Politique

Contre quoi protestent vraiment les «gilets jaunes»?

Les rassemblements du 17 novembre peuvent-il devenir le premier accroc social du mandat d'Emmanuel Macron?

Dans une station-service française | Philippe Huguen / AFP
Dans une station-service française | Philippe Huguen / AFP

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Le «pouvoir de la rue» a longtemps fait trembler les gouvernements. Le «pouvoir de la route» sera-t-il fatal à Emmanuel Macron? Depuis le début du quinquennat, les manifestations traditionnelles, à pied, co-organisées par les syndicats, n'ont jamais fait vaciller l'exécutif. «Pour l'instant, c'est lui [Emmanuel Macron] qui a le point», avait même dû reconnaître Jean-Luc Mélenchon, après l'échec des mobilisations contre les ordonnances sur le travail.

Le traditionnel cortège entre Bastille et Nation ne donne plus de sueurs froides au pouvoir. Un blocage des routes entre la zone industrielle et la rocade le contraindra-t-elle à bouger? Que représente le mouvement des «gilets jaunes»? Peut-il devenir le premier accroc social du mandat?

L'opposition ne s'y trompe pas: elle soutient largement le #17novembre. «Un mouvement civique de gens qui veulent se faire entendre», appuie Xavier Bertrand, le président LR de la région Hauts-de-France. «Cette colère est juste», encourage La France insoumise, même si le mouvement n'appelle pas explicitement ses militants et militantes à se joindre aux rassemblements.

Déminage

On ne pourra pas reprocher au gouvernement de ne pas avoir anticipé cette colère. Plus sensible aux réseaux sociaux que ses prédécesseurs, cet exécutif a perçu assez vite le danger de cette cyber-mobilisation.

Le président lui-même a tenté de dégonfler le mouvement, au micro d'Europe 1: «On trouve derrière [les gilets jaunes] un peu tout et n'importe quoi (…) Et des gens qui n'ont pas beaucoup de projet pour le pays, si ce n'est de le mettre à l'arrêt». Au sein du gouvernement, Marlène Schiappa est allée plus loin, ce dimanche sur France 3 [dans l'émission «Dimanche en politique», à laquelle participe régulièrement Frédéric Says, ndlr]: «J'observe que le Parti socialiste se greffe à ce mouvement de la même façon que Marine Le Pen. C'est une nouveauté qui m'interpelle». Sur le fond, l'exécutif concède quelques gestes: extension de la prime à la conversion automobile, chèque énergie rehaussé, aides kilométriques défiscalisées...

Mais surtout, le gouvernement a produit un contre-discours destiné à Twitter et Facebook, là où la mobilisation s'est forgée. On peut juger ridicule ou imparfaite la vidéo postée par la secrétaire d’État Emmanuelle Wargon. Mais elle a le mérite d'avoir opposé quelques contre-arguments au coup de gueule viral (six millions de vues) de Jacline Mouraud, l'égérie des automobilistes en colère.

Dans la même logique, des visuels anti-blocage ont été largement diffusés. Les uns montrent que le prix du carburant n'est pas en France le plus élevé d'Europe. D'autres mettent en regard l'augmentation de quelques euros du plein et la baisse de 200 euros de la taxe d'habitation –en oubliant au passage qu'on paye bien plus souvent un plein qu'une taxe d'habitation. Un dernier alerte sur la «récupération par l'extrême droite».

Ces visuels sont taillés pour les réseaux sociaux: un slogan clair, des infos concises, un hashtag efficace (#sansmoile17). Leur auteur est anonyme. Mais ils sont graphiquement si bien réalisés, qu'on soupçonne forcément le gouvernement ou La République en marche. Contacté par nos soins, le Service d'information gouvernement en dément la paternité. Tout comme La République en marche. Une source interne à LREM nous affirme que ces visuels sont l’œuvre d'un simple militant LREM, un graphiste domicilié en Alsace. L'objectif de cette communication n'est pas de convaincre le noyau dur des mécontents et mécontentes –ce serait peine perdue. Mais de faire réfléchir celles et ceux qui hésitent, pour qu'ils ne viennent pas grossir les rangs des manifestants à quatre-roues.

Les «gilets jaunes» sont ils les nouveau «bonnets rouges»? La comparaison avec ce mouvement de colère contre l'écotaxe, en 2013, ne tient pas. À l'époque, il s'agissait d'une grogne sérieuse, mais catégorielle. Les professionnels du transports en Bretagne, alliés aux industriels régionaux et aux salariés des poids lourds. Le gouvernement disposait d'interlocuteurs et d'une revendications unifiée: la fin de l'écotaxe.

Qu'en est-il cette fois-ci? Qui représente les «gilets jaunes», ce mouvement décentralisé à l'extrême, constitué de centaines d'initiatives locales, présenté comme apolitique? Que veulent-ils, au fond? Le retour des taxes sur le carburant à leur niveau précédent (sous le quinquennat Hollande)? Une diminution encore plus substantielle? La baisse du nombre de radars? Le rétablissement de la limite de vitesse à 90 km/h sur les routes nationales? Tous ces sujets figurent dans le coup de gueule de Jacline Mouraud. Alors?

Un mouvement plus large

Il est intéressant de se plonger dans les nombreuses –et inégales– vidéos qui appellent à la mobilisation du 17 novembre. Partagées des dizaines de milliers de fois, elles portent souvent des titres EN MAJUSCULES (colère) garnis de points d'exclamation!!!! (indignation). Certaines appellent tout bonnement à l'insurrection, d'autres se contentent du mouvement d'humeur ponctuel.

Un point commun, cependant. Le ressentiment n'est pas uniquement lié au portefeuille. L'augmentation des taxes est la goutte de carburant qui fait déborder le réservoir. Celui du mépris de «Paris» pour «les régions». Un ras-le-bol contre le pouvoir central, qui serait uniquement par les métropoles dotées de métros, de bus, de taxis (et maintenant de trottinettes électriques), vouées à incuber des start-ups dans une ambiance «healthy» et «positive thinking». Loin des «gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel», selon l'expression Benjamin Griveaux. (après avoir un premier temps assumé cette sortie, le porte-parole du gouvernement a fini par la démentir).

Plus largement, c'est un coup de gueule contre une classe politique qui semble trop parisienne et trop déconnectée. Un exemple? L'injonction à la mobilité (mieux vaut aller chercher un travail à quelques dizaines de kilomètres au lieu de «foutre le bordel» avait suggéré Emmanuel Macron) est contredite par la surtaxation du carburant, la fermeture de petites lignes de train et l'envolée du prix des billets SNCF.

L'exécutif a beau répéter qu'il diminue la taxe d'habitation et les cotisations salariales, rien n'y fait. C'est un théorème bien connu: dans l'opinion publique, une hausse de fiscalité est imputée au gouvernement en place; une baisse est immédiatement oubliée. Ce que le ministre des Comptes publics Gérald Darmanin résume par «Comme disait ma grand-mère, un morceau avalé n'a plus de goût». Lionel Jospin pourrait en témoigner: en 2000, ne supprima-t-il pas la très impopulaire vignette obligatoire –et payante– pour les automobilistes? Combien d'électeurs et électrices lui en surent gré, lors des élections suivantes?

S'ajoute un motif d'angoisse moins matérialiste. Le sentiment confus que les identités locales sont bafouées: regroupements de régions, changements de nom («Hauts de France» qui efface le Pas-de-Calais, le Nord et la Picardie), disparition du numéro de département obligatoire sur les plaques d'immatriculation...

À cet égard, le choix du «gilet jaune» comme symbole de la contestation est intéressant. Qu'est-ce, au fond, que ce gilet jaune? Un ustensile imposé par le gouvernement. Il est obligatoire dans toutes les voitures depuis 2008, sous peine d'amende. Les manifestants et manifestantes du 17 novembre ont donc choisi un symbole de «l'oppression» de l’État contre les conducteurs pour le retourner... contre l’État.

Si l'on résume le cocktail détonnant du 17 novembre, c'est un ras-le-bol fiscal doublé d'un agacement envers la toute-puissance de l’État centralisateur. Un mélange de Poujade et de Thoreau, chauffé à blanc sur le réseau de Mark Zuckerberg.

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