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Comment réagiriez-vous si votre enfant était en photo dans le salon d’un Cambodgien?

Plus le pays est blanc et riche, plus les précautions prises pour photographier les enfants sont grandes. Et ce n'est pas normal.

À l'inverse, plus le pays est «exotique», plus vous avez envie de prendre de photos, moins vous prenez de précautions. | Jack Douglass via <a href="https://unsplash.com/photos/RoJBv7h_km0">Unsplash</a> <a href="https://unsplash.com/license">License by</a>
À l'inverse, plus le pays est «exotique», plus vous avez envie de prendre de photos, moins vous prenez de précautions. | Jack Douglass via Unsplash License by

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En voyage, les touristes photographes font rarement dans la finesse, en tentant de redresser la tour de Pise, de monter sur toutes les balançoires de Bali, de shooter ses pieds sur le sable. Et entre deux Insta de noix de coco, la ou le voyageur occidental photographie des enfants. Rarement quand il part en road-trip Californie, en rando en Écosse ou en week-end à Rome. Mais plutôt s'il baroude dans un pays éloigné culturellement du sien, très pauvre et où les personnes ont un faciès différent du sien.

L’Occident riche et blanc excite moins les flashs

Sur son site, le Guide du Routard recense des clichés pris par ses lecteurs et lectrices dans presque tous les pays du monde. Plusieurs thématiques sont proposées: châteaux, gastronomie, animaux, street art… et enfants. Quand on explore cette dernière rubrique, on se rend vite compte de l’appétence pour le portrait «exotique».

Nous avons classé dans le tableau ci-dessous trente pays par proportion de photos d’enfants. En haut, les pays qui comptent le plus d’images de mineures et mineurs. En bas, ceux qui en comptent le moins.

On constate que les voyageurs et voyageuses françaises ont davantage tendance à photographier des enfants lorsqu’elles vont au Bénin plutôt qu’en Grèce, en Inde plutôt qu’en Espagne ou au Vietnam plutôt qu’au Canada. En gros: l’Occident riche et blanc excite moins les flashs. Si la quantité diffère, même la manière de photographier change d’une région du monde à l’autre. Plus le pays est blanc et riche, plus les précautions prises pour photographier les enfants sont grandes. Les sept clichés d’enfants pris en Italie les représentent soit de dos, soit en pied ou en groupe, voire de très loin.

Par exemple:

Enfants en Italie | pcdazero via Pixabay License by

Idem en Allemagne:

Enfants en Allemagne | estrella-ontour via Pixabay License by

Ou aux États-Unis:

Enfants aux États-Unis | Jeffrey via Flickr License by

À l’autre bout de la chaîne alimentaire du zoom, les clichés d’enfants pris en Afrique subsaharienne ou en Asie du Sud-Est sont en majorité des portraits où l’enfant est tout à fait reconnaissable.

Au Sénégal:

Enfant au Sénégal (photo issue d'un album «Coiffures et sourires d'enfants sénégalais») | Leocadio Sebastian via Flickr License by

Ou au Cambodge:

Enfant au Cambodge | yeowatzup via Flickr License by

Ou encore en Indonésie:

Enfants en Indonésie | Catriona Ward via Flickr License by

Le Canada fait plus ou moins mentir cet argument puisque deux des trois photos d’enfants sont des portraits… de jeunes Inuits.

De ces shootings imposés naissent souvent des images surinterprétées et égocentriques. «Je voudrais partager avec vous ces sourires, une joie de vivre communicative qui vous fera le plus grand bien», écrit une blogueuse en légende d’un long album de «Sourires d’enfants népalais». Quel est le message derrière cette phrase? Que les enfants népalais sont heureux malgré leur vie misérable? Qu’ils sont un bon remède à notre dépression?

En Ouganda, un voyageur a capté l'image d'un enfant qui se balance: «Une corde et une branche d'arbre, il est des endroits où cela suffit aux enfants pour s'amuser». La version européenne donnerait quoi? Une fillette entourée de ses cinquante cadeaux de Noël avec en légende: «Ici représentée la superficialité de nos enfants»?

«Je serais signalée à la police»

Dans une chronique sur la gentrification, l’humoriste Marina Rollman ironise:

«Aller vers les quartiers populaires alors que tu n’en viens pas, aller vers des quartiers d’immigrés alors que t’es né blanc en Europe occidentale, est-ce que c’est pas un tourisme un peu malsain? Une fois par an, j’ai des potes qui reviennent de voyage et quand ils me montrent les photos, dans le tas, y a forcément un ou deux portraits de gamins cambodgiens tout sourire face caméra avec des maillots de foot un peu pourris. Chaque fois, j’ai envie de leur dire: et toi ça te ferait plaisir si tes gosses étaient en photo dans la cuisine d’un connard à Phnom Penh?»

Non, probablement pas. «Que se passerait-il si je prenais en photo des enfants dans une rue en Irlande, sans la permission des parents? se demande une backpackeuse de 25 ans. Je serais probablement signalée à la police, honteuse et vue comme bizarre dans le meilleur des cas.» Mieux, nous hurlerions au sacro-saint droit à l’image!

En 2014, une mère racontait une sortie scolaire au Louvre sur son blog, au milieu de touristes asiatiques:

«Je n’ai jamais vu ça. Les petits se sont fait mitrailler par des hystériques niaiseux qui semblaient les prendre pour des animaux de foire. Ok nos enfants sont beaux, m’enfin c’était fou! La maîtresse m’a dit que c’était courant et qu’elle n’avait pas le droit de les laisser faire. Ni une, ni deux, j’ai joué des mains pour les coller devant les objectifs un peu trop curieux. Appelez-moi garde du corps.»

Le droit à l’image existe partout et nulle part

La professeure des écoles a raison. En France, il est obligatoire de demander une autorisation écrite des parents avant de prendre un ou une mineure en photo, même dans un lieu public, dès lors que l’enfant est reconnaissable. C’est également le cas avec un ou une majeure, même si nous avons tendance à l’oublier: il faut son autorisation. Des exceptions existent si on argue de la liberté d’expression ou artistique. En fait, «personne ne dispose d’un droit absolu qui permettrait d’empêcher quiconque de nous prendre en photo dans un lieu public», résume Suzanne Vergnolle, juriste spécialiste de la protection des données personnelles, c’est la jurisprudence qui tranche.

Graphique non scientifique résumant le comportement des touristes occidentaux.

Le droit à l’image des enfants français est moins inébranlable qu’on ne le pense. En face, celui des mineures et mineurs asiatiques ou africains existe bel et bien. La Convention internationale relative aux droits de l’enfant prévoit une «protection de la loi» contre les immixtions dans la vie privée de la ou du mineur, qui porteraient atteinte à son honneur ou sa réputation. Tous les pays du monde ont ratifié ce texte sauf les États-Unis et la Somalie. «Une photo présentant un enfant sous un jour désavantageux» peut entrer dans ce cadre, selon Suzanne Vergnolle, même si elle est prise dans la rue.

En Afrique, certains pays reconnaissent un droit à l’image, législatif ou jurisprudentiel. C’est le cas du Maroc, de l’Afrique du Sud, du Cameroun, de l’Éthiopie. En l’absence de disposition, «une personne photographiée à l’étranger peut très bien assigner en France, assure Joëlle Verbrugge, spécialiste en droit de la photo, si elle voit qu’elle a été photographiée par un Français et que sa photo est diffusée en France».

Sur Facebook, leurs enfants, pas les miens

Résultat: les vacancières et vacanciers ne sont pas à l’abri de se retrouver devant les tribunaux pour avoir immortalisé un ou une écolière vietnamienne dans la jungle. Devant le juge, comment se défendraient-ils? En disant que l’enfant de 5 ans a hoché la tête de haut en bas? «Nous nous leurrons délibérément quand nous leur demandons si on peut prendre leur photo et que nous prenons leur oui –ou leur absence d’objection– comme consentement», affirme Evie Farrell. Cette Australienne, qui a parcouru l’Asie avec sa fille pendant un an, a décidé d’arrêter de photographier des enfants. «On les exploite pour notre propre amusement ou notre envie d’avoir plus de likes sur les réseaux sociaux.»

En effet, à une époque où beaucoup de parents collent des smileys sur la tête de leur bébé sur Facebook, pourquoi ne tremble-t-on pas pour diffuser le portrait d’un pré-ado birman avec un filtre Crema sur Instagram?

Pour Suzanne Vergnolle, l’empreinte numérique peut avoir des conséquences désastreuses sur des mineures et mineurs désœuvrés. «En diffusant le visage d’un enfant sur Facebook, on fait une croix sur sa liberté d’anonymat», explique l’experte en données personnelles. Avec le recours banalisé à la reconnaissance faciale, un lien pourra être fait entre notre visage d’enfant et notre visage d’adulte. Prenons le cas de ce jeune Indien. Sa photo a été postée en «creative commons» (donc libre de droits) sur Pixabay, assortie des mots-clés «taudis» et «pauvre».

Enfant en Inde | billycm via Pixabay License by

Souhaitons-lui qu’il sorte de la misère et devienne PDG d’une entreprise du CAC40. Appréciera-t-il qu’on ressorte ce cliché de lui dans une décharge?

Ne pas céder au tourisme de la misère

Là où nous avons tendance à prendre moins de précaution dans les pays pauvres, nous devrions justement en prendre davantage. Et ne pas tomber dans un «tourisme de la misère», dont les plus jeunes sont les premières victimes. «Les enfants ne sont pas des attractions touristiques», clame une campagne du Mouvement ChildSafe contre les visites organisées d’orphelinats au Cambodge.

Comme une rizière balayée par les rayons du soleil ou les bas-reliefs soignés d’un temple, l’enfant est devenu une partie du décor. Le rencontrer est une nouvelle expérience et afficher son visage au-dessus du canapé, une preuve supplémentaire qu’on est sorti des sentiers battus. Alors qu’on aurait sans doute mieux fait de rester sur le sable, à prendre ses pieds en photo.

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