme dénaturation.

Ces professionnels du pessimisme vouent un culte aux origines, exaltent leurs racines, et se détournent de l’altérité en arguant de leur tragique lucidité. Ces faux prophètes se recrutent aussi bien à droite (surtout extrême) qu’à gauche (parfois extrême). Ils défendent une conception strictement nationale de la citoyenneté et ne font, dès lors, que peu de cas du souci moral à l’égard de ceux qui en sont privés.

Ils se font les défenseurs de la partialité morale, c’est-à-dire qu’ils se soucient exclusivement du bien-être de leurs concitoyens. Ils méprisent corrélativement l’impératif politique de la solidarité internationale, ou, si l’on préfère, destinent à leurs seuls «semblables» le devoir de porter assistance à ceux qui souffrent.

Ils peuvent ainsi affirmer, d’un commun accord (Finkielkraut, Thibaud, Zemmour), qu’il est parfaitement normal de célébrer le vainqueur de Verdun (expression convenue sur laquelle d’ailleurs il y aurait beaucoup à dire), lequel ne saurait être confondu avec l’artisan de la Collaboration. Mais cela revient à considérer qu’il serait acceptable de vanter les mérites d’Hitler pour la réussite de sa politique économique de relance dès 1933.

On ne manquera pas de nous rétorquer qu’il n’est pas déraisonnable de séparer l’homme et l’œuvre –argument que les heideggériens manient à la perfection!

L’indifférence à la vérité

Il existe une piste explicative plus générale. Nous vivons une époque durant laquelle s’efface le partage entre le vrai et le faux, une époque de falsification de la réalité que cet effacement autorise. L’ère de la post-vérité, définie comme celle dans laquelle les faits deviennent affaire d’opinion, obère la possibilité du débat argumentatif.

Ce qui nous guette, peut-être déjà là, est l’indifférence à la vérité et l’abolition de sa valeur normative. Ce brouillage des frontières entre vérité et mensonge s’exprime dans la notion de «faits alternatifs»: désormais il est permis d’être en désaccord avec les faits. Nous pouvons même désormais en nier la réalité, y compris en présence de ceux qui en sont les témoins.

Et c’est exactement cet exercice qu’affectionne Zemmour avec, désormais, l’indifférence de certains de nos intellectuels. Il fut un temps, lointain, où Alain Finkielkraut s’inquiétait lucidement de l’avenir d’une négation.

Aujourd’hui, hélas, il ne fait guère de doute que cet avenir est assuré, notre modernité tout entière est devenue négationniste. La faiblesse du vrai, pour reprendre le titre du beau livre de Myriam Revault d’Allonnes, qui nous conduit à renoncer à nos idéaux de vérité et d’objectivité, se conjugue avec l’abandon de notre puissance d’agir aux mains des puissants pour qui ces idéaux sont désormais inutiles.

Les vérités factuelles sont vulnérables

Ainsi que le souligne Laure Murat, on aurait tort de prendre à la légère «ces petits arrangements avec le réel, le vrai et le juste». Il nous faut résister à la «sémantique du crépuscule», celle que décrit Orwell dans 1984, instrument d’assujettissement des individus par l’intermédiaire d’un langage appauvri et manichéen.

Et nous devons le faire avec les ressources qui font l’humanité de l’homme, celles de la raison dans sa capacité à unir et à dénoncer ceux qui cherchent à précipiter son sommeil. Quand la vérité factuelle est niée, c’est-à-dire quand elle devient une simple opinion déconnectée de la réalité, c’est notre monde commun qui est en péril. Or, les vérités factuelles sont vulnérables.

Raison de plus pour les garantir contre les mensonges qui les trahissent et la propagande qui les dénature. Avec l’aide d’Alain Finkielkraut, Éric Zemmour se livre, sans vergogne, aux uns et à l’autre.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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