Médias / Culture

Pourquoi on attend toujours du rap qu'il soit politisé?

Entre incompréhension d’une culture encore bien méconnue et fantasme d’une banlieue foncièrement politisée à gauche, le rap navigue entre les critiques.

Vald dans Paris, en janvier 2018 | Stéphane de Sakutin / AFP
Vald dans Paris, en janvier 2018 | Stéphane de Sakutin / AFP

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À chaque plateau télé, dans de nombreux articles et critiques, ils étonnent, suscitent l’interrogation, voire le mépris. Qui sont ces rappeurs qui osent ne pas avoir de texte revendicatif ou engagé? On vante leur énergie, parfois leurs paroles, mais, quand même, on déplore le manque de vrai combat sociétal dans leurs lignes jugées trop sages.

 

 

À partir de 2'57, première question de Léa Salamé, qui illustre exactement ce propos

Comme si un texte de rap apolitique était un crime de lèse-majesté, pire, une trahison aux origines du mouvement, là où tout n’était que revendications et engagements, selon ces experts d'un soir ou d'un papier.

 

 

Pour comprendre cette exigence politique dans le rap, il faut remonter à sa médiatisation française, dans les années 1990. Les caméras se braquent sur ce «nouveau» phénomène, les radios le diffusent pleinement sur les ondes: le rap passionne. Mais pour Brice Bossavie, journaliste musical à l’Abcdrduson, cette fascination n'a rien de musical. Il analyse qu’à l’époque, «ce qui a intéressé les médias généralistes, c’était de voir des jeunes de banlieues politisés dénoncer le système. Et c’est toujours cette seule vision qui intéresse la presse». Au point de devenir un critère fixe et monolithique: le rap n’est plus jugé que sous le prisme de la politisation de ses textes.

Le fantasme du tout-politique des années 1990

Aujourd’hui encore, on continue de s’émouvoir de la fin de cette époque bénie que constitueraient les années 1990, où le rap semblait majoritairement engagé et sociétal. Récemment encore, un article du Monde diplomatique regrettait que la politique dans le rap ait passé l’arme à gauche et que les chanteurs aient viré à droite, vers l’adoration et l’exacerbation de l’argent.

Mais ce passé dont ces critiques sont tant nostalgiques est bien plus fantasmé que réel. S’il est vrai que de nombreux textes revendicatifs étaient massivement diffusés à la radio dans les années 1990, le rap n’a jamais eu un seul socle dominant. Dès sa naissance, il fut divers. Marie Sonnette, sociologue des arts et de la culture et spécialisé dans l'engagement politique des rappeurs, évoque les origines multiples du mouvement: «En France comme aux USA, la musique hip-hop s’est dès ses débuts structurée autour de plusieurs courants, représentés par des artistes différents et parfois même dans les œuvres d’un même artiste. On cite souvent l’opposition entre les pionniers du genre: le morceau “Rapper’s Delight” de Sugar Hill Gang de 1979 évoquant des thèmes festifs sur une musique disco et funk s’opposant aux thèmes plus sociaux de Afrika Bambaataa et Grandmaster Flash

Surtout ce manichéisme entre un bon rap politisé et un mauvais rap vide de portée sociale n’a en réalité pas lieu d’être. Les deux styles cohabitent pleinement, et non pas en deux mondes opposés. Il suffit de voir par exemple l’admiration d’un Médine, l’un des rappeurs engagés les plus connus, pour Booba, le considérant dans une interview pour Rapelite.com, comme le numéro un en France, «de par la qualité de sa musique». Cette cohabitation est possible y compris au sein d’un même album. «Dans Ombre et Lumière de IAM, en 1993, on retrouve Je danse le Mia”, qui deviendra le tube dansant que l’on connaît et des morceaux plus politiques. Cette tendance à passer d’un registre à un autre s’observe particulièrement dans la deuxième moitié des années 1990, alors que le rap devient un genre très écouté. Les rappeurs “hardcore” du Ministère ÄMER n’hésitant pas à produire des titres de “variété”», développe Marie Sonnette.

Cinquante nuances de rap

Une diversité que Jazzy Bazz connaît bien. Textes engagés, poétiques, ego-trip, battle, le rappeur d’origine parisienne, auteur en septembre de son second album Nuit, pose sa voix sur tout type de propos. Et se lasse d’entendre cette perpétuelle injonction. «Quand un artiste rap est invité sur un plateau, on va d'abord l’aborder sur son côté politique. Demande-t-on à Julien Clerc quelles sont ses positions? S’il dit que ça ne regarde que lui, on va en rester là alors qu'on insiste pour un rappeur, comme si nous étions des bêtes de foire. Pour les journalistes, on a obligation d’avoir un avis politique et d’en parler. Il n’y a que le rap où il y a une telle attente d’un discours social», regrette l’artiste.

 

 

Car pour ce membre du collectif L’Entourage, le rap est loin de ne suivre qu’un chemin. «Cest une musique avec un tel succès qu’elle dispose de plein de publics différents, et il faut toujours de nouveaux groupes et artistes pour proposer de nouvelles choses et plaire à tous.»

David Delaplace a dressé lui aussi dans son livre Le visage du rap français 1980-2016, dont il est l’auteur et le photographe, un vaste panorama de ce mouvement musical. Selon lui, «le rap vampirise tous les autres courants musicaux pour s’en inspirer», expliquant cette richesse de style qui le fascine tant. Il regrette d'autant plus les clichés autour de cette musique: «En France, un rappeur ne peut pas être un petit blanc qui vient de la province, cela doit forcément être un fils d’immigré issu de la banlieue avec de la rage plein le ventre. Quand le rap s’écarte un peu de leurs clichés, les médias parlent alors de musique urbaine, comme si pour eux, le rap ne pouvait pas être autre chose qu’un cri de colère.»

 

 

Exemple d'une interview très très gênante

Alors pourquoi une telle exigence pour l’engagement et le message social quand le rap ne se résume pas et ne s’est jamais résumé à cela? Pour Marie Sonnette, il s’agit d’un jugement biaisé par les médias. En manque de référence sur ce mouvement, ils se réfugieraient dans des domaines qu’ils connaissent. «Il y a une tendance, dans la presse dite de référence, donc blanche et bourgeoise, à légitimer les œuvres et les artistes à l’aune de ses propres paradigmes et centres d’intérêt, observe-t-elle. Ainsi, une œuvre qui paraît assez éloignée des codes que les journalistes maîtrisent sera jugée bonne si elle paraît intelligente à leurs yeux et donc qu’elle dénonce», déplore la sociologue.

Et la musique dans tout ça?

Cette fixette sur la politisation du rap se fait au détriment de sa musicalité, au point de passer à côté de la richesse artistique du mouvement. La maîtresse de conférence énumère les récurrentes moqueries à propos de l’auto-tune, de la musique assistée par ordinateur ou des flows comme preuve d’un désintérêt profond pour l’esthétisme du rap. Une musicalité essentielle pour Jazzy Bazz, qui regrette qu’elle ne soit pas gage d’évaluation: «Le bon et le mauvais rap existent selon moi, mais uniquement sur des critères musicaux. Si l’instru est bonne, le flow précis, les paroles bien écrites et les rimes recherchées, un rap sera bon. Bien sûr que comme dans toutes les autres musiques, le texte est important, mais qu’il soit apolitique n’en fait pas un mauvais texte».

«Le rap est une musique qui peut être appréciée aussi bien par les capitalistes, les apolitiques, les poétiques, les anarchistes, les révolutionnaires.»

Jazzy Bazz, rappeur

Pourtant, l’artiste en a bien conscience, le rap est loin d’être jugé «comme toutes les autres musiques» justement. Pour lui, cela s’explique par un manque de connaissance d’un sujet obligatoire mais mal maîtrisé. «Le rap est tellement omniprésent que les médias sont forcés d’en parler, mais c’est un monde si étranger pour eux qu’ils n’ont personne pour analyser cette musique ou faire une critique de l’album. Ils se rabattent alors sur la politique.»

Encore plus qu’un mépris parfois bien tangible, Brice Bossavie y voit surtout une incompréhension perpétuelle. «Le rap n’est pas facile à appréhender quand tu ne le connais pas, il y a beaucoup de codes et de singularités.Quand on n’a pas les références, on ne lit pas forcément le sous-texte d'un Booba», dont les œuvres commencent à être étudiées pour leur musicalité et leur richesse d'écriture. «Avec le temps, on commence à reconsidérer l’artiste, et ne plus le voir comme un guignol. Dans quelques années, on se penchera de la même façon sur PNL», prophétise le journaliste.

Lassé de certains guets-apens tendus en interviews, les rappeurs s’assurent aujourd’hui souvent leur propre communication. PNL notamment n’accorde aucune interview et ne fait aucune promotion traditionnelle, tout en connaissant un succès colossal (près de 900 millions de vues sur Youtube, et plus d'un million d'albums vendus pour leur dernier album Dans la légende). «Les rappeurs deviennent peu à peu leur propre média, souligne David Delaplace. De toute façon, au vu du succès actuel du rap, ils ont bien compris qu’ils pouvaient se passer du mépris de classe de la vieille presse.»

Parole d’artiste, le mot de la fin pour Jazzy Bazz: «Le rap est une musique qui peut être appréciée aussi bien par les capitalistes, les apolitiques, les poétiques, les anarchistes, les révolutionnaires. Quand le son est bon, le son est bon.»

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