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Sur Grindr, la chasse aux comportements toxiques est ouverte

Dans une culture du «pas de gros, pas de folles», plaider pour la gentillesse sur les plateformes de rencontre pourrait bien constituer un geste radical.

<a>«Il est temps de jouer gentiment», plaide l'initiative Kindr Grindr.</a> | Derick Anies via Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/hDJT_ERrB-w">License by</a>
«Il est temps de jouer gentiment», plaide l'initiative Kindr Grindr. | Derick Anies via Unsplash License by

Temps de lecture: 5 minutes

J’ai toujours éprouvé une certaine appréhension vis-à-vis de Grindr, la célèbre application de rencontres gay. Mais en 2014, cette appréhension s’est transformée en antipathie pure et simple.

L’application venait alors d’être modifiée de fond en comble, et son PDG fondateur –un Israélo-Américain nommé Joel Simkhai– avait accordé une interview au New York Times pour évoquer les transformations.

Un concours de maillots de bain numérique

La refonte de l’application avait radicalement changé plusieurs aspects de l’interface, et notamment l’écran principal du profil des utilisateurs. Jusqu’alors, il permettait d’afficher un commentaire sibyllin pour contextualiser une photographie; avec la nouvelle version, les textes devenaient pratiquement absents. Les utilisateurs devaient dorénavant faire glisser l’écran vers le haut pour consulter d’autres informations: âge, taille, sens de l’humour et signes d’intelligence –le tout en 250 caractères.

La nouvelle version mettait l’accent sur l’esthétique, et seulement sur elle: vous ne pouviez parler que si on vous en donnait la permission, d’un petit mouvement du doigt. L’application tenait déjà plus du jeu vidéo sexuel que du véritable outil créateur de lien social, et la voici qui se transformait en équivalent numérique d’un concours de maillots de bain.

«Les gens critiquent le côté superficiel de Grindr, mais ce n’est pas moi qui ai inventé la nature humaine.»

Joel Simkhail, fondateur et ancien PDG de Grindr

Le journaliste du New York Times, Guy Trebay, a interviewé Simkhai au cœur de son logis de 1.478 m² –pour la rubrique «Styles», bien entendu; la maison était un cube immaculé offrant une vue «impressionnante» de Los Angeles.

Cet entretien n’a en rien apaisé mes inquiétudes quant à la refonte de l’application. Interrogé sur la nouvelle version, Simkhai a reconnu que Grindr était «très très visuel» et qu’il n’accordait «pas beaucoup de crédit aux mots».

C’est alors qu’il a lâché l’équivalent d’une bombe: «Grindr m’a poussé à me remettre en forme, à retourner en salle de sport, à soigner mes abdos. […] Les gens critiquent son côté superficiel, mais ce n’est pas moi qui ai inventé la nature humaine. Grindr vous pousse à vous améliorer, c’est tout.»

Ce que voulait dire Simkhai, c’est qu’il incombait à chaque utilisateur de Grindr d’être suffisamment attirant. Si les autres utilisateurs ne vous acceptaient pas –s’ils se montraient malpolis, humiliants, offensants, voire discriminants (racistes, par exemple)–, c’était sans doute parce que vous n’aviez pas fait assez d’efforts pour vous hisser en tête de la compétition.

Une mise à jour plus que bienvenue

Avance rapide. En janvier 2018, Kunlun Group Limited, une société de jeux vidéo chinoise, rachète Grindr. Le même mois, Simkhai quitte ses fonctions de PDG. Et en septembre, avancée notable, l’entreprise décide de revoir les grandes lignes de sa politique.

Baptisée «Kindr», cette initiative est une mise à jour des lignes directrices de la communauté. Elle a été lancée avec un nouveau slogan –«Il est temps de jouer gentiment»– et un communiqué de presse annonçant que désormais, Grindr ne tolérait plus les comportements toxiques, parmi lesquels «le racisme sexuel, la transphobie, la grossophobie et d’autres formes de discrimination».

Des commentaires tels que «pas de bol de riz», «t’es trop mignon pour être trans*» et «c’est à cause de gens comme toi qu’Ebola existe» pourraient désormais valoir une exclusion permanente aux utilisateurs concernés.

Grindr a aussi lancé une (excellente) série de vidéos pour expliquer les raisons et l’importance de la mise à jour: il s’agit de témoignages des personnes touchées par la discrimination en ligne, qui interpellent le public à la manière d’un chœur grec. Exemple: «Si vous dites des choses en ligne que vous n’oseriez pas dire en face, c’est que vous êtes plutôt lâche.»

Dans cette série vidéo, l’un des visages qui attirent le plus l'attention –et l'un des plus maquillés– est celui de Vixen, que l'on a pu voir dans la saison 10 de «RuPaul’s Drag Race». Je l’ai contactée chez elle, à Chicago, pour lui demander la raison de sa participation à la campagne. Elle m’a répondu: «J’ai rencontré mon copain sur Grindr, j’y vois donc définitivement un intérêt personnel.» 

Pour Vixen, les conversations sur l’application se sont avérées problématiques des années durant. Lorsqu’on est une drag queen dure à la tâche, et que l’on fait dans le même temps partie d’une culture sexuelle gay qui rejette parfois la féminité, comment dire à un étranger: «Tu peux venir à la maison, mais attention, il y a des paillettes du sol au plafond»? La menace d’une réponse agressive plane toujours sur ce genre d’échange.

Si l’on en croit l’initiative «Kindr», Grindr veut désormais responsabiliser la communauté queer, l’amener à traiter autrui avec respect. Leur message: vous pouvez être vous-même, quelle que soit votre apparence, avec ou sans abdos –c’est à la communauté de s’améliorer, pas à vous.

Encore des efforts à fournir

L’importance de cette évolution ne doit pas être sous-estimée. «Lorsque “Kindr” a vu le jour, j’ai pleuré», raconte Sinakhone Keodara, le fondateur d’un service asiatique de télévision en streaming. En juillet dernier, il avait menacé Grindr de poursuites pour discrimination raciale. «La discrimination fait mal, m’a-t-il confié. La gentillesse est thérapeutique.» En découvrant la campagne de sensibilisation, il a enfin eu le sentiment que Grindr lui disait: «Nous sommes à votre écoute.»

Ce n’est toutefois qu’un début. Keodara estime que d’autres changements doivent encore voir le jour, sans quoi l’initiative «Kindr» pourrait ne constituer qu’une simple tentative de «limiter les dégâts», demeurer un simple «coup de com’».

Pour l’heure, les nouvelles lignes directrices incluent une «politique de tolérance zéro face à la discrimination, au harcèlement et aux comportements abusifs». Mais la discrimination, le harcèlement et les comportements abusifs doivent être signalés à une équipe de modération avant d’être pris en compte, ce qui signifie qu’ils doivent bel et bien être subis dans un premier temps.

On est loin des systèmes mis en place par des entreprises comme Ubisoft, qui filtre les mots et expressions toxiques à l’aide d’un détecteur automatique dans l’un de ses jeux multijoueurs à succès: dès que la personne a fini de taper les mots en question, elle est immédiatement exclue du jeu, et la durée des périodes d’exclusion augmente si elle récidive.

Keodora souhaiterait que Grindr adopte une stratégie similaire. Il espère également que l’entreprise retire une fonctionnalité controversée: celle qui permet de filtrer par «ethnie», et donc d’éclipser des catégories entières d’utilisateurs de l’application. Selon une récente étude réalisée par une équipe de Cornell, les applications de rencontre qui permettent de filtrer sur la base de l’ethnie renforcent les divisions sociales pernicieuses.

La mauvaise excuse des «préferences»

Lorsque j’ai regardé les vidéos «Kindr» sur YouTube, j’ai remarqué qu’un argument apparaissait de manière récurrente dans les commentaires, selon lequel cette sensibilisation à l’inclusivité avait pour but «d’empêcher les gens d’exprimer leurs préférences», qui ne seraient soi disant ni du racisme, ni de la discrimination.

J’estime que cet argument fait délibérément l’impasse sur deux points importants. D’une part, les préférences ne sont pas innées: outre les bases du sexe –gay, hétéro, bi–, elles sont conditionnées par notre société, qui est elle-même raciste, grossophobe et discriminante, y compris contre les personnes séropositives, avec des canons de beauté spécifiques que l’on ne peut s’empêcher d’intégrer. En d’autres termes, les préférences relèvent –au moins– en partie du domaine de l’acquis, et il serait bon de se demander si elles ne sont pas le fruit d’une mauvaise éducation.

«La gentillesse n’est pas une nouveauté, mais nous sommes en train d’instaurer une nouvelle normalité, dans laquelle les préjugés ne sont plus admis.»

Vixen, drag queen et participante à la campagne «Kindr»

D’autre part, les préférences, quelle que soit leur source, n’autorisent personne à fouler aux pieds les sentiments d’autrui au nom du plaisir sexuel. Il est tout à fait possible de signifier à l’autre son absence d’intérêt sans lui manquer de respect: lui dire «merci, mais non merci», par exemple, ou ne rien dire du tout.

Grindr existe depuis près de dix ans; l'app a touché toute une génération. L’essor des plateformes de ce type ressemble à la découverte d’un nouveau monde: une sorte de Far West numérique, où chacun peut laisser libre cours à ses bas instincts. Cette époque pourrait toutefois être en train de toucher à son terme: «Kindr Grindr» est le signe avant-coureur d’une nouvelle tendance au sein de la communauté queer, la soif de civilité.

Comme me l’expliquait Vixen, «la gentillesse n’est pas une nouveauté, mais nous sommes en train d’instaurer une nouvelle normalité, dans laquelle les préjugés ne sont plus admis». Étant donné le degré de toxicité de certains comportements en ligne, il n’y a rien de plus radical –et de plus bienvenu, pour de nombreux utilisateurs– que la décence ordinaire.

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