Égalités / Société

Pourquoi le langage du sexe est-il si souvent celui de la destruction?

Entre proches ou en pensée, les termes que nous utilisons pour décrire le sexe traduisent souvent une entreprise d’anéantissement d’un ou une partenaire par l'autre.

<a>«Le sexe serait ce chantier où fend à tout-va le pénis marteau-piqueur.»</a> | Taken via Pixabay CC0 <a href="https://pixabay.com/fr/tomate-alimentaire-cuisine-546964/">License by</a>
«Le sexe serait ce chantier où fend à tout-va le pénis marteau-piqueur.» | Taken via Pixabay CC0 License by

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Nous savons tous ce que veut dire «niquer quelqu’un»: qu'il y a d'un côté la personne gagnante, jouisseuse triomphante qui a dominé l’autre, et de l'autre la personne vaincue, qui s’est laissée avoir et soumettre, par naïveté ou par faiblesse. Combien de mots du sexe sont-ils ainsi synonymes de violence, d’humiliation et de destruction?

Les termes et expressions décrivant l’acte sexuel sont employées pour signifier le conflit et la victoire de l’un sur l’autre. «Dans le sport, le vainqueur “nique l’adversaire”, il “l’encule”, il lui “met profond”, explique le sexologue Philippe Arlin, auteur de Sexuellement incorrect. C’est un vocabulaire homophobe et misogyne qui s’adresse au passif, où seul le pénis peut triompher.»

Le phallus est cet instrument d’asservissement et de destruction également suggéré dans tous ces mots que nous choisissons pour imager l’acte sexuel: «pilonner», «piner», «déchirer», «défoncer», «casser les pattes arrière». Le sexe serait ce chantier où fend à tout-va le pénis marteau-piqueur, comme dans l'iconique clip de «Satisfaction» de Benny Benassi.

On sait que le langage signifie des modes de représentation du monde. Alors il serait peut-être temps, à l’ère du consentement et de la lutte contre les violences faites aux femmes, de nous interroger sur la façon dont notre sexualité est traduite en mots.

Sceau de la domination masculine

Ce langage problématique est l'une des manifestations d’une croyance ancienne selon laquelle sexe et violence seraient inéluctablement liées. Dans son cabinet, Philippe Arlin entend des patientes affirmer qu’elles veulent «se faire secouer» et qu’elles n’ont plus de désir pour leurs partenaires «trop respectueux». «On en est encore à s’imaginer que la sexualité est impossible sans un minimum de bousculade et de manque de respect, et qu’un homme gentil ne serait plus désirable», déplore le sexologue.

Comment s’est façonnée cette érotisation de la violence, que certaines femmes elles-mêmes légitiment? Dans les années 1970, la militante féministe Gloria Steinem voyait déjà dans cette confusion entre sexe et agression le sceau de la domination masculine. Dans l’ouvrage Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes, elle écrit: «L’idée que l’agression est un élément “normal” de la sexualité masculine et que la passivité féminine ou le besoin d’une agression masculine est un élément “normal” de la sexualité féminine se retrouve dans la culture à domination masculine où nous vivons, dans les livres où nous nous instruisons, dans l’air que nous respirons.»

La vision du sexe comme d’une zone de combat s’est construite et renforcée au fil des siècles au dépend des femmes. Pour Steinem, elle est «la seule forme de haine envers un groupe dans laquelle la “sagesse populaire” ne voit aucun danger».

«Les religions ont sacralisé la sexualité dans le cadre pur et aimant du mariage et condamné les instincts sexuels, présentés comme nos pires ressorts, avec un vocabulaire bestial, violent, testostéroné, commente Philippe Arlin. En parallèle, les hommes vivent leur sexualité à la façon de chasseurs, avec ce supposé instinct coïtal du mâle en rut avec de gros besoins, tout en étant nourris de cette image péjorative des femmes.»

Des femmes qui, comme le notait l’intellectuel et professeur de droit Duncan Kennedy dans son ouvrage Sexy dressing: Violences sexuelles et érotisation de la domination, doivent se plier à la violence disciplinaire: se soumettre à la menace d’une possible agression de l’homme, en échange de sa protection. L’effrontée qui, trop attirante, ose provoquer le désir ne récolte «que ce qu’elle mérite».

«La sexualité est valorisée comme un règlement de comptes entre homme et femme: elle est soumise et n’a pas le choix, lui a décidé qu’il assumerait ses besoins, même sans consentement, développe Philippe Arlin. Sa force et sa virilité se mesurent à sa capacité de baiser et “casser les pattes”. Résultat, certains n’arrivent plus à coucher avec leur épouse et vont vivre leur sexualité avec des inconnues.»

Processus de civilisation

Pourtant, c’est à travers le langage que la culture a permis d’intégrer à la sexualité la notion de réciprocité –et ce, dès l’Antiquité. «Afin que le sexe ne soit plus une violence, les Latins ont inventé l’ars erotica, c’est-à-dire les séquences de la séduction, avec des codes, un discours, des gestes, des poèmes, tout un art et une culture pour réguler la pulsion sexuelle animale», explique la sémiologue Mariette Darrigrand, auteure de Sexy Corpus: Voyage dans la chair des mots.

«À la fin du Moyen-Âge, ajoute-t-elle, s’est mis en place le même processus de civilisation, comme l’a appelé Norbert Elias, pour lutter contre les viols commis par les chevaliers. La guerre réelle est devenue une guerre métaphorique. Les troubadours parlaient de “doux assaut”, de “tendre combat”, la femme était alors “une place-forte à prendre”, qui avait son libre arbitre et qu’il fallait ainsi conquérir. Ce furent plus tard les grandes manœuvres décrites par Choderlos de Laclos pour faire tomber les femmes.»

«Aujourd’hui, la violence des mots que l’on entend est tout à fait anormale pour une société démocratique avancée comme la nôtre.»

Mariette Darrigrand, sémiologue

Le champ lexical de la guerre a toujours fait partie des quatre familles de vocabulaire souvent utilisées pour parler de sexe, aux côtés de celles du labeur (la femme est une terre fertile que l’homme, outil agricole, doit féconder), du voyage (chère à Baudelaire) et du jeu.

«Quand ce vocabulaire de la guerre reste dans la métaphore, nous restons dans la civilisation. Quand il est utilisé au premier degré, nous basculons dans la violence, précise Mariette Darrigrand. Or, aujourd’hui, la violence des mots que l’on entend est tout à fait anormale pour une société démocratique avancée comme la nôtre.»

Backlash linguistique

Après l’amour courtois, le romantisme et mille autres langages érotiques, un ensemble de facteurs ont permis, au XXe siècle, la résurrection de ce langage violent, employé au premier degré.

«Le XXe siècle a beaucoup déconstruit la culture: on a œuvré pour que l’oralité entre dans l’écriture, assure la sémiologue. Une fois la libération sexuelle du plaisir acquise, nous n’avons pas remplacé ce discours avec un autre propos fort. Alors on a surenchéri en utilisant, un peu facilement, l’obscénité comme code. Dans la littérature, on voit des romancières qui se réapproprient ces codes pour parler du corps féminin.»

Paradoxalement, la montée en puissance des femmes dans la société a également été une donnée propice au retour d’un langage qui les avilit. Parce qu’elles ne voulaient plus seulement être complémentaires aux hommes mais leurs égales, elles se sont placées en position de rivalité mimétique –la même qui, selon l’anthropologue et historien René Girard, engendre de la violence.

«Plus les femmes ont pris du pouvoir dans la société, note Mariette Darrigrand, plus des contre-discours de défense du masculin sont montés pour compenser.»

Puissance plutôt que violence

Changer notre façon de parler suffirait-il à retourner ce fantasme de violence? Ne serait-ce pas une «double peine» que de cadenasser notre langage et de condamner en sus la jouissance sexuelle issue de ces expressions et images de domination et soumission?

Plutôt que de censurer, Philippe Arlin privilégie la conscientisation de nos mots, afin de dissocier la violence et la puissance du désir. «Quand une femme dit qu’elle veut être “bousculée”, c'est qu'elle est dévorée par le désir et qu'elle a besoin de sentir ce désir impérieux chez l’autre, si fort qu’il ne pourrait pas être capable de se retenir. C’est juste l’intensité du désir qu’elle a besoin de mesurer, mais cette idée est traduite à tort en symboles de violence.»

Voilà donc la différence entre «l’amour qui fait boum», que désire ardemment l’héroïne de la chanson «Fais-moi mal Johnny», et celui «qui fait bing», qu’elle récolte.

En interrogeant ce que ces mots convoquent dans les ébats, on ne police pas la sphère privée, on l’enrichit. «On peut transposer cette connotation excitante d’une autre façon, trouver d’autres modèles d’excitation que la violence, assure Philippe Arlin. Est-ce qu’au lieu de détruire l’autre, il n’est pas plus intéressant de le faire jouir? À l’inverse, on peut avoir compris la portée misogyne et violente de ces mots et, s’ils y sont utiles, réserver leur usage dans le cadre du rapport sexuel, et uniquement dans ce cadre, si les deux partenaires sont d’accord, à la façon d’un jeu de rôle ou d’une pratique SM.»

De toute façon, les langues tournent. Pour Janine Mossuz-Lavau, sociologue et autrice de La vie sexuelle en France, ce vocabulaire est devenu ringard. «Il est parfois utilisé par certains hommes entre eux pour frimer et se vanter de leurs exploits, remarque-t-elle. Mais je ne suis pas sûre qu’aujourd’hui, il soit toléré chez les jeunes générations.»

Ces dernières seraient moins empêtrées dans les schémas sexistes du dominant et de la dominée. Moins dépendante des étiquettes de la norme hétérosexuelle, la virilité s’exprimerait davantage hors du cadre de la contrainte, au profit de l’écoute et du plaisir.

L’intérêt pour les mots et les codes hérités de la séduction revient, promet Mariette Darrigrand –et les personnes qui en doutent devraient se balader sur le compte Instagram Amours solitaires.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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«On redécouvre le champ lexical du jeu, à travers la notion de consentement, se réjouit la sémiologue. Mais il ne faut pas oublier: l’archaïsme de la pulsion est là, et le processus de civilisation, via la culture et le langage, toujours à remettre sur le métier.»

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