Monde

Le délire divin de Xi Jinping

Le président chinois a rétabli un culte de la personnalité aux forts accents religieux que l’on n’avait pas revu depuis Mao Zedong.

Xi Jinping en Christ Pantocrator | Montage Slate.fr
Xi Jinping en Christ Pantocrator | Montage Slate.fr

Temps de lecture: 8 minutes

Dans les petites échoppes qui bordent les allées passantes de Beijing, il n’est pas rare de trouver, au milieu de tout un bric-à-brac d’objets aux couleurs du Parti, des petits chapelets de prière à l’effigie de Xi Jinping, et autres bondieuseries présidentielles. S’il n’y a là rien que de très commun dans le paysage des babioles chinoises, Xi Jinping a pourtant un statut à part. Ayant remis au goût du jour le culte de la personnalité, il reprend à son compte toute une rhétorique religieuse pour asseoir son autorité: depuis les années Mao Zedong, il est le premier président chinois à construire une figure de dirigeant aussi forte.

Des dirigeants et des dieux

Alors que le culte de Mao, toujours prégnant en Chine, exploitait un héritage religieux très fort derrière l’idée d’une dignité messianique (ce qui lui vaut aujourd’hui encore l’érection de nombreux temples informels), Xi Jinping se situe dans un registre nouveau, en rationalisant l’adoration. Lors du 120ème anniversaire de la naissance de Mao, en 2013, il déclarait en ce sens: «Les dirigeants révolutionnaires ne sont pas des dieux, mais des êtres humains. On ne peut pas les vénérer comme des dieux ou interdire aux gens de signaler leurs erreurs et de les corriger juste parce qu'ils sont grands; mais on ne peut pas non plus les rejeter totalement et effacer leurs accomplissements historiques juste parce qu'ils ont commis des erreurs».

Xi Jinping lui, fait jouer les passions religieuses sur la ligne du Parti. Il s’agit moins pour lui de se positionner comme un dieu vivant, que de remplacer les dieux qui font déjà l’objet d’un culte, en se présentant comme une figure tutélaire de substitution.

En novembre dernier, dans le Yugan, un comté de la province du Jiangxi, au sud-est du pays, des membres du Parti communiste chinois (PCC) étaient envoyés dans des foyers chrétiens pour remplacer les portraits de Jésus et les crucifix par des portraits du président. Cette opération, menée dans le cadre d’un plan de lutte contre la pauvreté, visait à «transformer les croyants religieux en croyants du Parti», et à les convaincre que la seule aide qu'ils pourraient recevoir serait celle du PCC et de son secrétaire général, M. Xi.

Dans la même veine, l’historien Rian Thum racontait dans Slate que «dans certains camps [pour Ouïghours, une minorité musulmane turcophone persécutée], les détenus doivent remplacer la bénédiction musulmane classique dite avant de manger, bismillah, par des remerciements à Xi Jinping».

Ces deux exemples illustrent bien le rapport ambivalent qu’entretient le président avec le religieux. D’une part, on a un blâme quasi systématique de la religion conçue comme superstition et potentielle source de sédition, et d’autre part, une sorte de religiosité laïque, dans la reprise de certains codes fixés sur la figure du pouvoir incarnée par «Tonton Xi»: celui-ci remplacera les idoles.

«Il y a une forme de sécularisation de la religion, mais en même temps, on va dans la sphère intime pour faire changer ces portraits. C’est comme si Dieu était en compétition avec la loyauté politique que visait Xi Jinping. Remplacer la figure du Christ par sa propre figure, c’est une façon de se sanctifier», explique Julie Remoiville, chercheuse associée au laboratoire du GSRL, spécialiste des questions du renouveau religieux en Chine.

Un passant devant une affiche du président Xi Jinping sur laquelle on peut lire le slogan: «Le Rêve chinois, le Rêve des gens», à Beijing, le 16 octobre 2017 | Greg Baker / AFP

Mater la religion

Pendant tout le XXe siècle, la religion a été farouchement combattue par le communisme chinois. Au début du siècle, on commence à s’interroger sur le rôle de la religion dans le processus de modernisation de la Chine: elle pourrait aider à moraliser la société, donner une cohésion culturelle, une unité à la nation… Mais les premiers enthousiasmes s'épuisent vite, et dans les années 1920 émerge ce que l’historienne et sinologue Marianne Bastid-Bruguière a qualifié de «mouvement antireligieux», alors principalement dirigé contre le christianisme. Celui-ci est à l’époque considéré comme la «colonne d’assaut» du capitalisme: il faut combattre l’agent étranger.

Le discours qui s’élabore peu à peu va souligner la proximité entre la religion et la superstition, qui empêcherait la Chine de se moderniser. Avec l’arrivée au pouvoir de Mao, la Chine prend un tournant encore plus radical, et vise l’éradication de la religion: pendant la Révolution culturelle, les temples sont détruits, les manuels liturgiques brûlés, le clergé tué.

Une détente va s’amorcer seulement à partir des années 1980 avec le processus de démaoïsation, qui engage un renouveau religieux sans précédent, notamment avec la reconnaissance et le financement par l’État de cinq religions officielles (bouddhisme, taoïsme, islam, catholicisme, protestantisme), gérées par le Bureau des affaires religieuses.

«Entre 1980 et 2010, la Chine avait pu souffler d’un point de vue religieux. Aujourd’hui, on assiste à une forme de retour en arrière. Il y a une restriction religieuse forte de plus en plus importante, et en même temps une déification du personnage de Xi Jinping», estime Julie Remoiville.

Siniser les religions

Alors qu’en Chine, la religion est très fortement liée à la culture chinoise, le gouvernement tâche de «concilier socialisme et tradition nationale chinoise». La substitution de la figure politique de Xi Jinping à différents avatars religieux participe dès lors d’un mouvement plus large, que Remoiville décrit comme «une volonté de siniser les religions étrangères»: fusionner les religions avec une culture chinoise perçue comme élément clef de l’identité nationale, c’est déjà une façon de consolider l’autorité et l’idéologie du Parti.

Vincent Goossaert, historien des religions chinoises et directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Université PSL), évoque ainsi un phénomène de «recyclage des éléments religieux»:

«On assiste en Chine à la recherche d'une synthèse entre communisme et nationalisme culturel dans l’idéologie d’État. On va parler de “culture traditionnelle”, pas de “religion”. L'outil le plus efficace pour cela, c’est le patrimoine culturel immatériel; c’est devenu un sport national. Il n’y a pas un village où on n’essaye pas de faire reconnaître quelque pratique religieuse à ce titre. Ce qu’on a longtemps interdit sous le nom de religion, on le fait revenir au nom de la culture.»

Xi Jinping, nouveau messie?

Le rapport du régime actuel à la religion hérite de ces différentes dynamiques. Cela mène notamment le gouvernement à ménager des alliances objectives –mais parfois éphémères– avec des groupes religieux confucianistes très conservateurs afin de marquer les identités chinoises, reprenant un discours moral très strict selon lequel face au dévoiement de la société contemporaine, il faut réinstaller des normes –et donc un pouvoir fort, susceptible de les faire observer. Cela va de pair avec une vision eschatologique diffuse mais bien ancrée dans la culture chinoise, explique Vincent Goossaert, auteur de La Question religieuse en Chine:

«Depuis 150 ans, avec la guerre des Taiping, le discours eschatologique est très présent. L’idée, c’est que le monde attend une apocalypse, un événement catastrophique, à l’échelle universelle. Viendra un moment où les dieux seront tellement fâchés du fait que l’humanité sombre dans les péchés qu’ils vont exterminer tout le monde, sauf quelques élus, qui vont inaugurer un nouveau cycle. Dans certains scénarios, il y a une figure messianique qui va aider les élus.

Or il y a une nature fondamentalement utopique du discours communiste chinois, qu’on peut mettre en rapport avec cette ancienne tradition messianique. Xi Jinping peut être perçu comme un messie qui va transformer les gens, la société en quelque chose de nouveau et de paradisiaque. Il retrouve un discours qui était celui de Mao, selon lequel on allait créer des hommes fondamentalement meilleurs grâce à la science.»

Si Xi Jinping se construit une stature divine en puisant dans tout l’imaginaire messianique, cette posture est tout de même à relativiser: il joue sur plusieurs registres, et se met énormément en scène comme étant proche du peuple –sa grande lutte contre la corruption fait partie de cette fiction d’une égalité entre le peuple et les élites.

«Contrairement au culte de la royauté dans les cultures chrétiennes européennes, les gens ne voyaient jamais les empereurs chinois. Or, Xi se montre en permanence en bras de chemise, souriant… C’est un aspect très compatissant qui évoque un autre type de figure divine, pas à la Mao, qui jouait sur la puissance brute et la force martiale: Xi est davantage perçu comme une divinité bienveillante, compatissante, qui a un bon cœur, se soucie de tout le monde », poursuit Goossaert.

Un État de grâce

Lorsque Xi Jinping a fait abolir en octobre 2017 la limitation des mandats présidentiels inscrite dans la Constitution, au moment du 19e congrès national du Parti communiste chinois, on comptait parmi les nombreux mots et expressions censurées sur les réseaux sociaux «Xi Zedong» (习泽东), «longue vie à l’empereur» (吾皇万岁), ou encore «dix mille ans» (千秋万载).

En même temps que Xi élargissait ses pouvoirs à une durée illimitée dans le temps, s’arrogeant une sorte d’éternité théorique, il rejoignait le panthéon du PCC en inscrivant la «pensée Xi Jinping» dans les statuts du Parti, chose que seul Mao avait faite de son vivant jusqu’alors, et qui vaut comme un équivalent de «canonisation» de sa pensée, estime Remoiville.

Un plat à l'effigie de Xi Jinping derrière une statuette de Mao Zedong dans une boutique de souvenirs près de la place Tian'anmen, en Chine | Greg Baker / AFP

De fait, c’est aussi politiquement que Xi Jinping joue sur la corde du sacré. Son projet de gouvernement, résumé sous le slogan du «rêve chinois», comporte une dimension résolument utopique. Visant un idéal de modernité, il s’appuie énormément sur les nouvelles technologies, envisagées comme un moyen de gérer de façon parfaitement rationnelle la société et de résoudre tous les problèmes sociaux. Derrière le projet monumental de fichage informatique de la population, qui vise à rétribuer les bonnes actions et punir les mauvaises via un système de points où chaque individu se verra assigné un «crédit social», il y a aussi l’idée que l’on pourra «augmenter la qualité humaine» des Chinois et Chinoises, souligne Goossaert:

«Dans cette logique de rétribution morale des actes, l’État prend la place des divinités qui sont censées tenir les comptes. C’est à la fois très utopique, et profondément religieux. C’est un examen de conscience formalisé, avec l’idée que l’État va non seulement changer la société, mais encore changer les gens, changer leur vie, transformer les âmes.»

Le système d’évaluation permanente mis en place sous Xi Jinping est pourtant dans la continuité de ce que Liu Shaoqi prescrivait dès 1939. À l'époque, celui qui devait devenir président de la république populaire de Chine vingt ans plus tard publiait le petit essai Comment être un bon communiste. Il y formulait déjà l’idée qu’un bon communiste se doit de mener quotidiennement un «examen personnel», lors duquel il «examinera ses propres idées pour voir si elles sont tout à fait conformes au marxisme-léninisme et aux intérêts de la lutte pour l’émancipation du prolétariat». À l’issue de cette étude, le bon communiste devait «éliminer tous les vestiges des idées erronées et étouffer dans l’œuf toute idée incompatible avec les intérêts du communisme».

Des caméras de sécurité près de mosquées dans une rue d'Ürümqi, la capitale de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, le 2 juillet 2010 | Peter Parks / AFP

Interdits à géométrie variable

De la persécution des Ouïghours au système de crédit social en passant par toute une iconographie savamment calculée, Xi Jinping mène ainsi différentes politiques qui jouent sur un fonds religieux, lequel tend à sacraliser sa figure de dirigeant. Cela étant, la religion en Chine demeure un sujet sensible: quand elle n'est pas mise au service du pouvoir ou ne fait pas partie intégrante d’un système de contrôle, elle est interdite –quoique parfois tolérée dans la pratique.

Tous les textes sur l’histoire religieuse sont édités de très près, et éventuellement interdits. Des rayons sur la religion des bibliothèques universitaires ont pu faire récemment l’objet de «descentes de police», où l’on boucle certains fonds qui pourraient être subversifs. Dans les clauses de contrat des travailleurs étrangers en Chine, on retrouve très fréquemment l'interdiction de parler de sujets religieux, tout comme il est interdit d’évoquer la politique menée par le pays.

Si le gouvernement chinois s’évertue depuis longtemps à contenir toute forme de mobilisation considérée comme une potentielle menace ou trahison envers l’État, sous Xi Jinping, le travail de sape idéologique des mouvements concurrents passe non seulement par l’absorption des traditions, mais aussi et surtout par la construction d’une figure d’homme providentiel: contre le parti de Dieu, il faudra choisir le Parti de Xi.

cover
-
/
cover

Liste de lecture