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Avec «Sel, gras, acide, chaleur», oubliez ce que vous pensiez savoir sur les émissions culinaires

Diffusée sur Netflix, la série de Samin Nosrat met à l’honneur les ingrédients pour ce qu’ils sont, plutôt que pour la manière dont on peut les utiliser.

Image tirée de la bande-annonce de «Sel, gras, acide, chaleur» | Capture écran via YouTube
Image tirée de la bande-annonce de «Sel, gras, acide, chaleur» | Capture écran via YouTube

Temps de lecture: 5 minutes

En cette époque où les émissions culinaires les plus connues consistent principalement en des concours du style «Top Chef», «Le meilleur pâtissier» ou «La meilleure boulangerie», la nouvelle série documentaire de Netflix «Sel, gras, acide, chaleur» («Salt, Fat, Acid, Heat» en version originale) fait un peu figure d’ovni, surtout pour un programme originaire des États-Unis.

Adaptée du livre de recettes éponyme de Samin Nosrat, cette série en quatre parties consacre un épisode à chacun des éléments du titre: le sel, le gras, l’acide et la chaleur. Ce sont, selon la chef, les quatre éléments constitutifs du goût et de la bonne cuisine, et elle se propose de montrer de quelle manière ils figurent dans différentes cuisines du monde, en se rendant notamment en Italie, au Japon, au Mexique et chez elle, en Californie.

À première vue, l’émission peut ressembler à beaucoup d’autres que l’on peut voir sur les chaînes consacrées à la cuisine ou aux voyages. Sauf que dès le début, «Sel, gras, acide, chaleur» révèle qu’elle ne s’intéresse ni aux restaurants, ni aux chefs célèbres, mais plutôt à une tout autre forme de culture culinaire, attachée avant tout aux différents ingrédients, à leur production et à la façon de les utiliser.

Histoires vivantes

Dans le premier épisode consacré au gras, Samin Nosrat se rend en Italie pour nous présenter la création de l’huile d’olive. Les images sont très belles; la caméra se promène au-dessus des paysages verdoyants formés par les oliveraies situées entre la mer et les montagnes de la Ligurie –ce qui, d’après les experts Franco et Paolo Boeri, confère à l’huile un goût caractéristique. «Ce mariage entre mer, montagne et bois donne des saveurs très délicates, mais aussi très intenses», explique Franco. «Il y a des goûts qui disent d’où ils viennent. En Italie, chaque huile contient, région par région, sa propre histoire», poursuit Paolo.

Ce sont des paroles qui peuvent paraître incroyablement poétiques, pour un ingrédient a priori anodin que la plupart des gens ont dans leur cuisine. Mais l’huile n’est pas simplement décrite comme un moyen de transmettre les saveurs d’un plat achevé –même si elle l’est également: elle a une personnalité propre, qui lui vient de son lieu d’origine.

Il existe bien entendu d’autres émissions qui se concentrent de la même manière sur les ingrédients; «Bizarre Foods», avec Andrew Zimmern, le fait par exemple en mettant en avant certains ingrédients particuliers de diverses cuisines régionales. Mais cette émission, comme d’autres du même acabit, approche les ingrédients avec étonnement, en se concentrant uniquement sur leur nature exotique –ou plutôt leur «étrangeté», par rapport aux mœurs occidentales ou nord-américaines. Au contraire, «Sel, gras, acide, chaleur» les aborde comme des histoires vivantes, des liens avec des traditions culturelles qui perdurent aujourd’hui.

Mais si la culture est au cœur même de «Sel, gras, acide, chaleur», ce n’est pas non plus de la même manière que dans d’autres émissions culinaires, comme «Parts Unknown» d’Anthony Bourdain ou «Ugly Delicious»: elle n’a ni le côté touristique ou politique du premier, ni le côté comparatif du dernier. Dans «Sel, gras, acide, chaleur», l’identité culturelle n’est ni revendiquée, ni expliquée: elle est simplement ce qu’elle est. Elle se manifeste dans la cuisine elle-même, dans des ingrédients qui racontent leur histoire d’une manière qui n'est pas définie par des attentes extérieures.

Bien qu’il ne s’agisse que d’une émission de cuisine, «Sel, gras, acide, chaleur» réalise presque un acte militant en explorant et en enseignant la cuisine comme une tradition, une identité, de manière festive et bienveillante, sans aller dans le présomptueux ou le didactique.

Le piquant, explique Paolo Boeri dans le premier épisode, est l’une des trois caractéristiques d’une bonne huile d’olive: «Si c’est piquant, ça veut dire que c’est vivant.» Dans «Sel, gras, acide, chaleur», chaque ingrédient a sa propre vie et sa propre histoire, qu’il faut prendre en compte avant même de commencer à cuisiner.

Expérience sensorielle

Dans le deuxième épisode dédié au sel, Samin Nosrat rencontre Yasuo Yamamoto, qui représente la cinquième génération de fabricants de sauce soja dans sa famille et nous parle de la manière japonaise traditionnelle de produire cette sauce –une méthode rarement utilisée, qui met quelque vingt-et-un mois de plus à produire que la sauce soja que l’on trouve habituellement dans les supermarchés.

Yamamoto marche au milieu de tonneaux géants et s’agenouille pour vérifier le moromi, la mixture de soja en fermentation, et déclare: «Ce n’est pas moi qui produis la sauce; les micro-organismes s’en chargent. […] Je viens les voir tous les jours, et je leur parle. Mes micro-organismes travaillent mieux quand quelqu’un les surveille.» Le bruit des petites bulles produites par la fermentation, explique-t-il, prouve que les micro-organismes font bien leur travail.

Samin Nosrat se penche à son tour au-dessus de l'un des tonneaux pour entendre le bruit des bulles et pousse un petit cri de joie en l’entendant. La caméra opère alors un zoom avant, comme si nous aussi nous penchions par-dessus le tonneau pour observer et entendre la fermentation à l’œuvre –et il est vrai qu’elle fait des bulles, comme quoi les micro-organismes travaillent bien.

Ce type d’interactions est aussi ce qui distingue «Sel, gras, acide, chaleur» des autres émissions de cuisine: les ingrédients doivent être approchés avec les cinq sens, et l’émission se fait fort de restituer autant que possible cette expérience sensorielle au public. La caméra s’attarde sur les ingrédients en train d’être travaillés. Et si chaque épisode s’achève autour d’une table, les recettes et les plats semblent avoir été pensés après coup, le plus important restant les saveurs et les ingrédients qui nous ont amenés jusque-là.

Bien entendu, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de recettes, ni même qu’elles n’ont pas toute leur place dans l’émission. Après tout, elle est adaptée d’un livre de cuisine et les recettes sont toutes disponibles en ligne. Mais elles sont principalement présentées sous la forme d’approximations faites par Samin Nosrat elle-même. Le poulet grillé à la sauce soja s’ouvre par une petite dédicace, «adaptée de la recette de Yasuo Yamamoto», tout comme la focaccia ligurienne, «adaptée de la recette de Diego, avec l’aide de Josey Baker». Chaque recette est un acte de traduction. «Sel, gras, acide, chaleur» est une émission qui montre une autre compréhension de la cuisine.

Au service des ingrédients

Dans l’épisode sur l’acidité, Samin Nosrat rencontre une famille mexicaine produisant du miel d’abeilles mélipones, une espèce indigène du Yucatán, de la même manière que l’avaient fait leurs ancêtres mayas durant des milliers d’années. Est évoqué le lien qui unissait le peuple maya aux abeilles: elles fournissaient du miel qu’il utilisait pour ses propriétés médicinales et en échange, il les protégeait et s’occupait d’elles.

Une tradition qui a encore cours aujourd’hui: «On nettoie. On leur donne de l’eau. On veille sur elles, explique Carlos Escobedo en montrant les ruches. Ce sont les patronnes et nous sommes les travailleurs. Nous sommes à leur service.»

Cette idée d’être au service des ingrédients et de considérer les chefs et les producteurs non comme des maîtres de la cuisine mais comme ses serviteurs est capitale. C’est la compréhension et le respect des bases –et des traditions qui les accompagnent– qui permettent d’obtenir des plats délicieux.

À l’inverse de la plupart des émissions culinaires qui mêlent le carnet de voyage au livre de recettes, «Sel, gras, acide, chaleur» ne visite ni restaurant, ni attraction. L’émission ne propose pas non plus de vue d’ensemble de villes ou de pays étrangers. Elle n’invite pas de célébrités et n’envisage pas les endroits qu’elle visite d’un point de vue touristique.

Samin Nosrat, avec tout l’enthousiasme et l’énergie qui la caractérisent, passe la série à explorer les fondamentaux de la cuisine et se montre émerveillée à chaque fois qu’elle découvre quelque chose de nouveau, que ce soit en dégustant une portion de ragú ou du pavo en escabeche.

Plutôt que de découvrir un restaurant, une population ou une tendance, «Sel, gras, acide, chaleur» s’intéresse à l’alimentation dans ses fondements, en honorant ses ingrédients –avec leurs histoires et leurs personnalités individuelles– pour mieux en savourer les résultats. Pas étonnant que l’ensemble soit savoureux.

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