Culture

Les BD de cette rentrée littéraire à dévorer (et celles à recycler)

Notre sélection des meilleures BD de la rentrée 2018, sans oublier quelques déceptions.

Extrait de <em>Nada</em> | Cabanes – Dupuis
Extrait de Nada | Cabanes – Dupuis

Temps de lecture: 7 minutes

1. Nada

Nada, malgré son nom, ce n’est pas rien. Peut-être le seul album indispensable de la rentrée 2018: une BD au long cours, 180 pages, tirée du roman de Jean-Patrick Manchette (1972), superbement mis en images par Cabanes. Manchette ce n’est donc pas que Tardi? Non, c’est aussi Max Cabanes, Grand prix de la ville d’Angoulême en 1990, qui n'en est pas à son coup d'essai. Avec l’aide de Doug Headline, fils de Manchette, pseudo à la traduction discrète, le dessinateur septuagénaire a déjà livré deux volumes indispensables. Issu d’un roman inachevé, merci fiston de finir le job, La Princesse du sang (2011) flirtait avec la guerre froide, le trafic d’armes et les photos de bestioles dans la Sierra Maestra de Cuba. Suivait Fatale (2014), album suintant de morbidité chabrolienne avec des notables pourris jusqu’à l’os à moelle de bite.

Publié chez Dupuis, Nada raconte le misérable et sanglant enlèvement d’un diplomate américain, surpris dans une maison close, par quelques anarchistes en mal d’idéal et de pognon, dans le Paris pluvieux du début des années 1970. La lutte armée, camarades, pléonasme, un flic aux méthodes sales, encore un pléonasme, jusqu’à la bavure, couverte par un pouvoir aux abois, forcément, une mère maquerelle, de la fumée et des clopes, de la neige et une fusillade à la Peckinpah (mais les poulets sont ici des lapins)... Le décor et les personnages se confondent dans la grisaille, surannée, moche et amère, des dernières illusions révolutionnaires qui fracassent leur idéal dans le fait divers crapuleux.

Cabanes impose ici un regard d’abord tendre, puis distancié sur cette extrême gauche vieillissante, macabre, vouée à la gloire brève d’un inutile Fort Chabrol (référence oblige). Il flotte dans ces pages un parfum de poudre moisie, comme dans Les phalanges de l’ordre noir, Christin et Bilal à leur apogée. Quelques images permettent de se détendre, comme cette apparition de Christophe Bourseiller, historien spécialiste de l’extrême gauche et binoclard inoubliable chez Yves Robert, étudiant breton, roué de coups de poing. Comme toujours chez Cabanes, le trait est fin, aiguisé, en petites hachures hargneuses griffant les cases, et le traitement de la couleur somptueux.

Un anarchiste, ça trompe énormément. | Cabanes – Dupuis

2. Moi, ce que j'aime, c'est les monstres

Oubliez tout ce que vous croyez savoir de la BD et lisez à bout de bras ce bouquin hors normes. Sur des centaines de pages à l'arrache, s'étalent des dessins au stylo bille (Ouais! Au stylo bille!) cauchemardesques, emberlificotés, ici parfaitement naïfs, là très détaillés, pour une histoire qui prend son temps, parce qu'un rêve ne devient pas immédiatement cauchemar, le cheminement d'un enfant dans les méandres de l'infamie ne se fait pas si vite que ça. Il y a des monstres dans ce bouquin, qui prostituent, battent et violent des gamines.

«Pendant mes quelques jours d'apprentissage avec Poupette, elle m'avait expliqué que les hommes qui préfèrent les jeunes filles ont peur des femmes. Elle m'avait appris à observer soigneusement mon “patient”, lequel selon elle me montrerait lui-même comment le “guérir”, et qu'en le “guérissant”, je me protégerais de sa noirceur.»

Oubliez tout, repensez tout, jusqu'aux mythes déconstruits, par cette même Poupette qui comprend intuitivement que si Méduse faisait peur aux hommes, c'est qu'en regardant sa nudité «ils devenaient tout durs».

La narratrice va au musée, et son grand frère lui dit que ce Füssli est «sexy». | Emil Ferris – Monsieur Toussaint Louverture

Tout se mêle, dans un récit à tiroirs, tiroirs à double, à triple fond, sans fond. On s'égare dans ce journal intime à ciel ouvert, pétri de culture underground, enrichi de couvertures de comics, traitant du nazisme, de prostitution enfantine, de sexe, d'un suicide inexpliqué, avec des immeubles aux recoins obscurs, des forêts asphyxiantes, de la pauvreté et du sang, dans le décor sombrement hachuré du Chicago des années 1960, avec des hippies, des cages d'escalier, de la baise, et une mère qui radote.

Ce bouquin vient de loin. De très loin. Son autrice s'appelle Emil Ferris. En 2002, elle fête ses 40 ans lorsqu'un moustique la pique. La piqûre noircit. Elle a contracté une méningo-encéphalite, une forme grave du syndrome du Nil occidental. La voici paralysée. On lui annonce qu'elle ne pourra plus marcher. Dessiner lui est devenu impossible: elle ne peut plus tenir un stylo. Elle a une volonté de fer et ira jusqu'à scotcher les stylos à sa main pour pouvoir dessiner.

 

Dessiner et écrire Moi, ce que j'aime, c'est les monstres lui prendra six ans. Près d'une cinquantaine d'éditeurs refusent les planches. Publié finalement par Fantagraphics, le livre obtient vite des récompenses prestigieuses et les réimpressions se succèdent. La frontière est ténue entre le cauchemar et le conte de fées.

Emil Ferris – Monsieur Toussaint Louverture

3. Centaurus

Si vous avez décidé de suivre les comparses Rodolphe et Leo du Kenya du XXe siècle jusqu'à la fin des temps dans leurs faussement sages histoires quantiques, science-fiction de proximité, où l'on pousse la banalité jusqu'à vérifier qu'il reste du papier toilette avant d'aller faire caca dans un nid d'extraterrestres plus gloutons que sympathiques.

Aldébaran, Bételgeuse et autres Survivants fascinent par cette incursion de l'ordinaire (adolescence, intégrisme religieux, rencontres, séparations, vieillissement, politique, etc.) dans des mondes parfaitement extraordinaires. La méthode Rodolphe-Leo consiste aussi à tisser des ramifications entre diverses séries, ou en commencer d'autres qui, reprenant les mêmes principes (planète à coloniser, terriens plus ou moins doués et sympas, faune et flore menaçantes), exercent un attrait similaire. Centaurus en est une.

Le dessin, léché, faussement gentil, de Janjetov accompagne une intrigue énigmatique, qui devient de plus en plus gore et oppressante à chaque album. Le tome 4 est délicieux. Au fait, si vous avez des ados scotchés devant leurs écrans, tentez la thérapie Rodolphe-Leo. Ils ne communiqueront pas davantage mais, pendant qu'ils liront et reliront les BD, vous aurez la console pour vous.

Rodolphe, Leo, Janjetov – Delcourt

4. Et aussi

On signalera également Eldorado (Futuropolis), un récit de Damien Cuvillier et Hélène Ferrarini, pour la qualité des dessins et l'étrangeté d'un récit où L'Amant de Lady Chatterley se contenterait des Lettres d'Héloïse et Abélard.

Le tome 3 d'Une Vie avec Alexandra David-Néel (Fred Campoy et Mathieu Blanchot, Grand angle, Bamboo éditions) est un chouïa moins intéressant que les deux premiers, mais il est évident que vous les lirez tous, sans oubier de faire escale au musée Guimet.

Malgré le talent de Nury, scénariste capable de rendre vivants les personnages historiques les plus improbables (Il était une fois en France) ou les plus grotesquement monstrueux (La Mort de Staline), son dernier récit, Charlotte impératrice (Dargaud), laisse un peu sur sa faim. On se console avec l'élégance racée du trait de Bonhomme.

{De quoi patienter en attendant le blockbuster so british de Dargaud: La Vallée des immortels, tome 25 de Blake et Mortimer, commence là où se termine Le Secret de l'espadon. Basam-Damdu for ever. Sortie prévue le 18 novembre.}

5. L'Espoir malgré tout

Paru en 2008, Le Journal d’un ingénu avait largement bousculé le podium des aventures de Spirou, que Franquin domine sans partage (Chaland, mort prématurément, n’a laissé qu’une géniale promesse). Avec un trait frotté, épais, mouillé même, et toujours précis, Émile Bravo redonnait au groom de Rob-Vel une jeunesse nouvelle et une fausse naïveté, ersatz de prise de conscience politique, plus incarné que l’antimilitarisme de Franquin et son formidable Métomol (eh, le CNRS, vous l’inventez quand ce truc?).

Orphelin, vivant misérablement, subissant un portier sadique, personnage massif, imbu et colérique, déniché dans un Murnau douloureux, le rougissant Spirou s’éprenait d’une jeune juive, communiste aussi, l’histoire n’est pas manichéenne chez Bravo, et découvrait le nazisme. Ainsi, Émile Bravo donnait au prequel ses lettres de noblesse, exercice où la BD se vautre pourtant avec constance: Blueberry, XIII, Thorgal, le jeune Spirou, le petit Lucky… même si le business y trouve son compte. C’est dire si l’on espérait la suite. La déception est à la hauteur de l’attente.

Cette suite comprend quatre volumes. Le premier est paru, qui narre les bombardements de Bruxelles, la débâcle des armées belge et française, l’exode.

Bravo – Dupuis

Le scénario prend son temps. Le Soir est repris en main, la Gestapo surveille, des chars ornés de la croix gammée sillonnent les campagnes. Spirou et Fantasio font la connaissance de Félix et Felka, un couple de peintres. Évocation directe de Felix Nussbaum, mort assassiné en 1944 à Auschwitz, explique l'auteur.

Le Triomphe de la mort, Felix Nussbaum | Niedersächsische Sparkassenstiftung via Wikimedia Commons License by

Ce récit est savamment construit, détaillé, touffu, les personnages ont de l’épaisseur, les collabos sont vite en place et bien dégueulasses, mais d’une dégueulasserie nuancée, c’est le talent de Bravo. Pourtant, on finit par s’en lasser. L’intrigue est trop diluée, la lenteur se mue en longueur, la tendresse de Bravo pour ses personnages devient fade. Était-il nécessaire de dessiner –et le talent est là, intact– quatre-vingts pages, avec trois tomes à venir? On espère qu’ils auront davantage de vigueur et on se tourne vers les Épatantes Aventures de Jules, pour patienter.

6. Le Sang des cerises

Autre déception, le tome 8 des Passagers du vent. Les lecteurs émus de la Fille sous la dunette admiraient un scénario tout en circonvolutions et cruautés, un travail de restitution incroyablement précis et documenté, souligné par la rondeur du trait, où la fausse nonchalance d’un pli de vêtement était aussitôt contrebalancée par le fouillis de détail d’un cordage. Avec le temps, le dessin s’est simplifié, sans s’être vraiment affermi. Il a gagné en lisibilité ce qu’il a perdu en épaisseur.

Bourgeon – Delcourt

Surtout, le scénario trébuche dès les premières planches avant de s’enliser tout au long des quatre-vingt-deux pages, qu’on s’astreint à lire, malgré l’indifférence qu’inspire l’intrigue. Ah, certes, François Bourgeon a bossé son sujet et il n’ignore rien des personnages qui assistent à l’enterrement de Jules Vallès, avec des portraits guindés de Clémenceau, Jean-Baptistet Clément, Eugène Pottier, Lafargue, Vaillant, Pyat... «Du beau monde!», s'éblouit-il. Et d'asséner des dialogues, trop écrits, qui sonnent plat.

«Je crois qu'ils ont compris et ne reviendront pas, mais je souffre de constater combien les Versaillais ont su tirer parti du vieil antagonisme des villes et des campagnes. Quinze ans après les faits, ouvriers et paysans se détestent toujours, faisant le jeu de ceux qui les exploitent.»

On a l'impression parfois de revivre la très académique Histoire de France en bandes dessinées (1976) lorsque Vercingétorix veillait scrupuleusement à l’inversion du sujet dans la forme interrogative:

– Quoi? Mon bouillant neveu deviendrait-il fou?
– Mon oncle Gobannitio resterait-il sourd aux appels de la liberté?

Tout est fabriqué, toc, factice. Ajoutez à ce cadre didactique la mollesse du récit, l’ordinaire des personnages, quelques remarques canailles, marque de fabrique de Bourgeon, et le lecteur bâille démesurément, se demandant s’il est vraiment nécessaire d’aller jusqu’au bout de ce huitième tome, parfaitement inutile. On y trouvera d’ailleurs d’encombrantes notes, censées donner un vernis scientifique à ces passagers sur lesquels le vent a désormais cessé de souffler.

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