Culture

Stan Lee était peut-être une légende, il n'était pas le «créateur» de Marvel

Beaucoup de nécrologies se trompent: Stan Lee n'était pas le «créateur» de Spider-Man ou de Hulk. Cela n'enlève rien à son génie pour autant.

Stan Lee à Beverly Hills (Californie), le 2 août 2017 | Kevin Winter / Getty Images / AFP
Stan Lee à Beverly Hills (Californie), le 2 août 2017 | Kevin Winter / Getty Images / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Stan Lee est mort à 95 ans. La nouvelle n’a surpris personne, mais elle a fait l’effet d’un coup de poignard à l'ensemble des fans des comics Marvel, de l’univers cinématique Marvel, des séries Marvel sur Netflix, des collants de Spider-Man, ou des milliards d’autres produits tirés de personnages tels que les Quatre Fantastiques, Iron Man et les X-Men.

Il faut toutefois souligner que l’un des mots fréquemment utilisés pour décrire Stan Lee donne une fausse image de son légendaire parcours à l’époque de l’âge d’or de Marvel, dans les années 1960. Dans la vie comme dans la mort, on accorde trop de crédit à Stan Lee le créateur, et pas assez à l’autre versant de sa carrière: tout le travail qu’il a accompli à la tête de Marvel, et pour la culture geek en général.

Un regrettable mensonge

De nombreux qualificatifs convenaient à Stan Lee: rédacteur en chef, éditeur, scénariste, concepteur d’intrigue, célébrité, colporteur, et machine à caméos –mais pour l’amour de Dormammu le Terrible, ne le qualifiez pas de «créateur».

Le terme «créateur», par sa connotation divine, véhicule un regrettable mensonge quant à la genèse de l’univers Marvel. Un mensonge discrédité depuis plusieurs décennies, et qui continuera sans doute de l’être jusqu’à ce qu’un Galactus bien réel se décide à dévorer notre planète. Marvel Comics a toujours présenté Stan Lee comme le créateur principal de l’univers Marvel, et «Stan the Man» a alimenté ce mythe.

Mais la vérité est toute autre: la majeure partie du travail de création a été accomplie par les artistes / storytellers de la maison, notamment Jack Kirby et Steve Ditko.

La nécessité fut mère d’inégalité. Le succès des Quatre Fantastiques (1961) mena à la création de l’Incroyable Hulk, des X-Men, de Daredevil, des Avengers, de Spider-Man et des autres. Stan Lee avait d’innombrables comics à scénariser, trop pour un seul homme, fut-il super-héros. C’est ainsi qu’est né le «style Marvel».

Selon le mode de production du «style Marvel», les «scénaristes» d’un comic se contentaient de suggérer une intrigue, en laissant le soin au dessinateur ou à la dessinatrice –Ditko ou Kirby, dans la plupart des cas– de la développer, de gérer tout l’aspect artistique et souvent de proposer des dialogues. Stan Lee repassait ensuite pour remplir les bulles.

En réalité, les artistes des comics prenaient la plupart des décisions narratives et ne se contentaient pas d'illustrer un scénario préétabli et détaillé, comme c'est le cas aujourd’hui –même si les personnes dont c'est le travail méritent également qu'on les reconnaisse à leur juste valeur: «Après tout, dessiner, c’est aussi créer», comme le rappelle le dessinateur Declan Shalvey.

À la fin des années 1960, Ditko et Kirby ont quitté Marvel, excédés par cette situation. Stan Lee est devenu un héros de la pop culture et un employé incontournable de Marvel, jouissant d’une grande richesse, littérale comme culturelle. Pendant ce temps, on considérait les artistes qui abattaient la majorité du travail comme des seconds couteaux.

Lee et la postérité des autres

Soulignons toutefois que cette majorité du travail ne constituait pas tout le travail. Comme l’expliquait Mike Mignola, le créateur de Hellboy, sur Twitter, «on peut débattre sans fin de qui a créé quoi –Stan ou Jack ou Steve– mais la vérité, c’est qu’ils ont tout créé ensemble; une sorte d’association magique».

Le scénariste vétéran J.M. DeMatteis ne dit pas autre chose: «Et puisque nous levons notre verre à la mémoire de Stan, levons-le aussi pour honorer le génie de Jack Kirby et de Steve Ditko. Ces trois hommes ont refaçonné notre culture populaire; ils ont enflammé notre imagination collective. Assez dit

La complexité de la collaboration Kirby-Lee a été étudiée en détail au fil des décennies. La dernière déclaration en date viendra avec Stuf’ Said, une édition spéciale en format livre du Jack Kirby Collector. Stan Lee a bel et bien joué un rôle dans la genèse et dans le développement des Docteurs Fatalis, Strange et consorts; même les plus ardents soutiens de Kirby ou de Ditko ne peuvent affirmer le contraire. Mais les faits sont là: Lee n’était pas un «créateur» –ce qui sous-entend «seul créateur». C’est du pipeau. Et ces gros titres sont tout aussi mensongers:

- «Stan Lee, créateur des légendaires super-héros des comics Marvel, meurt à 95 ans» (NBCNews.com)
- «Stan Lee: le créateur de Spider-Man, des X-Men and des Avengers meurt à l'âge de 95 ans» (The Guardian)
- «Stan Lee, le créateur de Spider-Man et de la Panthère noire, est mort» (Nola.com)
- «Mort de Stan Lee - le créateur de Spider-Man et légende des comics Marvel décède à 95 ans» (The Sun)
- «Stan Lee, le créateur des super-héros Marvel, est mort» (L'Obs)
- «Stan Lee, le légendaire créateur de Spider-Man et Hulk, est mort à 95 ans» (Challenges)

Il suffirait d’ajouter un «co-» aux «créateur» pour être dans le vrai.

La nécrologie du Hollywood Reporter se fourvoie elle aussi dans ce passage: «Stan Lee, qui s’est lancé dans le secteur en 1939, et qui a créé ou co-créé Black Panther, Spider-Man, les X-Men, Thor, Iron Man, les Quatre Fantastiques, l’Incroyable Hulk, Daredevil et Ant-Man, entre autres innombrables personnages...». Ce «ou» est bien trompeur, car Stan Lee n’a créé aucun de ces héros: il a co-créé Spider-Man avec Ditko, Daredevil avec Bill Everett, et le reste avec Kirby. Il n’y a pas de honte à être «co-créateur»; c’est le seul terme adapté.

On pensera peut-être que nous crachons sur la tombe de Stan Lee en insistant sur cette distinction. Mais au fil des années, la mythologie –sans cesse renouvelée– d’un Stan Lee démiurge, génial et solitaire a déversé des tombereaux de crachats sur les tombes de Ditko et Kirby.

Le titre de la nécro du magazine satirique The Onion comporte une bonne part de vérité: «Stan Lee, créateur du personnage Marvel bien connu de Stan Lee, est mort à 95 ans». En dehors de ses charmants caméos, Stan Lee –le personnage– n’avait rien d’inoffensif. D’autres créateurs, tout comme leur postérité et leurs familles, en ont fait les frais.

Le style et l'image de Marvel

Fort heureusement, il existe d’autres termes pour décrire de manière plus juste l’impact phénoménal qu’aura eu Stan Lee sur l’univers des comics et de la pop culture. Outre son rôle de co-fondateur de Marvel, il fut longtemps le rédacteur en chef de la maison. Un titre moins sexy que «scénariste» ou «dessinateur», mais plutôt important: après tout, il fallait bien les éditer, ces damnés comics.

Sous son égide, Marvel est sorti de sa position marginale pour se hisser en tête des ventes; il a même fini par battre à plate couture son principal concurrent, la rébarbative maison DC, et par révolutionner le monde des comics. De nombreuses personnes –moi compris– sont obsédées par le génie artistique des artistes qui ont collaboré avec Stan Lee. Leur impact aurait peut-être été bien moindre sans le talent et le succès de leur rédacteur en chef.

Et si le titre de rédacteur en chef semble trop plat, il existe d’autres qualificatifs plus haut en couleur pour décrire le parcours de Stan Lee et tout ce qu’il a accompli pour rendre Marvel... merveilleux. Dans ses chroniques («Stan’s Soapbox»), qui paraissaient dans chaque édition, son vocabulaire si particulier («Excelsior!», «J’en ai assez dit!») et ses traits d’esprit tout en allitérations lui ont fait une réputation de bête de scène, de montreur de foire, de chauffeur de salle, et –pour utiliser un terme détestable et néanmoins adapté– d’ambassadeur de la marque Marvel.

Stan Lee lors d'une projection de Doctor Strange à Hollywood, le 23 octobre 2016 | Rich Polk / Getty Images for Disney / AFP 

Stan Lee est Marvel pour nombre de gens, aujourd’hui comme hier; son charme et son humour ont fait beaucoup pour l’image de la maison. Sans le style de Stan, Marvel aurait-il connu la même longévité? Nous ne le saurons jamais, mais j’en doute. L’univers des comics a connu plus d’un créateur jouissant d’une imagination prodigieuse, mais il n’a connu aucun communicant arrivant à la cheville de Stan Lee.

Restons dans l’esprit de Stan, et trouvons-lui des qualificatifs plus grandiloquents. Les gros titres suivants parlent de «super-héros» ou de «légende»; ils sont tout à fait justes, et ils ne portent pas atteinte à la mémoire des partenaires de Stan Lee pour autant:

- «Stan Lee, le super-héros bien réel des comics Marvel, meurt à 95 ans» (The Hollywood Reporter)
- «Stan Lee meurt à 95 ans; super-héros des comics Marvel» (The New York Times)
- «Stan Lee, légende des comics Marvel, meurt à 95 ans» (Variety)
- «La légende de la bande dessinée américaine Stan Lee meurt à 95 ans» (Libération)

Stan Lee était un homme entre deux âges frustré qui se rêvait écrivain, et au moment où il s’apprêtait à rendre son tablier, il est soudain parvenu à révolutionner l’univers des super-héros et de la pop culture. Voilà la vérité, et c’est une vérité aussi incroyable que fantastique.

Il parvenait à éditer un comic mois après mois, et réussissait en plus à le vendre comme un produit sensationnel –ce qui était souvent le cas. Ses caméos sont si incroyables que le rival DC a fini par se prendre au jeu. Stan Lee était une légende. Stan Lee était un super-héros. Stan Lee était un co-créateur. Cela devrait suffire.

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