Parents & enfants / Politique

Les évaluations nationales des élèves n’ont plus aucun sens

Une instance indépendante est en train d’être supprimée pour être remplacée par un nouveau conseil beaucoup plus lié au ministère.

Jean-Michel Blanquer lors d'une session de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 10 octobre 2018. | François Guillot / AFP
Jean-Michel Blanquer lors d'une session de questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le 10 octobre 2018. | François Guillot / AFP

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Je ne sais pas ce que vous faites en ce moment, mais moi je regarde la série Cosmos. Une série documentaire très pédagogique qui propose un récit autour des connaissances scientifiques actuelles mais aussi autour de l’histoire des sciences. C’est une magnifique défense de la démarche scientifique et de la recherche qui raconte avec brio comment les scientifiques ont remis en question l’ordre établi et les connaissances de leur temps pour aller plus loin, explorer les mécanismes du vivant, les lois de la physique et l’immensité de l’univers. Dans le troisième épisode, le présentateur rappelle la devise de la Royal Society, l’académie des sciences britannique: Nullius in verba, ne croire personne sur parole.

Cette sagesse scientifique, qu’on aimerait que nos enfants acquièrent à l’école, manque cruellement à notre époque. Y compris, et avec force, encore et toujours, dans le débat éducatif. Alors qu’aujourd'hui on fait appel à la science pour évaluer les performances de nos élèves et de notre système scolaire, la science est malmenée.

Merci, mais nous avons déjà des évaluations

Jean-Michel Blanquer, on le sait, apprécie l’idée de faire évaluer les élèves (c'est désormais chose faite au niveau national en CP, CE1, en 6e et 2de). Il avait déjà initié de telles évaluations quand il était directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco, numéro deux du ministère de l'Éducation), entre 2009 et 2012. Et il relance ce principe, avec deux évaluations par an pour les classes concernées et l’appui du tout nouveau Conseil scientifique de l’Éducation nationale qu’il a mis en place. Une évaluation qui fait dire au ministre qu'«avec ces tests nationaux, l’évaluation est scientifique et complète. Les points de repère sont plus sûrs».

Ces points de repère doivent être utiles au corps enseignant. En ce qui concerne les évaluations globales, c’est un outil nouveau, mais seulement un outil de plus.

Si dans la communication ministérielle, l’idée selon laquelle notre système scolaire n’était pas évalué se répand, les spécialistes savent bien qu'il n'en est rien. Il faut le dire et le répéter: des évaluations avaient bien lieu, et pas seulement par des instances internationales mais aussi par la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) –un grand service du ministère de l’Éducation. Un exemple: les évaluations Cedre sur la lecture, auxquelles s’ajoutent des rapports de l’inspection générale. Pour m’être tapé des centaines de pages de rapports de toutes sortes, des présentations de rapports, pour avoir interrogé des chercheurs et chercheuses, je peux vous l'assurer: oui merci, nous avons des évaluations. Que disent-elles? Que le niveau des élèves français laisse à désirer.

Et puisque les débats autour de l'école sont inflammables, et que ce sujet est tout de même hélas très idéologique, ce qui serait bien, c’est d'avoir accès aux évaluations les plus sérieuses et scientifiques possibles.

Des conditions pas toujours rigoureuses

Scientifiquement, ce qui fonctionne bien, c’est l’indépendance de l’évaluation. C’est pour cela qu’on fait confiance aux évaluations internationales. Au moment où nous écrivons ces lignes, une instance relativement indépendante, le Cnesco, est en train d’être supprimée pour être remplacée par un nouveau Conseil d’évaluation de l’école (CEE), qui intégrera des représentants du ministère et n’aura pas pour mission d’évaluer les politiques éducatives. Ce que faisait précisément le Cnesco.

Sous le précédent gouvernement, cette instance avait eu la dent dure avec la politique d’éducation prioritaire –ce qui n’avait pas tellement plu au ministre– mais elle avait continué à fournir des rapports depuis l’arrivée de Blanquer aux manettes. Dès lors, comment ne pas se poser cette question: pourquoi un ministre si féru d’évaluations veut-il supprimer l’instance autonome d'analyse des politiques éducatives? Certains journalistes vont même jusqu’à parler de tentation putchiste chez un ministre qui a à cœur de mettre le monde de l’éducation en ordre de marche… dans sa direction.

Le Conseil scientifique de l’Éducation nationale, installé en janvier 2018, a procédé à l’élaboration des tests auxquels les élèves ont été soumis, tests dont on peut critiquer le principe. Mais ont-ils été passés dans des conditions scientifiques? Il s'agit d'évaluations globales et nationales, décidées et conçues rapidement, qui ne favorisent pas une mise en musique toujours rigoureuse. Par exemple, le temps dont les élèves ont pu disposer dans les classes était variable, l’attitude de l’enseignant pas standardisée, etc.

Dans un témoignage publié l’année dernière par l’Express, une professeure des écoles racontait la manière dont ces tests se sont passés dans sa classe: les enfants n'étaient pas disciplinés, ils ont livré leurs résultats à voix haute… Bref, compliqué.

Difficulté à saisir le sens

Donc on a davantage affaire à un outil, à des indicateurs, qu’à un test réellement scientifique. Mais après tout, pourquoi pas. Donc que disent ces évaluations? Le ministre exposait lui-même ces résultats lundi 15 octobre:

«Ils montrent que 23% des élèves en début de CP ont des difficultés à reconnaître les lettres et le son qu’elles produisent. Ils ont besoin d’un renforcement de compétences pour bien entrer dans l’écriture et la lecture. Les tests indiquent aussi que 8% des élèves ont des difficultés à reconnaître les nombres dictés. Concernant les élèves en début de CE1, 30% des élèves lisent moins de trente mots par minute, alors que l’objectif national est de cinquante mots. Un élève sur deux (49%) a des difficultés en calcul mental et 47% ont des soucis pour résoudre des problèmes. Ces résultats cohérents avec ce que nous indiquent les enquêtes internationales Pirls, Timss et Pisa, montrent donc des points de faiblesse qui ne sont pas irrémédiables, justement parce qu’ils sont repérés tôt.»

Quand on a lu les livres de Blanquer (L’école de la vie, L’école de demain) et qu’on sait ce qu’il pense, on n’est pas franchement étonné que ses évaluations donnent ces résulats. Concentrons-nous sur la lecture: pour ce ministre, le problème de la lecture c’est le décodage –automatiser les correspondances entre les lettres et les sons. Il parle de cohérence, mais ce que montrent Pirls et Pisa, c’est surtout une difficulté des élèves à saisir le sens d’un texte et à savoir l’expliquer. Voici par exemple ce qu’écrivait notre consœur Mattéa Battaglila dans le Monde en décembre 2017:

«Les difficultés identifiées relèvent moins du déchiffrage ou de la fluidité de lecture que de leur capacité à saisir le sens d’un texte. Ils peinent à comprendre ce qu’ils lisent, en somme: de quoi relativiser la portée de la querelle, récurrente, autour des méthodes de lecture “globale” versus “syllabique”. Faut-il incriminer les programmes scolaires, ce “cœur du réacteur” de l’école? Les élèves testés lors du dernier Pirls ont, pour l’essentiel, suivi les programmes de 2008, très centrés sur les “fondamentaux” –entrés en vigueur sous la droite l’année d’un retour à la semaine de quatre jours. Ils sont pointés du doigt par les syndicats enseignants.»

«On leur demande des choses qu'ils n'ont pas apprises»

Ensuite, pour les évaluations de cette année, d’autres éléments mettent la puce à l’oreille. Les critères mobilisés pour les tests sont inédits avec des mesures dont on n'a jamais entendu parler jusque-là. Voici ce que dit le ministre: «Concernant les élèves en début de CE1, 30% lisent moins de trente mots par minute, alors que l'objectif national est de cinquante mots.» Cet objectif était-il connu? Le ministère lui-même n’a jamais fait circuler ces standards. En fait, dans les éléments fournis aux professeurs des écoles, les élèves classés à risque sont ceux qui lisent moins de onze mots à la minutes en début de CE1 –certaines recherches définissaient à quatorze mots ce seuil. Le corps enseignant reçoit les résultats des élèves, classés en catégories: les «élèves à besoin» sont ceux qui lisent moins de onze mots à la minute, les «élèves» fragiles sont au seuil de trente mots par minute de lecture.

Roland Goigoux, chercheur spécialiste de l’apprentissage de la lecture s’interroge: «Je n’ai jamais vu cette norme de cinquante mots à la minute circuler dans un document du ministère, ni dans les programmes, ni sur les site destinés aux enseignants. D’après les études que j’ai réalisées, le seuil est passé par 30% des meilleurs élèves».

Il ajoute que ce qui est demandé aux élèves paraît bizarre: «Ces tests ressemblent à des tests individuels fabriqués pour des classes entières. On demande aux enfants de CP de faire des choses qu’ils n’ont pas apprises auparavant. Savoir quelle lettre est utilisée pour un mot prononcé à l’oral par le prof, c’est compliqué pour les élèves en début de CP. À mon sens, on fait une étude qu’on interprète de manière spécieuse».

Le chercheur regrette également qu’il n’y ait aucune épreuve d’écriture, dont on sait qu’elle est décisive et prédictive pour l’apprentissage de la lecture et correspond bien aux apprentissages faits en maternelle. En parlant avec lui, on entend que ces tests ont été faits par les psychologues et neuroscientifiques du Conseil scientifique de l'Éducation nationale, qui ont négligé –ce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire– la production écrite des enfants.

Ce que l’on comprend surtout, en lisant et en écoutant Goigoux, c’est à quel point ces tests ne sont pas consensuels et pourront être contestés, par exemple par ce chercheur qui travaille depuis des décennies sur le sujet et dont tout le travail semble être superbement ignoré par le Conseil scientifique.

Une grande leçon de communication

Ce qui est appelé «science» ici n’est donc pas pur ni sans arrière-plan critique, idéologique, historique et… politique, peut-être.

Les profs vont connaître précisément qui sont les élèves en difficulté grâce au test. Mais pour le moment, les propositions de remédiation disponibles en ligne sont des contenus déjà connus, qui correspondent aux programmes scolaires, au guide de référence et aux recommandations proposées par le ministère en avril dernier. Peut-être d’autres contenus viendront-ils plus tard?

En revanche, ce qui est déjà sur les rails et a été présenté ce lundi 15 octobre, c’est une loi «pour une école de la confiance», qui n’était pas prévue au programme (le ministre avait dit qu’il ne ferait pas de loi), en réponse aux difficultés de l’école –celles, par exemple, mises en avant pas les tests. Une loi déjà prête le jour de la parution des résultats, donc.

Cela donne-t-il l’impression qu’au ministère on savait déjà ce qu’on allait trouver et comment on allait le commenter? Oui. Que les résultats des élèves soient médiatisés le même jour que l'annonce de la loi, comme une justification à celle-ci, pourrait donner le sentiment que l’objectif n’était pas seulement d’évaluer les classes mais aussi de communiquer sur l'action politique.

Qu’on soit un vrai scientifique ou qu’on se contente comme moi de lire, regarder ou écouter de la vulgarisation, l’ensemble ne donne pas une impression de très grande rigueur. Au contraire, c’est plutôt une grande leçon de communication qui vient de nous être administrée par le très populaire ministre de l’Éducation nationale. Et c'est dommage.

Dommage parce qu’on est tous et toutes d’accord, il est urgent de relever le niveau des élèves en lecture et en mathématique. Dommage parce que la méthode, plus politique que scientifique, paraît contestable et parce qu’au bout d’un moment, le procédé qui consiste à communiquer sur les évaluations qu’on a soi-même conçues pour justifier sa politique n’est pas si habile au fond. Est-cela l’école de la confiance? Une fois de plus, les mots de la politique sont des masques, et ce mésusage du mot «confiance», qui semble être ici le nom d’une vraie remise au point politque, risque in fine d’alimenter la défiance.

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