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Quinze, puis huit et enfin quatre, la liste des postulants au Goncourt suit chaque année la même ritournelle. Les noms se réduisent au fil des mois pour ne garder qu’un peloton de tête dont le vainqueur est désigné début novembre. À celles et ceux qui voudraient griller la politesse à Bernard Pivot, le président de l’Académie et ses collègues votants, un conseil: éplucher les romans francophones de l’ultime liste, avoir le nez creux, une analyse fine et un poil de subtilité pour saisir les enjeux sociétaux dans l’air du temps.
Si Leïla Slimani avait remporté en 2016 le prestigieux prix (une femme donc comme pour mieux tenter de gommer leur quasi absence des palmarès antérieurs, à la manière du festival de Cannes qui pour réagir au déferlement #MeToo avait invité Cate Blanchett à présider sa 75e édition), cette année ce sera forcément un homme. David Diop (Frère d’âme), Paul Greveillac (Maîtres et esclaves), Nicolas Mathieu (Leurs enfants après eux) ou Thomas B. Reverdy (L’Hiver du mécontentement), l’un d’eux empochera la récompense de dix euros (et un tirage maximisé de son roman).
Toute une histoire
En observant les lignes de force, les points de jonction et les singularités de ces œuvres, on peut tenter de distinguer celle qui pourrait bien rafler la mise. On le sait le jury du Goncourt semble apprécier les romans qui puisent leurs origines dans l’histoire. La montée du nazisme (L’Ordre du jour Goncourt 2017) et ses exactions (Les Bienveillantes en 2006), la guerre d’Espagne (Pas pleurer en 2014) ou la vie post Première Guerre mondiale (Au revoir là-haut en 2013), autant d’événements tragiques tirés du réel qui ont remporté les suffrages ces dernières années. Et parmi les finalistes 2018, trois auteurs sur quatre ont choisi comme toile de fond des moments historiques marquants: les grandes grèves britanniques de 1978/1979 qui voient l’avènement du thatchérisme (L’Hiver du mécontentement), la révolution chinoise des années 1950 à Tiananmen (Maîtres et esclaves) et la Première Guerre mondiale (Frère d’âme).
Si l’histoire est un éternel recommencement (ou du moins une répétition de motifs), alors la présence d’épisodes passés dans la fiction ne serait qu’une métaphore des problématiques présentes ou en germe dans la société. Le roman de Thomas B. Reverdy s’inscrit ainsi pleinement dans cette fonction pythienne. La crise sociale, le chômage de masse et le déclassement d’une grande partie de la population anglaise ne sont pas sans rappeler les situations économiques difficiles de nombreux pays (la Grèce, l’Espagne ou les États-Unis récemment) qui aboutissent parfois, comme en 1979, à une droitisation des esprits. Si comparaison n’est pas raison, l’Amérique de Trump n’étant pas l’Angleterre de Thatcher (le président américain actuel se réclame de Reagan), les mécaniques de la pauvreté n’accouchent que rarement de projets démocratiques émancipateurs et progressistes…
Thomas B. Reverdy L’Hiver du mécontentement (Flammarion)
L’évocation de cette révolution sociale ratée est d’autant plus intéressante qu’elle côtoie une autre révolution, aboutie celle-ci: la révolution chinoise qui se dessine dans Maîtres et esclaves. Deux époques, deux cultures, deux modèles révolutionnaires antagonistes et pourtant aujourd’hui deux grandes puissances économiques. Quant à David Diop, le contexte historique bien que parfaitement dans l’air du temps (la commémoration du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale) n’interroge pas tant les racines du conflit que la dimension raciste et le passé colonialiste de la France. En suivant le parcours de deux amis sénégalais devenus tirailleurs dans une tranchée dans l’est de la France, le romancier creuse ce déracinement absurde, tout comme cette guerre, questionne le regard porté par les soldats blancs, expose et explose les clichés et les préjugés. Seul Nicolas Mathieu évite le cadre temporel signifiant a priori, lui préférant la petite histoire (les vacances estivales de son héros entre 1992 et 1998).
Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux (Actes Sud)
L’art du récit
Si le contexte peut donc revêtir une certaine importance aux yeux du jury, l’élément clé d’un Goncourt demeure la singularité de la voix narrative. Qu’il s’agisse de Jonathan Littell (Les Bienveillantes en 2006), de Marie NDiaye (Trois Femmes puissantes en 2009), de Michel Houellebecq (La Carte et le territoire en 2010) ou de Mathias Énard (Boussole en 2015), l’écriture et le style apparaissent comme déterminants, bien plus qu’un simple cadre spatio-temporel aussi historique soit-il.
À ce titre, deux sélectionnés marquent les esprits. David Diop et son monologue intérieur, conçu comme un récit transmis par des griots africains (formules répétées à la manière d’Homère pour satisfaire aux règles de la poésie orale), s’impose comme un texte d’une rare singularité. Dense et court (moins de 200 pages), ancré dans la psyché de son héros et rendant compte du flux permanent de la pensée (comme Ulysse de James Joyce et le monologue final de Molly Bloom), Frère d’âme transcende sa thématique (le racisme et la dénonciation du colonialisme) pour donner vie à une langue qu’on dirait traduite de l’inconscient.
David Diop Frère d’âme (Seuil)
Quant à Nicolas Mathieu, la puissance d’évocation de la sève adolescente qui irrigue son roman, donne corps, chair et sang à ses héros de papier. En confrontant la jouissance toujours recherchée par la jeunesse à la réalité socio-économique d’une région sinistrée par le chômage et la désespérance, l’écrivain parvient à mettre en mouvement une langue à la fois sensuelle et mortifère, une prosodie qui pulse et qui dépérit, une expression d’exaltation et de désenchantement. Une dualité forte qui imprègne les quelque 400 pages de Leurs Enfants après eux.
Plus académiques dans leur forme, L’Hiver du mécontentement et Maîtres et esclaves font montre d’une belle érudition parfois un peu froide malgré une volonté chez Greveillac d’esquisser une fresque surhumaine: le destin d’un peintre qui, de son village himalayen aux palais de Pékin, confronte son art au dogmatisme, hésite à embrasser le destin autocratique de son pays et assiste à la métamorphose profonde d’un État-continent.
Paul Greveillac Maîtres et esclaves (Gallimard)
Bien que différents et dans le fond et dans la forme, les romans de Reverdy et Mathieu entretiennent cependant un étrange lien de parenté qui ne laissera sans doute pas indifférents certains membres du jury (on pense à Virginie Despentes). En effet, l’un et l’autre ont opté pour un chapitrage musicalisé. L’Hiver du mécontentement se découpe ainsi par titres pop, rock ou punk anglais de la fin des années 1970. Bowie, les Sex Pistols, Joy Division, The Cure, Siouxsie & the Banshees ou The Clash donnent la couleur d’une époque, son ressentiment ou ses aspirations. Cette convocation musicale trouve un écho dans Leurs Enfants après eux où les quatre parties du roman (quatre étés du personnages principal) évoquent quatre titres marquants des années 1990: «Smells like teen spirit» (Nirvana), «You could be mine» (Guns’N roses), «La fièvre» (NTM), «I will survive» (hymne de la victoire de la France à la Coupe du monde 1998 interprété par Gloria Gaynor).
On peut évidemment trouver anecdotique l’utilisation de chansons pour titrer telle ou telle partie d’un roman, mais on peut aussi y voir l’interpénétration de deux arts. Si le cinéma et la musique entretiennent depuis le début du septième art une relation privilégiée, il n’en est pas de même de la littérature et de la musique. Or les deux romanciers quarantenaires ont vraisemblablement la culture de l’hybridation. Leur appartenance à la génération X (nés entre 1966 et 1976 en occident) explique sans doute cette faculté à zapper d’un art à l’autre, cette pratique «impure» d’une litt-pop dont l’auteur écossais Irvine Welsh (Trainspotting) est l’un des fers de lance. Malheureusement (ou pas) pour eux, pas beaucoup de jurés ou jurées de la génération X dans les rangs du Goncourt (la moyenne d’âge y tournant autour de 67 ans).
Des stat et des proba
Quand on parie sur le Goncourt, impossible de ne pas se référer aux statistiques concernant les maisons d’édition. Car au-delà de la qualité des auteurs, des goûts des jurés et jurées et de l’air du temps, le critère éditorial n’est pas sans intérêt. Ainsi, ces vingt dernières années, sur vingt Goncourt décernés, Gallimard en a obtenu sept (soit 35%), Actes Sud quatre (20%), Flammarion et Le Seuil un chacun (soit 5%). Les autres éditeurs (Albin Michel, Grasset, Minuit, Mercure de France et P.O.L) se partageant les sept prix restants.
Si Gallimard apparaît ainsi comme archifavori avec Maîtres et esclaves, on constate une offensive massive d’Actes Sud depuis quelques années (maison d’édition créée à Arles en 1978 dont la directrice fut, trente ans durant, la fille du fondateur, Françoise Nyssen, ministre de la Culture jusqu'au dernier remaniement). Alors que la maison d’édition hérite de son premier Goncourt pour Le Soleil des Scorta en 2004 (soit presque trente ans après sa fondation), elle accélère sa présence dans le palmarès avec Le Sermon sur la chute de Rome (2012), Boussole (2015) et L’Ordre du jour l’année dernière (soit autant que Gallimard sur la période 2004-2017). Et si l’on regarde les trois derniers Goncourt, l’avantage va même à Actes Sud avec deux contre un. Bref, il y a fort à parier que le choix se portera sur le Gallimard ou Actes Sud.
Et comme il faut savoir prendre des risques, risquons-nous à miser! À l’aide de ces probabilités, analyses et autres divinations, parions sur le roman Actes Sud de la saison, celui qui manie la dualité de sa langue avec brio et modernité et se détourne de toutes interprétations issues d’une histoire passée: Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu.