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La Route du Rhum, qui s’élance dimanche 4 novembre de Saint-Malo, est marquée par la présence de 123 concurrents –un record– sur la ligne de départ. La 11e édition de cette course, née en 1978 et considérée comme la reine des transats en solitaire, s’adresse à six classes (catégories) de bateaux avec, pour chacune, un classement spécifique.
Mais c’est, bien sûr, la première d’entre elles, celle des «Ultimes», qui polarise toute l’attention et déterminera le champion absolu de cette traversée de l’Atlantique jusqu’à Pointe-à-Pitre. Le record de Loïck Peyron, vainqueur de la Route du Rhum en 2014 en seulement 7 jours, 15 heures et 8 minutes, pourrait même être pulvérisé par l’une de ces bêtes de course.
Géants des mers
Les «Ultimes» sont des multicoques d’une longueur supérieure ou égale à 60 pieds (18 mètres), sans limitation de taille. Cinq des six bateaux engagés mesurent plus de 100 pieds (30 mètres): ceux de Thomas Coville (Sodebo), François Gabart (Macif), Sébastien Josse (Groupe Edmond de Rothschild1), Francis Joyon (Idec) et Armel Le Cléac’h (Banque Populaire). L’exception est le Remade-Use it again, long de 75 pieds (23 mètres) et barré par Romain Pilliard qui ne s’élance pas pour la gagne, mais essentiellement pour promouvoir l’économie circulaire à travers sa performance.
Les cinq «géants» en lice pour la victoire volent tous au-dessus des flots grâce à des foils, ces «ailes» articulées qui permettent à la structure de se soulever littéralement et d’être ainsi «propulsée» dans les airs par la force des vents. C’est la vraie nouveauté et l’immense curiosité de cette Route du Rhum version 2018 car ces bateaux ne se sont jamais affrontés.
Au cours de ce sprint de quelques jours, cette technologie, de plus en plus éprouvée, devrait permettre d’exploser tous les temps de passage si la météo est favorable. «En vitesse de pointe, il est possible d’approcher les 50 noeuds, c’est-à-dire environ 90 km/h, note Sébastien Josse à la barre de Maxi Edmond de Rothschild (32 mètres de long, 23 de large). Mais comme cette course est une première pour ce type de bateau, tout le monde part plus ou moins dans l’inconnu en ne sachant pas trop à quoi s’attendre.»
Des bateaux «à ne pas mettre entre toutes les mains»
Sébastien Josse, 43 ans, et Armel Le Cléac’h, 41 ans, disposent des deux machines les plus récentes, toutes les deux mises à l’eau en 2017, et font figure, à ce titre, de favoris. Mais le surdoué François Gabart, 35 ans, dont le bateau date de 2015 et a été récemment reconfiguré, reste l’auteur, en 2017, d’un tour du monde en solitaire en 42 jours, 16 heures et 40 minutes qui lui donne un avantage certain en termes de confiance.
Vainqueur de la Route du Rhum en 2002, Michel Desjoyeaux, non-partant dans cette édition, disait, voilà quelques jours, dans les colonnes du Figaro, que ces «Ultimes» ne sont pas à «mettre entre toutes les mains» et qu’ils préfiguraient l’avenir –affolant– de la Route du Rhum dans quarante ans: «Ce sera une traversée de trois jours pour le premier. Je suis incapable de dire à quoi ressembleront les bateaux mais ils seront certainement encore plus légers et rapides».
La course au large est devenue un laboratoire technologique depuis déjà bien longtemps, mais les «Ultimes», «avions de chasse» des mers, catapultent la discipline dans une autre dimension à la fois physique et mentale. Les marins qui les pilotent se sont adaptés en conséquence, non sans mal.
Préparation physique et mentale
Alors que François Gabart nous a fait savoir qu’il n’avait ni préparateur physique, ni préparateur mental, Sébastien Josse et Armel Le Cléac’h admettent s’être investis de manière spécifique pour aborder cette traversée. Si l’un et l’autre avouent ne pas bénéficier de l’expertise d’un «conseiller psychologique» –golfeur passionné, Armel Le Cléac’h dit s’appuyer sur son expérience de joueur pour améliorer sa concentration–, ils ont tous les deux mis les bouchées doubles pour essayer de relever ce défi sur le plan physique.
«Sur un tel bateau, les manoeuvres sont très longues avec des montées cardiaques très fortes.»
Sébastien Josse a transpiré sang et eau. «Beaucoup de travail au niveau du haut du corps, mais aussi des appuis, souligne-t-il. Parce qu’il est important de savoir se déplacer sur l’instable avec des positions de déséquilibres. Et sinon, quantité de séquences fractionnées en vingt minutes d’échauffement, vingt minutes d’efforts intenses et vingt minutes d’étirements. Un marin doit être plus agile, plus souple. Il s’agit de développer du bien-être de la tête au pied.» Armel Le Cléac’h n’a pas été en reste en accumulant également des séances de cardio, de crossfit pour travailler l’explosivité, l’endurance, le gainage afin de se rapprocher d’un profil de triathlète. «Sur un tel bateau, les manoeuvres sont très longues avec des montées cardiaques très fortes, constate-t-il. On passe notre temps à actionner des volets comme si on faisait du vélo avec nos bras. Tout est plus lourd, plus grand, à l’image des voiles qui pèsent plusieurs dizaines de kilos.»
Sébastien Josse sur le Maxi Edmond de Rothschild à Saint-Malo, le 31 octobre 2018. | Daniel Meyer / AFP
Les manœuvres sont réalisées en tirant sur les cordages grâce à des winchs actionnés depuis une colonne armée de manivelles. Selon les indications de son équipe, Sébastien Josse tourne soixante fois les manivelles à la colonne en une minute. Pour un virement de bord, il a besoin de vingt-deux minutes afin d’accomplir la manœuvre, soit 1.320 tours de manivelle à la colonne.
Bernard Jaouën, le préparateur physique d’Armel Le Cléac’h, le coureur sans doute le plus en pointe sur ce sujet, reconnaît avoir adopté une méthode très scientifique avec la récolte de données. «Une grande partie de notre travail avec Armel a tourné autour de la colonne de winch, résume-t-il. Comme les bras sont bien plus énergivores que les membres inférieurs avec des fibres plus rapides donc moins économes, il fallait d’abord augmenter leur puissance puis leur endurance. C’est un travail que l’on a notamment reproduit en salle avec un engin ressemblant à une colonne et en s’inspirant des travaux réalisés en cyclisme par Frédéric Grappe et Julien Pinot puisqu’il s’agit d’un pédalage presque non-stop avec les bras.»
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Gestion du stress
Mais derrière cette force colossale, qu’il s’agisse de celle de l’homme ou du bateau, le doute n’est jamais tout à fait loin sur des embarcations de cette envergure. L’accident dont a été victime Armel Le Cléac’h, en avril dernier, quand son bateau s’est retourné au large du Maroc en raison d’une survente de vent, a laissé des traces. Ce chavirage a non seulement contrarié sa préparation à la course, mais il l’a aussi ébranlé psychologiquement comme sa voix le laisse encore entendre. «J’en ai été chamboulé, admet le dernier vainqueur du Vendée Globe. Toute l’équipe autour de moi a été refroidie par cet événement, mais nous nous en sommes servis comme d’un échec sur lequel il était possible de rebondir, plus soudés les uns avec les autres.»
«Ce sont des machines qui ont des capacités presque inimaginables. Cela engendre du stress et de l’inquiétude.»
Comme Armel Le Cléac’h, Sébastien Josse pense d’ailleurs «qu’il ne sera peut-être pas possible d’exploiter son bateau à 100% parce que seul, on ne peut tout simplement pas le maîtriser à 100%». Il ajoute: «Ce sont des machines qui ont des capacités presque inimaginables. Cela engendre du stress et de l’inquiétude. Notre concentration doit être supérieure dans un contexte où chacun continue de balbutier en raison du manque de connaissances. Je n’ai pas peur d’aller vite, ça ne m’angoisse pas, mais je n’écarte pas l’hypothèse de travailler un jour, plus en profondeur, avec quelqu’un comme Gilles Monier avec qui j’ai déjà abordé ce point.»
Armel Le Cleac'h sur son multicoque Banque Populaire IX à Saint-Malo, le 26 octobre 2018. | Damien Meyer
Parmi les précurseurs de l’introduction de la préparation mentale en voile il y a une vingtaine d’années, Gilles Monier, professeur à l’École nationale de voile et des sports nautiques à Saint-Pierre Quiberon, estime que l’arrivée des «Ultimes» ne bouleverse pas complètement la donne en termes de gestion des émotions, mais elle nécessite néanmoins une mise à jour. «Avec les foils, le paramètre du stress a augmenté, l’attention doit être accrue, c’est indubitable, remarque-t-il. L’état de fraîcheur, et donc de vigilance du skipper, dans un contexte de fatigue évident, est primordial. L’orientation du travail, dans le cadre d’une Route du Rhum, doit tourner autour de la lucidité sur des bateaux qui vont plus vite et qui sont plus complexes à réguler qu’avant. Ils vous obligent à digérer tout un tas de données en même temps avec des manoeuvres qui nécessitent un “check-list” plus important et plus complexe.»
Armel Le Cléac’h abonde: «Quand le bateau vole, il faut mettre le curseur au bon endroit.» Sébastien Josse est à la recherche de cette même justesse empreinte aussi de philosophie: «Ça fait rêver de pouvoir traverser l’Atlantique de la sorte. Très peu de personnes sont capables de faire ça.»
1 — Ariane et Benjamin de Rothschild, actionnaires du Groupe Edmond de Rothschild, sont aussi actionnaires de Slate.fr