Parents & enfants / Politique

Le pire, ce n’est pas cet élève qui braque son enseignante: c’est l’indifférence

Les personnels de l'Éducation nationale hurlent dans l'oreille de ministres sourds aux vrais problèmes.

Capture d'écran vidéo.
Capture d'écran vidéo.

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Cette image d’un élève qui pointe son flingue sur la tempe d’une enseignante me colle aux yeux. Sa violence stupide –on a l’impression qu'il imite un acteur– et surtout son décor tristement banal permettent à tout le monde de se représenter ce qui se passe dans cette classe et de s’y projeter. L’établissement est paraît-il plutôt calme, mais la portée de ce geste va bien au-delà de ce fait divers. Je m’interroge sur l’effet d’une telle vidéo sur l’image de l’école dans les quartiers populaires, et sur les parents, le corps enseignant, les élèves qui la voient. Car si le pistolet est faux, l’image est vraie.

Même si le nombre d'incidents violents en milieu scolaire est stable et que l'école et la violence ont hélas toute une histoire en commun –et pas seulement dans les quartiers populaires–, elle inquiète au point que des parents essaient de mobiliser sur cette question.

Mais cette image fait éclater le silence et l’euphémisation qui touchent les violences à l'école depuis des années. En ce sens, les directrices et directeurs sont souvent accusés de ne pas vouloir «faire de vagues», afin d'éviter d'alimenter la mauvaise réputation des établissements, voire de ménager leur propre carrière. Le hashtag #PasDeVague, lancé dans les heures qui ont suivi la divulgation de la vidéo, offre une glaçante compilation de témoignages qui mettent en avant une double réalité: la violence ET l’indifférence.

Et c’est bien la perversité d’un système qui juge, compare, veut évaluer sur des résultats tangibles. Selon la logique de ce système, les directions doivent faire en sorte que les résultats de leurs établissements ne soient pas trop mauvais. S’occupent-elles vraiment des problèmes, de ce qu’il y a derrière les chiffres? C’est la plus grande question qu’on peut se poser concernant l’Éducation nationale. Je me la pose tous les jours.

Phénomène répandu

Dans cette spirale de résultats et de réputation, on peut comprendre que les faits de violence soient souvent glissés sous le tapis. On peut même comprendre les raisons à la dissimulation de ces faits, terribles pour l’image de l’éducation prioritaire, des écoles des quartiers populaires, etc. Qui a envie d’envoyer son enfant dans un lycée où il faut «rétablir l’ordre» pour reprendre la formule de Blanquer? Qui ne se sentirait pas mal de devoir y scolariser son enfant? Quelle mauvaise publicité pour l’école publique alors même que des centaines de profs travaillent d’arrache-pied pour améliorer leur établissement, et enseigner plus et mieux à leurs élèves –comme le raconte si bien le livre Territoires vivants de la République.

Ce qui me frappe surtout, ce sont ces communiqués que je reçois si régulièrement de la part d’enseignants inquiets pour la sécurité dans leur école. En voici un exemple, daté du mercredi 19 septembre dernier:

Les personnels du lycée Paul Eluard ont exercé leur droit de retrait jeudi et vendredi suite à une série d'agressions à la rentrée qui ont culminé avec l'attaque au couteau et au marteau d'un élève par un groupe de jeunes mercredi 12 septembre, et celle d'un professeur d'EPS et d'un élève au gymnase vendredi 14 septembre.

Ce lundi, la présidente du conseil régional Valérie Pécresse se déplaçait au lycée et s'entretenait avec les représentant-es des personnels et une élève. Notre mobilisation a permis que la réalisation effective des engagements du printemps dernier (travaux sur les grilles pour freiner les intrusions, co-financement par la région, l’État et la mairie d'un médiateur) soit accélérée. Mais ces engagements restent insuffisants, et sur d'autres demandes, comme le recrutement d'agents supplémentaires, Valérie Pécresse est restée très vague.

Ce même lundi, nous étions reçu-es le soir au rectorat. La seule proposition consiste dans l’embauche d’un agent de sécurité. Ses missions seront complexes et il sera sous-payé. Si des moyens humains accrus sont les bienvenus, nous ne devons cette proposition qu’à notre mobilisation. Cette mesure reste insuffisante et bien en-deçà de nouveaux postes d’AED que nous avons demandés. Nous maintenons cette revendication.

Et voici ce que m’écrivait une enseignante de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) en décembre 2017:

Je suis enseignante au collège Pablo Neruda de Pierrefitte-sur-Seine où nous nous mobilisons depuis le 19 décembre pour obtenir plus de moyens afin de faire correctement notre travail. Je vous écris ci-dessous un récit détaillé de ce qui se passe ici depuis plus d'un mois.

Le mardi 19 décembre, les enseignants se sont réunis en heure syndicale pour évoquer les dysfonctionnements et les tensions de plus en plus vives dans le collège. Nous avons, comme depuis plusieurs années, fait le constat d'un déficit d'encadrement et nous avons planifié une mobilisation pour le début de l'année 2018. L'après-midi même, une CPE s'est fait agresser par une élève. Les parents étaient présents dans l'établissement pour la remise des bulletins et nous avons tout de suite convenu avec eux qu'il était impossible de travailler le lendemain dans ces conditions.

[...] Ces derniers mois, les faits de violence (harcèlement, bagarres, insultes, etc.) dans le collège ont pris une proportion telle que nous ne parvenons plus à les traiter correctement. Certains enfants ne se sentent plus protégés car nous ne pouvons pas traiter tous les conflits! Par exemple, un jeu dangereux consiste à se jeter à plusieurs sur un élève au hasard et à le frapper. Les surveillants parlent de cinq à six de ces jeux par récréation! Nous ne pouvons plus du tout faire de travail éducatif et de prévention, et même l'urgence n'est plus gérable. L'agression de la CPE le mardi 19 décembre n'a été que l'événement de trop et nous sentions que cela risquait d'arriver.

En 2017 toujours, on a pu entendre sur France Culture un reportage sur le collège Versailles de Marseille, dont voici l’introduction:

«Le 28 novembre 2016, deux flèches d’arc sportif, d’une longueur de soixante centimètres et à l’embout métallique, ont été retrouvées sur le terrain de sport du collège Versailles, situé dans l’un des arrondissements les plus pauvres de France, à Marseille. Le procureur de la République de Marseille a ouvert une enquête. Le 5 décembre, les enseignants et parents avaient rendez-vous avec le directeur académique des services de l’éducation nationale et le préfet de police de Marseille. Face à la violence des faits, les institutions tentent d’en minimiser la portée, dans un quartier abandonné par les pouvoirs publics.»

Quelles décisions, quelles priorités?

Ce que montre le reportage et que confirment les témoignages que je reçois jour après jour, c’est que la réponse n’a jamais vraiment été à la hauteur. L'injonction au «pas de vague» ne vient pas des personnels de direction, mais des gens qui les chapotent, les politiques même, qui finissent par faire de grandes déclarations dont il n’échappe à personne qu’elles ne sont dues qu’au fait qu’un événement a percé le mur du silence. Concernant l'école, il y a toujours plus de profit politique à parler du «roman national» auquel participe l'enseignement de l'histoire, ou à défendre les trente-cinq heures de présence des profs dans les établissements, ou à promettre l'installation de portiques à leur entrée, qu'à s'occuper réellement de l'éducation prioritaire.

Ce coup-ci, le ministre a tout de suite communiqué et très fermement:

Mais que nous apprennent les décisions prises depuis la rentrée? Ces arbitrages qui viennent du gouvernement et ces économies sur le nombre de fonctionnaires? Qu'on est en train de supprimer des postes –1.800– alors que le nombre d’élèves augmente. Que les surveillants pourront remplacer les enseignants absents. Or on manque de surveillants. Et de professeurs. Une interdiction des téléphones au lycée, pourquoi pas? Mais voilà bien une chose qui n’a pas été réclamée par les personnels de l’éducation.

Que faire? Eh bien, prendre la mesure de l’énorme responsabilité d'avoir laissé le climat se dégrader. Jean-Michel Blanquer parle des parents, des téléphones portables... Certes, mais quid de la politique de la ville, du financement des associations, de la médecine scolaire, des transports, de la police? Au-delà de ce fait divers précis, la violence dans et autour des établissements frappe partout. Tout le monde le sait, mais à peu près personne ne s’accorde sur la question des moyens.

Pour contredire une formule bien connue, le fait divers ne fait pas diversion, il nous fait voir ce que nous (trop de gens) ne voulons pas regarder et dont il faut de toute urgence s’occuper plus largement. Ça commence par s’écouter et ne pas remettre en cause la parole de celles et ceux qui témoignent, ne pas nier les incidents individuels, entendre et respecter les collectifs qui se mobilisent et sont en première ligne pour défendre les élèves. Des élèves, car c’est bien ce qui compte, pour qui une scolarité dans un cadre normal est tout simplement un droit.

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