Monde / Culture

Avec le temps, la mode japonaise est devenue une quasi-norme

Véritable tsunami dans l’histoire de la mode, l’arrivée à Paris des créateurs et créatrices japonaises dans les années 1980 a modifié de façon étonnante et inattendue le cours de l’histoire.

Une partie de la collection «Rei Kawakubo/Comme des Garçons: Art of the In-Between» est exposée en avant-première le 1er mai 2017 au Metropolitan Museum of Art de New York. | Timothy A. Clary / AFP
Une partie de la collection «Rei Kawakubo/Comme des Garçons: Art of the In-Between» est exposée en avant-première le 1er mai 2017 au Metropolitan Museum of Art de New York. | Timothy A. Clary / AFP

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Si Paris au début des années 1980 bruissait déjà d’une première vague de mode japonaise, ce n’était qu’un début. Déjà installé place des Victoires, Kenzo, le plus français des Japonais, jouait d’un style coloré aux multiples influences exotiques, folkloriques. L’étonnant Issey Miyake avait lancé sa marque au Japon avant de présenter à Paris en 1973. Bousculant les formes, il n’a cessé de repousser les frontières de la création notamment dans le domaine textile.

Quand Comme des garçons se lance à Paris en 1981, la maison de la styliste Rei Kawakubo existe déjà au Japon depuis une dizaine d’années. C’est la même année que Yohji Yamamoto défile à Paris dans la Cour Carrée du Louvre. Ces deux créateur et créatrice sont arrivées avec, dans leurs bagages, une mode au style très en rupture avec un Occident élégant où le vêtement, le plus souvent dans un registre de quasi séduction, mettait le corps en valeur.

Avec les Japonais, coup de balai sur tout, le vêtement s’intellectualise. Majeur, le noir broie les codes. Du côté de Yohji Yamamoto, le créateur donne pour partie d’explication son éducation par une mère veuve et portant le deuil. Rei Kawakubo, elle, disait au début des années 1980: «J’ai toujours apprécié le noir. Je ne sais pas pourquoi, mais mon penchant pour le noir a été plus fort que jamais ces dix dernières années». Au Japon, le noir est vite devenu la norme, un uniforme pour amateurs et amatrices de mode. Avec l’adoption de ces nouveaux codes, les jeunes ont été définis par le terme de karasu-zoku, le clan des corbeaux.

Une «démode»?

Le noir, l’asymétrie, le non fini (bords francs, effilochés), la déconstruction, mais aussi la présence de trous imposèrent une esthétique anti-mode, destroy, voire pré-grunge. Lors des premiers défilés de Yohji Yamamoto (j’y étais habilleuse), les codes classiques de présentation étaient transgressés, bousculés... Les filles portaient le cheveu défait, le maquillage déglingué, pas de talons... Un côté destroy audacieux pour l’époque, mais pas forcément bien vécu par les mannequins qui ne pouvaient s’empêcher, juste avant le passage sur le podium, de tenter une dernière remise en beauté que Yohji Yamamoto rectifiait in fine! De nombreux termes ont qualifié cette mode au look qui pouvait sembler débraillé, dépenaillé. Si «misérabilisme» fut utilisé, le terme de «chic Hiroshima» ou de «look post-Hiroshima» marqua aussi les esprits par la violence de l’association avec l’idée de déflagration atomique.

 

 

Après ces premiers défilés, la presse, via la plume des journalistes, ne comprit pas. Janie Samet dans Le Figaro à propos d’une collection de Comme des garçons écrit: «Dans la chienlit générale, des coups de ciseaux torpillent les vestes ou réduisent un trench à un empiècement qu’on enfile sur une blouse en papier d’emballage froissé... Décadence et caricature de clodos». Quelques voix dont celle de Michel Cressole s’élevèrent néanmoins pour saluer cette vague de création en la reliant à la culture japonaise et découvrant sous un apparent paupérisme, une forme de poésie. Libération évoqua les films de Mizoguchi et déclara: «La mode française a ses maîtres: les Japonais». Vogue mentionna les traits noirs de la calligraphie.

Après la surprise, l’étonnement, l’œil s’acclimata et en quelques saisons Comme des garçons et Yohji Yamamoto devinrent les références les plus pointues de la planète mode. La rue se mit à broyer du noir, n’hésitant pas à développer une esthétique qui fusionna en apparence avec le grunge. Concordance du temps?

Les bases d’une nouvelle mode étaient nées et quelques années suffirent pour qu’elle devienne hautement considérée. À la fin de la décennie 1980, ces stylistes japonais qui ont semé le vent d’une réelle nouveauté sont quasi adulées.

Cette révolution a radicalement métamorphosé le paysage mondial de la mode et a eu une influence énorme, ouvrant à la créativité des portes sans fin. Sans ce «japonisme» ambiant, il n’y aurait pas eu une école belge avec surtout Martin Margiela et Ann Demeulemeester. D’autres comme Daniel Jasiak, Damir Doma ou encore Rick Owens ont joué de façon personnelle les prolongations de cette belle histoire. Le revers de la médaille, c’est que dans les écoles de mode, beaucoup se rêvent Rei Kawakubo et confondent la vraie création avec des excès d’excentricité.

Avec le temps, la mode japonaise a été non seulement parfaitement assimilée, mais est devenue une quasi norme. Ensuite, le créateur et la créatrice ont évolué différemment. Fidèle le plus souvent au noir, Yohji Yamamoto crée sans doute de façon plus douce avec une féminité élégante, mais bousculée par une pointe de déstructure et des jeux d’asymétrie. Rei Kawakubo (Comme des garçons) recule en permanence les frontières de la création, elle pousse le bouchon avec une incroyable détermination. Dans l’ouvrage de Leonard Koren sur la mode au Japon en 1985 déjà: «De tous les couturiers japonais qui se sont fait connaître dans les années 70, Rei Kawakubo présente la vision d’avant-garde la plus pure, la plus intransigeante et la plus forte». Trente ans plus tard, le constat pourrait être le même. Chaque saison apporte une vision différente, des coups d'éclat, une inventivité hors norme; seul fil rouge, une création sans concessions.

De nouveaux codes

Sans le savoir, comme Jourdain, chacun et chacune a désormais des repères esthétiques qui ont été modifiés via la déferlante nipponne des années 1980. La lecture de cette étonnante mode japonaise est aussi à mettre en regard avec l’esthétique particulière du pays. Tanizaki dans Éloge de l’ombre se pose la question et cherche des réponses: «Mais pourquoi cette propension à chercher le beau dans l’obscur se manifeste-t-elle avec tant de force chez les Orientaux seulement?». La forme du kimono instaure une distance avec le corps, crée un espace (le ma comme déjà l’exposition sur l’espace-temps au Japon en 1978 à Paris) tandis que le vêtement occidental caresse les courbes du corps.

L’idée même du beau s’associe à l’asymétrie alors que la mode occidentale conserve encore un souvenir de la symétrie héritée de la Grèce et de ses temples. La déconstruction est aussi un trait fondamental, le vêtement n’hésite pas à s’échapper des codes classiques de la coupe d’une veste, d’une robe et cela peut conduire à une certaine complexité. Sur le sol de la boutique de Comme des garçons à Tokyo, je me souviens avoir fini à quatre pattes avec les vendeuses cherchant à comprendre le mode d’emploi d’une robe... L’inhabituel s’invite, une veste peut avoir quatre manches, le col d’une chemise peut se situer en haut et en bas en même temps; le vêtement est bousculé. L’effiloché, le non fini balayent l’idée d’ourlets bien faits; le côté fils qui pendouillent trame une nouvelle esthétique.

«Nous desserrons les écrous des machines, afin qu’elles ne puissent faire exactement ce qu’elles sont supposées faire»

Quant au wabi-sabi, ces notions sont aussi là, subtilement. Le wabi prône une forme de simplicité, évoque la nature. Le sabi donne la mesure du temps qui passe et pose une nouvelle patine. Cette mode japonaise donne à voir une beauté avec des codes, des canons différents. On peut y découvrir aussi le goût de l’accident: ainsi, en céramique, la technique du kintsugi qui répare un objet avec une coulure en or. Cette idée d’accident est aussi parfois une volonté délibérée. Dès ses débuts, Rei Kawakubo imaginait modifier l’ordre des choses: «Les machines à fabriquer le tissu donnent de plus en plus de textures uniformes et sans défauts. J’aime que les choses ne soient pas parfaites. Le meilleur moyen d’obtenir ce que je veux serait d’avoir recours au tissage à la main. Cela n’étant pas toujours possible, nous desserrons ça et là les écrous des machines, afin qu’elles ne puissent faire exactement ce qu’elles sont supposées faire». La perfection de l’imperfection.

Cette mode japonaise participa à une remise en question du vêtement lui-même avec aussi parfois un côté vêtement asexué, qui fut accentué par un défilé hommes avec des mannequins femmes pour Yohji Yamamoto. L’inverse du théâtre japonais où les rôles des femmes sont tenus pas des hommes.

Et si aujourd’hui vous aimez porter du noir, si un look destroy vous semble un classique avec vos jeans aux genoux déchirés, c’est sans doute beaucoup parce qu'un créateur et une créatrice japonaises sont venues bousculer la mode à Paris au début des années 1980.

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