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Omniprésente, l'opinion publique est parvenue à se rendre indispensable. Vous souhaitez changer de marque de biberon pour vos enfants? Celle-ci est «recommandée» par 82% des parents. Vous n'en pouvez plus de votre opérateur mobile? Celui-là «satisfait» 94% de sa clientèle. Vous n'arrivez à choisir pour qui voter à la prochaine élection? Telle personne est pourtant beaucoup mieux placée que l'autre pour l’emporter.
L’opinion publique est mobilisée dans tous les champs de la société: émissions de divertissement, publicité, marketing, discours politiques, ONG, institutions publiques, etc. Élément d’asservissement des masses ou information supplémentaire à notre disposition, elle reste pour la recherche une source inépuisable de débats et de controverses. Un retour rapide sur l’histoire de cet objet particulier peut nous permettre de mieux en saisir les enjeux.
De l'Inquisition aux «votes de paille»
L’opinion publique est d’abord une construction médiévale, qui trouve ses origines aux XIIe et XIIIe siècles. Ce que l’on appelait alors la fama communis ou publica apparaît avec le développement de l’Inquisition et acquiert une fonction centrale dans l’exercice de la justice.
La fama correspond à une sorte «d’étiquette» qui, si elle est collée à un individu par des personnes à la réputation respectable, va pouvoir entraîner à l’encontre de celui-ci l’ouverture d’une procédure judiciaire et éventuellement la prise de sanctions, telle que la destitution de certaines responsabilités. L’opinion publique, dès ses origines, possède donc une dimension de validation sociale.
Elle va prendre un autre sens sous le régime de la monarchie absolue. Le gouvernement, soucieux de se tenir au courant des mouvements en cours dans la société, va envoyer des agents aux quatre coins de la ville –dans les marchés, les cafés ou les places les plus fréquentées– pour écouter et rapporter les échanges potentiellement hostiles au pouvoir.
L’objectif de cette politique n’est pas tant de réprimer les personnes représentant un danger pour la monarchie, mais plutôt de posséder une information sur «l’état de l’opinion» –bien que le terme soit ici anachronique– afin de pouvoir l'orienter, notamment en disséminant des informations contraires ou en discréditant les éventuels fauteurs et fauteuses de trouble. L’opinion est alors collectée dans un but politique, celui de garder un contrôle sur les populations. Mais ce n’est que bien plus tard que l’on va chercher à la mesurer scientifiquement.
Avant même l’apparition des sondages, plusieurs méthodes rationalisées existent pour tenter de saisir l’opinion publique. La plus célèbre voit le jour dans les États-Unis des années 1850, marqués par le développement d’une presse d’opinion très massivement diffusée dans le pays. Il s’agit des «votes de paille» ou «straw poll», dont l’objectif est de mener une consultation électorale avant l’échéance politique officielle. Les (é)lecteurs et (é)lectrices doivent retourner un coupon au journal en indiquant leur vote, et les journalistes complètent ces données en allant interroger des personnes dans la rue ou les cafés.
La notion de représentativité est évidemment totalement absente de cette opération, mais on peut rapprocher son ambition de celle que mettront par la suite en avant les instituts de sondage: rendre compte de l’avis majoritaire d’une population en n’en interrogeant qu'une partie.
Cette technique voit cependant son hégémonie prendre fin en 1936, à l’occasion de l'élection présidentielle. La revue Literary Digest réalise un vote de paille à partir de l’annuaire téléphonique, appelle dix millions de personnes et prévoit la victoire de Landon sur Roosevelt. De son côté, un certain George Gallup, avec son institut, prédit l’élection de Roosevelt à 56%, à partir d’un échantillon plus rigoureusement constitué, mais de seulement cinq mille personnes. Roosevelt remporte finalement l’élection avec 62% des voix. Cette victoire est autant celle du Démocrate que de la méthode moderne des sondages.
Des médias emballés, une sociologie réfractaire
Méthode initialement américaine, le sondage va très vite s’exporter, et notamment en France par l’intermédiaire de Jean Stoetzel. Au milieu des années 1930, ce jeune docteur en psychologie sociale passe une année en tant que professeur détaché à l'Université Columbia de New York, grâce à une bourse de la Fondation Rockefeller.
Il s'y forme aux méthodes statistiques et fait la rencontre de Georges Gallup, qui l’informe que personne ne réalise de sondage en Europe et l’encourage à le faire. En 1938, à son retour en France, Jean Stoetzel fonde l’Institut français d’opinion publique (Ifop).
Dans un premier temps, la presse contribue largement à faire connaître les sondages. Dans les années 1950, des revues comme Réalités, L’Express ou encore France Observateur (ancêtre de l’actuel L'Obs) commande et diffuse de nombreuses études réalisées par l’Ifop.
Celles-ci portent sur les valeurs de la population française, principalement en matière politique. L’attention est souvent focalisée sur la classe ouvrière et le Parti communiste français, dans l'espoir de faire connaître à un lectorat majoritairement constitué d'élites sociales un univers qui lui est étranger. En 1956 paraît par exemple dans les colonnes de Réalités une enquête intitulée «Les ouvriers français: qui ils sont et comment ils vivent? Toute la lumière sur un monde jusqu’ici largement retranché de la communauté nationale». Le sondage devient à cette époque une source journalistique, et l’opinion une modalité de traitement de l’actualité politique.
Dans le monde universitaire, c’est d’abord la science politique qui va s’approprier l’outil, perçu comme un moyen de défendre statistiquement ses thèses sur les opinions. Les politistes ont conscience que les bases de données de l’Ifop ou de la Société française d’enquêtes par sondages –la Sofres, qui arrive sur le marché en 1963– constituent un matériau précieux, et que le savoir-faire de ces instituts est un atout de taille pour enrichir leurs enquêtes, jusque-là principalement constituées d’études documentaires, d’observations, de monographies, de géographie électorale ou de sociologie urbaine.
La sociologie montre quant à elle davantage de réticences à l’utilisation des sondages. Lors de la «seconde fondation» de la discipline, après 1945, les sociologues s’opposent à l’utilisation des données d’opinion, reprenant à la fois la pensée d'Émile Durkheim, qui considère que l’on ne peut saisir la conscience collective en effectuant la somme des consciences individuelles, et celle de Karl Marx, qui affirme que la conscience est déterminée par les conditions matérielles d’existence et que ce sont ces dernières qu’il faut étudier.
Pas question donc d’avoir recours à des données aussi subjectives que des sondages, qui restent à la marge de la sociologie dans les années 1940 et 1950, malgré des rapports continus entre les soutiens des sondages et les sociologues, comme en atteste la participation de Jean Stoetzel à la création de la Revue française de sociologie.
Progressivement, des évolutions internes et externes à la sociologie conduisent la discipline à intégrer des données d’opinion à la production d’enquêtes. Les consciences individuelles, jusqu’alors très rarement étudiées, deviennent l’objet d’investigations scientifiques. La publication par Alain Touraine en 1966 de La conscience ouvrière, reposant en grande partie sur l’utilisation de sondages, est révélatrice de cette évolution.
Une inflation démesurée des sondages
L’opinion publique parvient au cours du XXe siècle à s’imposer comme incontournable, au fur et à mesure que se développent les outils permettant de la mesurer.
Entre 1945 et 1963, on recensait en moyenne 450 sondages par an dans le monde. En 1983, on pouvait en décompter 500 uniquement en France. Et en 2017, selon un rapport de la Commission nationale des sondages, 560 sondages ont été publiés sur la seule thématique de l’élection présidentielle.
Cette inflation du nombre des sondages médiatisés est d’autant plus impressionnante que la majorité des enquêtes d’opinion ne sont jamais publiées. Elles constituent une source d’information que la clientèle des instituts se garde bien de diffuser et utilise pour définir ses stratégies –électorales ou commerciales– et ses investissements.
L’industrialisation croissante de la fabrication des sondages est rendue possible par l’évolution des modes d’administration des questionnaires. Initialement réalisés en face-à-face ou par téléphone, les sondages sont aujourd’hui dans leur grande majorité le produit de réponses recueillies par internet. L'auto-administration en ligne permet une réduction très importante des coûts, mais également une forte diminution du temps nécessaire à la production. Commander un sondage devient dès lors beaucoup plus accessible et de nombreux médias, entreprises, associations ou partis politiques développent leur usage de l’outil.
L’ensemble de ces évolutions nous offre la possibilité d’une connaissance plus fine des représentations individuelles et collectives, des valeurs et des préférences qui traversent la société. Mais ces instruments, aussi élaborés soient-ils d’un point de vue technique, ne contiennent pas en eux-mêmes les réponses aux questions qui sont celles des sciences sociales depuis le début du XXe siècle: qu’est-ce que l’opinion publique? Que mesure-t-on exactement avec un sondage? Y a-t-il des variables plus pertinentes que d’autres pour expliquer les comportements individuels?
Toutes ces interrogations font l’objet de débats, de recherches, mais aussi de polémiques et de discordes au sein des champs scientifique, politique et plus largement dans la société dans son ensemble.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.