Culture

Derrière l’attribution des prix littéraires, de discrets «plans à trois»

Le choix des livres gagnants est le résultat d'un long processus dans lequel les jurys ne sont pas les seuls à décider.

Nicolas Mathieu répond aux questions des journalistes après avoir remporté le prix Goncourt, le 7 novembre 2018 à Paris. | Eric Feferberg / AFP
Nicolas Mathieu répond aux questions des journalistes après avoir remporté le prix Goncourt, le 7 novembre 2018 à Paris. | Eric Feferberg / AFP

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Chaque journaliste spécialisé a, dans l’année, un moment d’intense activité. Le temps s’accélère et les journées se remplissent plus que d’habitude. Cannes, pour les critiques ciné, l’E3 pour ceux qui couvrent le jeu vidéo, le Salon de l’auto pour d'autres. Pour les journalistes littéraires, ce moment, c’était cette semaine, où prix Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis... furent remis.

Une semaine à couvrir au jour le jour qui n’est en fait que l’achèvement d’une longue période de gestation, période où les pièces du puzzle qui désignera les livres gagnants s’assemblent dans une équation subtile, intégrant de facto les spécialistes de la critique littéraires.

Et forcément on se demande. Quand on voit, au fil des années, les prix –le Goncourt tout particulièrement– se répartir entre les quelques mêmes mastodontes de l’édition. Quand on sait les membres du jury désignés à vie. Ou quand on se souvient que les journalistes littéraires sont peu ou prou les mêmes d’année en année –profession cible de son lot de polémiques et d’accusations, notamment celle d’être le rouage d’un «système de renvoi d’ascenseur», comment l’écrivaient en 2003 Pierre Péan et Philippe Cohen dans La Face cachée du Monde.

On se demande. Comment ça marche aujourd’hui? Les critiques littéraires ont-ils une influence dans le choix des lauréates et lauréats? Et si oui, font-ils l’objet d’une attention particulière des maisons d'édition?

Tri sélectif

«Tout se joue en amont» résume Élisabeth Philippe, aujourd’hui à L’Obs et ancrée dans la critique littéraire depuis une dizaine d’année. Très en amont, dès juin. Lorsque sont imprimés les premiers ouvrages de la rentrée littéraire, ce filtre géant durant lequel les candidats aux prix vont se dégager. Pour se démarquer, un livre sera jugé sur plusieurs critères: «la maison d’édition, l’auteur et les ventes», énumère un autre journaliste spécialisé, qui préfère rester discret.

Et de préciser que l’honneur suprême, le Goncourt, «va habituellement à un livre qui marche déjà». Histoire de «rester le prix qui fait vendre le plus» en ajoutant à une couverture la plus prestigieuse des bandes rouges. Faire vendre, c’est la promesse originelle du Goncourt. On n’y gagne que dix petits euros mais on écoule en moyenne plus de 300.000 exemplaires de son roman.

C’est donc à mi-chemin du succès d’un livre que le Goncourt est remis. En sautant dans un train qu’on voit mal démarrer sans que la presse ne lui ait donné de l’élan «en amont». Les éditeurs choisissent et mettent alors en avant ce qu'Élisabeth Philippe appelle «leurs poulains». Raphaëlle Leyris, du Monde des livres, évoque un «tri précieux» fait par les service de presse dont le travail est «de faire gagner du temps» aux journalistes. Pour rappel, la rentrée littéraire 2018, c’est plus de 500 romans.

«Tout se fait désormais assez naturellement»

Alors évidemment, plus grosse est la maison d’édition, plus armé et efficace sera le service presse. Le jeu se joue pourtant plus subtilement qu’on ne pourrait l’imaginer. Raphaëlle Leyris note seulement que les textos se font plus nombreux à l’approche des prix, et qu’ils sont parfois «doublés» par les éditeurs, voire par les auteurs ou autrices elles-mêmes, que le service de presse est pourtant déjà censé représenter. Pour Nils Ahl, chroniqueur littéraire au Monde et directeur éditorial aux éditions Phébus, un pied dans les deux mondes, «tout se fait désormais assez naturellement, les enjeux sont connus et il n’y a plus besoin de pressions de la part des attachés de presse».

Le conflit est rare. Raphaëlle Leyris se souvient d’un épisode il y a quelques années: un éditeur, durant un temps, a freiné son achat de pages publicitaires suite à un papier critique. Sans forcément l’expérimenter, tous nos interlocuteurs et interlocutrices disent avoir entendu parler d’une telle pratique.

Cette paix s’explique aussi par la raréfaction des papiers pouvant amener à ce genre de situation. Notre critique anonyme estime par exemple sa part d’articles vraiment négatifs à 1% de sa production. Il travaille au sein d’un gros média, mais l’approche est identique du côté du site web indépendant ActuaLitté. Nicolas Gary, son fondateur, explique se restreindre au maximum à la chronique de ce que ses rédacteurs ou rédactrices et lui ont apprécié.

Question «de plaisir» mais par seulement: l’une des rares mauvaises critiques qu’il a publiées lui a valu «plusieurs heures de téléphone avec le service de presse de l’éditeur du bouquin».

Problèmes de riches

Un système contre lequel les journalistes littéraires ne sont pas particulièrement en lutte. Leur liberté critique s’exprime dans le choix des livres chroniqués et de ceux dont ils ne parleront point. Un véritable luxe spécifique à la vitalité du marché de l’édition en France, qui publie tant que finalement, personne ne gagne à perdre du temps à traiter d’ouvrages considérés comme mauvais.

Cette bonne forme du secteur –du moins pour les géants– explique peut-être aussi pourquoi le travail d’influence des éditeurs peut se permettre d’être à ce point subtil malgré quelques techniques d’approches plus ou moins grossières, comme les classiques déjeuners de septembre et autres cocktails. Cocktails «à éviter», selon Elisabeth Philippe, qui note «une consanguinité indéniable». Nils Ahl, passerelle entre les deux mondes, décrit d’ailleurs la relation éditeurs/journaliste comme «un système dont la plupart des acteurs préfèrent ne pas avoir conscience». Un autre parle purement et simplement d’«un plan à trois» entre jurés, journalistes et édition.

La plupart des journaux érigent bien sûr des règles, quand ce ne sont pas les journalistes eux-mêmes. Toutes celles et ceux que nous avons contactés disent s’interdire de critiquer un livre dont l’auteur ou l’éditeur sont des amis. Nils Ahl souligne notamment le cas de Patrick Kéchichian, ancien journaliste au Monde des livres et connu pour s’imposer des règles strictes telles que d’éviter au maximum la fréquentation des écrivants. «Chaque journaliste littéraire se croit plus pur que son voisin, nous dit l’un d’entre eux. Ce qui montre bien qu’il y a problème d’impureté». C’est que le haut du panier est un milieu aussi petit que Paris. «Un pays des merveilles», dit Nils Ahl. «Dans lequel tout le monde est bien content de vivre», ajoute Nicolas Gary pour qui les différentes histoires derrière le choix des lauréats sont chaque année «comme des légendes» servant de sel à la mythologie du Goncourt.

De loin, ce «plan à trois» donne finalement l’impression d’observer une des bourgeoisies les plus accomplies. Antique, sereine, vivant chaque année au rythme de la semaine des prix, dont le processus de désignation s’amuse de rebondissements et de secrets d’alcôve dans une limite morale qui ferait de sa narration un bon roman. Sage mais pas trop. Un Goncourt.

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