Culture

La chanson française excelle dans l'art des mauvaises reprises

La France et les covers, c’est une grande histoire d’amour, mais rarement une bonne idée artistique.

<a>«Tiens, et si je reprenais Ottawan en version folk?»</a> | Spencer Imbrock via Unsplash <a href="cr%C3%A9dit%20photo">License by</a>
«Tiens, et si je reprenais Ottawan en version folk?» | Spencer Imbrock via Unsplash License by

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Chaque reprise, malgré son caractère de duplication, tente d’être une nouveauté. Elle espère au moins toucher une certaine forme d’originalité, et au mieux concurrencer son modèle.

Mais aujourd'hui, la longue tradition française des covers atteint une dimension quasi postmoderne, entre ringardise et génie.

Lost in translation

Dans les années 1960, la vague musicale anglophone qui balaie l’Hexagone laisse pantoise une grande partie de la population. Et pour cause: le public francophone a beau se déhancher sur les succès d'Elvis Presley, d'Eddie Cochran ou plus tard des Beatles, le sens des paroles lui échappe bien souvent.

Les maisons de disques parisiennes imaginent tenir là un filon inespéré: traduire les chansons –avec plus ou moins d’exactitude– et les faire réinterpréter par les jeunes stars des yéyés, pour multiplier les ventes de disques.

Johnny Hallyday reprend «Black is black» de Los Bravos («Noir, c’est noir») ou «Somethin’else» d’Eddie Cochran («Elle est terrible»), Richard Antony entonne «La Terre promise» («California Dreamin’» des Mammas & the Papas) et même Maurice Chevalier, à 78 ans, s’entiche d’une chanson des Beatles mais change la couleur de leur sous-marin.

Mais alors que les artistes des États-Unis réinvestissent leur répertoire avec des reprises réorchestrées, réarrangées qui feraient presque oublier les originales –«Hallelujah» revu par Jeff Buckley ou «The Man Who Sold the World» revisité par Nirvana ont presque occulté les interprétations originelles de Leonard Cohen et David Bowie–, la France peine à accoucher de reprises marquantes.

Camille et son «Que je t’aime» prenant le contre-pied de l’original, en version dépouillée et portée par une voix douce et susurrante, ou l’hommage de M à The Cure avec la traduction rock de «Close to me» prouvent pourtant que l'on peut s’emparer d’un hit et le détourner, le détricoter pour mieux se l’approprier.

Influence des télécrochets

En 2001, un nouveau type de programmes télévisés s’apprête à relancer l’appétence du public français pour les reprises. L’apparition de la «Star Academy» sur TF1 puis d'«À la recherche de la nouvelle star» sur M6, deux ans plus tard, a obligé les producteurs à taper dans le répertoire variétés pour alimenter leurs primes.

Des dizaines de candidates et candidats, jugés non sur des compositions personnelles (si tant est qu'elles et ils en aient) mais sur des réinterprétations plus ou moins inspirées, défilent chaque semaine durant plus de dix ans sur le petit écran. Bien que la plupart de ces prestations n’aient guère marqué les esprits, quelques-unes ont su taper juste.

En s’appropriant «Sunny» de Bobby Hebb, Christophe Willem démontre qu’un Frenchie peut swinguer avec de la disco. Sans le savoir, il inaugure une ère nouvelle pour de vieilles ritournelles.

Mais le virage majeur est pris en 2007 par un jeune garçon échevelé et excentrique nommé Julien Doré. Jusqu’alors, les télécrochets puisent dans les classiques français (et anglosaxons): Johnny Hallyday, Jacques Brel, Michel Sardou, Céline Dion, Pascal Obispo… Bref, soit on mise sur des pointures de la chanson francophone, soit on parie sur des poids lourds des ventes.

Mais avec sa reprise de «Lolita» en 2007, Julien Doré change les codes. En jetant son dévolu sur une bluette d’ado un poil subversive, en y injectant un vernis folk (guitare/voix), en vivant le titre comme si sa vie en dépendait, le chanteur en fait trop sur un hit considéré comme ringard, et c’est le jackpot. Le jeune homme trouve la martingale absolue du nouveau chic décontracté de la pop: faire du pseudo sérieux avec de la variété de bas étage.

Fort de ce succès, Julien Doré a d’ailleurs remis le couvert cette année avec la reprise du tube de Rose Laurens, «Africa». Summum de la génération Top 50, le titre interprété ici de façon pénétrée, arrangé comme une balade folk et dépouillé des synthés originaux pour s’ancrer dans une orchestration acoustique, symbolise on ne peut mieux ce goût pour des reprises hybrides, presque contre-nature.

Pillage des eighties

Parce que la nostalgie des années 1980 semble s’être emparée des quadras et plus (il n’y a qu’à voir le succès des tournées Stars 80), parce que le répertoire de cette décennie regorge de chansons tubesques en diable (dont les droits ne doivent pas valoir tripette), les artistes des années 2010 reprennent avec une conviction déconcertante de vieux succès plus ou moins frelatés, de Guesch Patti à Melody.

Quand Chris (anciennement Christine and the Queens) reprend sur l’antenne de France Inter le tube «Étienne» (1987), on croit halluciner. La chanteuse susurre les paroles –«Étienne, tiens-le bien»– avec une affectation et un sérieux aux antipodes de l’original. Totalement investie par la puissance d’évocation du titre, Chris interprète Guesch Patti comme s’il s’agissait de Joan Baez, les dimensions politique et poétique en moins. Mais alors, que reste-t-il?

Mieux vaut ne pas poser la question à la révélation musicale de 2017, Juliette Armanet, qui reprend quant à elle une daube insipide –«Y'a pas que les grands qui rêvent» de Melody, écrite par Guy Carlier– en y insufflant sérieux et componction.

Si l'on peut comprendre l’implication d’un Dylan quand il assène: «How many times must a man look up before he can see the sky / How many ears must one man have before he can hear people cry» dans «Blowin’ in the Wind», il est nettement plus difficile de saisir la gravité surjouée par Armanet quand elle évoque: «Y'a pas que les grands qui ont des sentiments / Je voudrais qu’il m’embrasse sur les lèvres pas comme une enfant.»

Cette tendance à reprendre non pas des chansons fortes et marquantes mais des tubes radio sans grande consistance –ni musicale, ni verbale– peut s’envisager comme un symptôme de ce nivellement culturel généralisé où tout se vaut: l’avis d’un spécialiste ou le tweet d’un inconnu, un film réalisé par un metteur en scène ou une vidéo shootée par un YouTubeur, un titre de Barbara ou une chansonnette d’Alizée.

Toutefois, la pratique artistique consistant parfois à réinvestir des lieux communs pour les transfigurer (merci Marcel Duchamp), on pourrait envisager ces reprises sous un jour novateur si elles n’étaient pas plombées par une surinterprétation cache-misère.

Quand Soap & Skin (le nom de scène d’une chanteuse et productrice autrichienne) reprend «Voyage Voyage» de Desireless, elle évite l’écueil du surlignage émotionnel. Au contraire, en optant pour un chant quasiment désincarné et distancié, elle propose une interprétation profonde et signifiante du titre, qui lui permet d’atteindre une dimension insoupçonnée.

Pour reprendre habilement des tubes estampillés 1980, il faudrait en fait éviter de surjouer, gommer les trémolos et abandonner le sérieux que ces titres ne peuvent supporter. Et à ce jeu-là, Didier Super fait merveille. En offrant une reprise punk et délurée de «T’en vas pas» d’Elsa, le chanteur prouve qu’une dose de drôlerie et de dérision suffit à réussir le pari d’une redite.

Espérons que les prochains titres repris ne se prennent pas trop au sérieux, car subir un Stéphanie de Monaco psalmodié comme un chapitre d’Emmanuel Kant pourrait bien être la future lubie d’une énième reprise ratée.

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