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Pittsburgh: il faut appeler un terroriste un terroriste

L’attaque de Pittsburgh était un acte de terrorisme et nous devrions le désigner comme tel.

Le mémorial érigé devant la synagogue Tree of Life de Pittsburgh, où onze personnes ont été tuées dans une attaque antisémite le 27 octobre 2018. | Brendan Smialowski / AFP
Le mémorial érigé devant la synagogue Tree of Life de Pittsburgh, où onze personnes ont été tuées dans une attaque antisémite le 27 octobre 2018. | Brendan Smialowski / AFP

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Samedi 27 octobre, un tireur a abattu onze personnes à la synagogue Tree of Life de Pittsburgh. Il s’agit de l’attaque antisémite la plus meurtrière de l’histoire des États-Unis, et le président américain l’a désignée comme «une action maléfique de meurtre de masse». Pendant que le pays pleurait ses morts, la police a arrêté Robert Bowers, 46 ans, le tueur présumé, qui s’était barricadé dans la synagogue après un échange de coups de feu avec les forces de l’ordre. Avant l’attaque, Bowers avait posté à plusieurs reprises des insultes antisémites sur Gab, un réseau social plébiscité par les nationalistes blancs. Alors qu’il pénétrait dans l’église, des témoins l'ont entendu crier «tous les Juifs doivent mourir».

Certains observateurs ont commencé à désigner l’attaque comme un acte de terrorisme, tandis que d’autres préféraient s’abstenir d’utiliser ce terme. Mais il est certainement pertinent d’y avoir recours, et le faire pourrait pousser l’administration américaine à injecter plus de ressources dans la lutte contre les antisémites, les nationalistes blancs et les extrémistes violents présents sur le sol national.

Définir le terrorisme

Dans le discours public, les gens tendent à utiliser l’étiquette «terrorisme» pour diaboliser leurs ennemis tout en évitant d’y avoir recours pour désigner des groupes pour qui ils peuvent avoir une forme de sympathie. Comme l’avait constaté le spécialiste du terrorisme Brian Jenkins en 1981, «le terrorisme, c’est ce que font les méchants». Dans une certaine mesure, nous n’avons pas avancé: pensons par exemple à la façon dont certaines voix critiquant Israël qualifient le pays de «nation terroriste», ou à la manière dont le Secrétaire à l’Intérieur américain Ryan Zinke avait partiellement attribué la responsabilité des feux de forêt en Californie à des groupes écologistes «terroristes».

Les définitions des spécialistes et la loi sont, au contraire, bien plus précises. Pour Bruce Hoffman, un des chercheurs les plus reconnus dans ce champs d’études, le terrorisme peut être défini comme l’usage de la violence (ou la menace de son usage) par un groupe sub-étatique, en vue de créer un impact psychologique large. Le gouvernement des États-Unis définit de façon similaire le terrorisme comme «l’usage illégal de la force et de la violence contre des personnes ou des biens pour intimider ou exercer une contrainte sur un gouvernement, une population civile ou une partie de celle-ci, pour servir des objectifs politiques ou sociaux».

Comme je l’ai déjà écrit, ces définitions mettent l’accent sur la violence, la politique et l'impact que les terroristes cherchent à créer. Que quelqu'un tue des innocents au nom de l’organisation État islamique ou du Ku Klux Klan, ou roule sur dix personnes avec un van pour prêter allégeance à un mouvement qui revendique la frustration sexuelle masculine, ce n’est pas le type de légitimité ou la cause politique qui importe mais le fait que l’agresseur en revendiquait une, aussi stupide qu’elle puisse être.

Le terrorisme islamiste, seule menace identifiée

Après le 11-Septembre, les États-Unis se sont concentrés presque exclusivement sur le terrorisme comme enjeu lié au phénomène djihadiste. Une attention bien moindre a été accordée à la violence d’extrême droite, qu’elle soit perpétrée par des néonazis, des souverainistes radicaux, des groupes anti-immigration, ou d’autres. Cela a été une erreur: depuis le 11-Septembre, si les djihadistes ont tué 104 personnes aux États-Unis, la violence de l’extrême droite en a tué quatre-vingt-six. Après l’attaque de samedi, il faudra probablement ajouter au moins onze victimes à cette somme macabre.

En raison de la perception biaisée du terrorisme par les États-Unis, le cadre légal est d’un secours limité pour gérer des actes terroristes non commis par des djihadistes. Nombre des éléments qui caractérisent les groupes extrémistes locaux –comme l’antisémitisme conspirationniste– sont même protégés par la garantie de la liberté d’expression.

De plus, il n’existe aucune liste officielle des groupes terroristes nationaux. À l’inverse, le Département d’État tient une liste des organisations terroristes étrangères qui indique précisément lesquelles sont considérées comme illégales. En l’absence d’une liste s’appliquant aux groupes américains, les organisations extrémistes sont laissées libres de lever des fonds, recruter et agir. Les réseaux sociaux suppriment les contenus liés à l’organisation État islamique mais ils n’en font pas tant pour supprimer les contenus suprémacistes blancs, souvent considérés comme légaux.

En outre, ce que la qualification d'un acte de «terrorisme intérieur» implique pour le gouvernement fédéral n’est pas très clair. Bowers, par exemple, sera certainement inculpé pour de multiples meurtres, entre autres crimes, mais y ajouter le terrorisme ne créerait pas d’autres implications sur le plan pénal aujourd’hui. Dans le système américain, c’est en général l’État concerné, et non pas le gouvernement fédéral, qui est chargé des crimes violents. Ce dernier se concentre sur les crimes et les enjeux qui dépassent les frontières d’un seul État et nécessitent des moyens à l’échelle nationale. Aujourd’hui, le cadre légal permettant de faire face aux groupes terroristes intérieurs qui ne sont pas liés à des organisations terroristes internationales est déficient.

Trois pistes de lutte contre le terrorisme intérieur

Cela ne signifie pas forcément que l’administration Trump et les autres institutions peuvent s’en laver les mains et éviter d’utiliser le terme de terrorisme pour désigner l’attaque de Pittsburgh et les tragédies qui s’y apparentent. Si le gouvernement commençait à considérer que les groupes violents antisémites et suprémacistes sont comme les groupes djihadistes, plusieurs choses pourraient bien au contraire changer.

Cela signifierait d’abord une plus grande mobilisation de ressources pour surveiller les terroristes issus du territoire américain. Aujourd’hui, seule une mince partie du budget affecté à l’antiterrorisme par le FBI est allouée à la surveillance du terrorisme intérieur. L’administration Trump sous-estime les dangers d’un tel terrorisme et a réduit les moyens accordés aux programmes qui entendent s’y attaquer. Considérer les crimes à l’image de l’attaque de Pittsburgh comme relevant du terrorisme signifierait donc que plus d’agents, plus de procureurs et plus d’argent seraient alloués aux programmes antiterroristes.

Deuxièmement, l’étiquette «terrorisme» pourrait pousser le gouvernement à réagir plus rapidement face aux premiers signes de violences potentiellement commises par des extrémistes, notamment d’extrême droite. Si un individu suspecté de terrorisme tentait d’acquérir une arme ou des produits permettant de fabriquer une bombe, la police pourrait l’interpeller. Il est difficile d’imaginer que des partisans de Daech puissent manifester armés à travers une ville en chantant les bienfaits de la charia et que le gouvernement prétende n’avoir aucun pouvoir pour les en empêcher en raison des premier et deuxième amendements. C'est plus facile à concevoir s’il s’agit de suprémacistes blancs et que les slogans sont antisémites et racistes.

Pour que cela change, nommer «terrorisme» le terrorisme d’extrême droite est nécessaire.

Troisièmement, clarifier quels actes relèvent ou non du terrorisme aiderait Washington à faire pression sur les entreprises gérant des contenus numériques pour qu’elles soient plus promptes à fermer les comptes antisémites, suprémacistes blancs et incitant à la violence.

Cela peut sembler exagéré, mais le terrorisme intérieur a souvent un impact politique plus fort que la violence djihadiste. Une attaque conçue depuis l’étranger a l’effet d'unir le pays face à la tragédie, alors que la violence d’extrême droite ou d’extrême gauche est bien plus susceptible de le diviser. Cette semaine par exemple, Cesar Sayoc, 56 ans, a apparemment envoyé des colis piégés à CNN, à des personnalités politiques Démocrates et à d’autres «ennemis» de Trump. Certaines voix se sont immédiatement élevées à l’extrême droite pour relayer des théories du complot au lieu de reconnaître ces actes pour ce qu’ils étaient. Les terroristes intérieurs créent des plaies plus profondes que les djihadistes dans la mesure où certains Américains sympathisent alors avec leur cause, quand bien même ils rejettent la violence de leurs méthodes.

Les observateurs évitent souvent le mot «terrorisme» parce que les partisans pacifiques d’idées d’extrême droite et d’extrême gauche ne veulent pas être associés, même de loin, aux terroristes. Nous pouvons et devons admettre en effet que la plupart des groupes politiques, de toutes les étiquettes, abhorrent et évitent la violence. Faire cela, tout en étant clair sur le fait que les groupes et les individus qui ne rejettent pas la violence doivent être exclus de ce débat politique pacifique, contribuerait à isoler les extrémistes et à les empêcher de nuire avant que pareille tragédie ne se reproduise.

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