Politique / Économie

La gratuité des transports publics à Paris, une mauvaise idée qui peut en faire naître de bonnes

En mars, Anne Hidalgo lançait une réflexion sur la gratuité des transports en commun. Son résultat sera connu à la fin de l'année, mais il semble d'ores et déjà qu'il s'agisse d'une fausse piste.

Dans le métro parisien, le 12 octobre 2010 | Jacques Demarthon / AFP
Dans le métro parisien, le 12 octobre 2010 | Jacques Demarthon / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

Le 19 mars 2018, Anne Hidalgo annonce qu'elle va adresser une lettre de mission à trois de ses adjoints, Emmanuel Grégoire, chargé du budget, du financement et de la transformation des politiques publiques, Christophe Najdovski, chargé des transports, et Jean-Louis Missika, chargé du développement économique, pour leur commander une étude sur la question de «la gratuité des transports en commun pour l'ensemble des citoyens».

Fine mouche, la maire de Paris ne précise pas le champ géographique de l'étude, qui en théorie ne devrait porter que sur la ville. Mais compte tenu de l'imbrication des transports en commun en région parisienne, il est évident que le sujet concerne toute l'Île-de-France.

Une opportunité politique

La réponse de la présidente de la région et d'Île-de-France Mobilités (ex-STIF, syndicat des transports d'Île-de-France) ne se fait pas attendre. Valérie Pécresse déclare qu'elle «est ouverte à toutes les idées neuves, d'où qu'elles viennent évidemment», mais commande elle aussi une étude, qui lui est remise dès le début octobre, alors que celle de la Mairie de Paris n'est attendue que pour la fin de l'année. À l'Hôtel de Ville, on fait savoir que cette analyse sera prise en compte par les adjoints à la maire de Paris.

Une lecture sommaire des événements pourrait faire croire que les deux élues vont s'opposer frontalement et que le rapport commandé par la Région, en concluant que «la gratuité ne répondrait à aucun des enjeux d'une mobilité durable en Île-de-France», ferme définitivement le débat, avant même qu'il ne soit réellement ouvert.

Mais la question ne se pose en réalité pas en des termes aussi grossiers: la gratuité peut ne pas être totale pour tout le monde, les tarifs peuvent être modulés de façon assez fine et la politique des transports peut voir son efficacité renforcée si elle repose aussi sur d'autres instruments.

Première question à se poser: pourquoi Anne Hidalgo a-t-elle choisi de lancer ce débat? On peut évidemment y voir le souci de préparer les prochaines élections municipales, qui s'annoncent difficiles pour la maire sortante, dont la politique en matière de transports est vivement contestée par les automobilistes.

La meilleure des défenses étant l'attaque, il peut être judicieux de déplacer le débat. Plutôt que de continuer à alimenter la polémique sur la réduction de la place attribuée à l'automobile, pourquoi ne pas essayer d'atteindre le même objectif –la réduction de la circulation automobile et de la pollution de l'air– par une autre méthode, l'incitation à davantage utiliser les transports en commun? Et sur ce point, la gratuité pourrait constituer un argument décisif.

Des exemples étrangers peu convaincants

L'idée ne tombe pas du ciel, elle vient de l'autre côté du Rhin. En février 2018, le gouvernement allemand a écrit à la Commission européenne pour lui annoncer qu'il était envisagé d'instaurer la gratuité des transports en commun dans les grandes villes et que des tests pourraient être menés dans cinq d'entre elles: Bonn, Essen, Herrenberg, Reutlingen et Mannheim.

Le but était clair: éviter que la Commission, irritée par le peu d'empressement des autorités allemandes à prendre des mesures pour respecter les normes communautaires en matière de qualité de l'air, ne saisisse la Cour de justice européenne.

La manœuvre de l'Allemagne a échoué. En mai, la Commission a annoncé qu'elle serait traînée devant la Cour de justice européenne, tout comme la France et quatre autres pays de l'Union, pour «dépassement des valeurs limites de qualité de l’air fixées et manquement à l’obligation de prendre des mesures appropriées pour écourter le plus possible les périodes de dépassement».

À la Mairie de Paris, on a malgré tout utilisé la référence allemande pour justifier la démarche engagée. On y affirme aussi que «d'autres villes d'Europe ont franchi le pas» –en fait une seule, Tallinn en Estonie, depuis 2013. C'est d'ailleurs l'un des arguments forts du comité nommé par Valérie Précresse: à l'heure actuelle, la gratuité totale n'existe dans aucune grande ville au monde, et il ne semble pas que cela puisse fonctionner à Paris, pour plusieurs raisons.

L'expérience de Tallinn, seule ville européenne d'une certaine importance pratiquant la gratuité totale, peut difficilement être transposable à Paris.

Les expériences entamées aux États-Unis dans les années 1970 ont rapidement été abandonnées; elles y ont recommencé plus récemment, de même qu'en Australie, en Chine, à Singapour ou au Royaume-Uni. Mais la plupart du temps, il s'est agi d'une gratuité partielle, soit sur certaines parties du réseau, soit à certaines heures de la journée pour tenter de lisser la fréquentation. Beaucoup ont été arrêtées, et celles qui se poursuivent concernent essentiellement des villes moyennes.

Tallinn, seule ville européenne d'une certaine importance pratiquant la gratuité totale, ne compte que 415.000 habitantes et habitants, et son expérience peut difficilement être transposable à Paris. La gratuité est réservée à la population résidente; pour en bénéficier, des personnes habitant déjà à Tallinn y ont officiellement déclaré leur résidence principale. Comme une part de l'impôt sur le revenu revient en Estonie aux municipalités, Tallinn a vu ses recettes progresser de trente millions d'euros, alors que la vente de tickets ne rapportait que quatorze millions –ce n'est pas ce qui se passerait à Paris.

Dans des villes de grande taille, les seules références peuvent être trouvées en Chine. L'une est négative, c'est celle de Canton (14,5 millions d'habitantes et habitants). Pour les Jeux asiatiques de novembre 2010, la municipalité avait prévu la gratuité de tous les transports en commun; elle a dû y renoncer au bout de cinq jours, face à l'afflux de passagères et passagers.

L'autre, à Chengdu (14,5 millions d'habitantes et habitants), la capitale du Sichuan, se poursuit, mais de façon modulée: tous les transports collectifs sont gratuits pendant les heures de pointe tôt le matin, mais la gratuité ne s'applique ensuite qu'aux lignes de bus du centre-ville.

Aux États-Unis, on peut trouver des exemples de gratuité dans des agglomérations importantes, mais celle-ci ne concerne généralement que quelques lignes de bus en centre-ville (Baltimore), une desserte d'aéroport (Boston) ou une ligne ferroviaire de taille limitée (le Metromover de Miami).

Les enjeux du financement et de la saturation

En France, certaines villes pratiquent déjà la gratuité. L'exemple le plus récent est celui de Dunkerque, où ce régime est entré en vigueur début septembre 2018.

Le rapport établi pour Île-de-France Mobilités recense trente-et-un cas, mais le document a été rédigé avant d'avoir lu toutes les réponses au questionnaire adressé aux municipalités concernées. Il faut ôter de la liste Colomiers (Haute-Garonne), qui avait été la première ville de France à tester la gratuité en 1971 mais a mis un terme fin août 2016 à l'activité de ses bus gratuits.

Cela dit, cela ne change pas grand-chose: qu'ils soient trente ou trente-et-un, aucun de ces exemples ne peut être comparé à la région parisienne. Dans tous les cas, il s'agit d'agglomérations de taille moyenne et généralement, la gratuité des transports vise avant tout à revitaliser le centre-ville. Le problème à Paris ne se pose pas en ces termes.

Bien que les autres capitales n'aient pas adopté la gratuité, pourquoi celle de la France devrait-elle renoncer à donner l'exemple? Parce que ce serait probablement une très mauvaise idée.

La première difficulté est d'ordre financier. En 2017, le coût total (fonctionnement et investissement) des transports collectifs s'est élevé en Île-de-France à 12,4 milliards d'euros, dont 2,8 milliards (22%) sont payés par les usagères et usagers, 5,1 milliards (41%) par les entreprises, du fait du versement transport et du remboursement de la moitié des frais de transport des salariées et salariés, et 4,2 milliards (34%) par les autres contribuables, notamment par le biais des contributions de la région et des départements.

La gratuité du transport collectif suppose donc de trouver au minimum 2,8 milliards d'euros, en admettant que le versement transport des entreprises soit augmenté d'un montant équivalant au remboursement des salariées et salariés.

La première difficulté est de savoir qui paierait; la seconde de gérer la saturation des transports en commun. Des enquêtes sont régulièrement réalisées pour savoir qui utilise quel mode de déplacement, pourquoi et à quel moment: on est en mesure de prévoir approximativement quels seraient les effets d'une gratuité totale et permanente sur l'ensemble du réseau francilien.

Un surcroît de passagères et passagers attirés par la gratuité ne ferait qu'accroître les problèmes, sans pour autant avoir un impact fort sur la circulation automobile.

Et les résultats des simulations ne sont pas très encourageants. La plus grande partie des déplacements en voiture (90%) s'expliquent parce qu'ils permettent un gain de temps significatif. Dans ces cas-là, la gratuité ne serait pas un argument suffisant pour faire changer les comportements. En revanche, il est estimé que les deux tiers des déplacements à pied et un tiers des déplacements à vélo pourraient être effectués plus rapidement avec les transports en commun; là, la gratuité pourrait changer la donne de façon significative.

Certaines lignes, déjà en situation difficile, risqueraient d'être totalement saturées. Les flux de voyageurs et voyageuses ont augmenté de 31% en quinze ans, et ils pourraient encore augmenter dans les mêmes proportions d'ici à 2030. Malgré la modernisation en cours du réseau et les investissements prévus dans le cadre du Grand Paris, un surcroît de passagères et passagers attirés par la gratuité ne ferait qu'accroître les problèmes, sans pour autant avoir un impact fort sur la circulation automobile.

Vers des propositions réellement innovantes

Anne Hidalgo a-t-elle eu tort de lancer ce débat? Ce serait la sous-estimer que de le penser. Elle a eu la grande prudence de ne pas prendre position: «Il faudra en particulier évaluer s’il existe un modèle économique viable: rien ne dit aujourd’hui que cela est possible

L'étude qu'elle a commandée sera composée de trois parties. La première sera une analyse de la littérature existante sur le sujet; elle sera réalisée en partenariat avec le laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques de Sciences Po. La seconde sera consacrée à l'économétrie et au chiffrage des impacts de la gratuité, à la fois sur les comportements et sur les aspects financiers.

La troisième partie s'appuiera quant à elle sur les contributions d'entreprises, d'universitaires, d'associations et du grand public. L'appel à contributions a été lancé en juillet, clos en septembre et une réunion d'examen de ces textes a été organisée le 12 octobre.

D'une façon particulièrement habile, il était demandé aux contributeurs et contributrices de se pencher sur la question de la gratuité, mais aussi sur des «systèmes de tarification innovants dans un contexte de mobilité multimodale et connectée». Autrement dit, même s'il ressort de ces travaux que la gratuité généralisée est une option peu intéressante (1,1 million de personnes bénéficient déjà de la gratuité ou de tarifs réduits), il est probable que des idées plus judicieuses en sortiront, qui pourront être retenues au niveau régional.

Les études réalisées pour Île-de-France Mobilités montrent en effet que le système actuel de tarif unique pour les abonnements n'est pas un système idéal, et que la tarification à l'unité telle qu'elle existe actuellement n'est pas non plus optimale.

On pourrait aller vers une tarification dépendant davantage de la longueur du trajet et du moment où il est effectué. Les techniques modernes le permettent. On peut aussi envisager une meilleure utilisation de tous les modes de transport, le transport collectif n'étant qu'une partie de la solution aux côtés du covoiturage, de l'autopartage, etc. Bref, une fois le débat ouvert, on peut aller au-delà du clivage politicien Hidalgo-Pécresse et progresser dans la recherche de propositions réellement innovantes.

Que les automobilistes ne se réjouissent pas trop vite

Une précision s'impose. Celles et ceux qui espèrent voir partir Anne Hidalgo en espérant que cela profitera aux automobilistes courent au devant de graves désillusions. Quelques phrases extraites du rapport d'Île-de-France Mobilités laissent planer peu de doutes sur ce qui les attend.

Morceaux choisis: «En grande masse, le coût de la congestion routière en Île-de-France peut être estimé entre sept et dix milliards d’euros [...]. Le coût de la pollution atmosphérique liée au transport routier est de l’ordre de trois milliards d’euros, auquel il faut ajouter 300 millions d'euros environ de contribution au changement climatique. Le coût social de l’insécurité routière est de deux milliards d’euros, et le coût du bruit de 200 millions d’euros. Les coûts sociaux de la circulation routière seraient donc de treize à seize milliards, à comparer à des recettes fiscales liées à la route de trois milliards environ»; «Une tarification “efficace”, garantissant la couverture des coûts marginaux socioéconomiques, devrait aboutir à une mobilité motorisée moins intense, en particulier en automobile, et à une place sensiblement accrue des modes doux»; «Le coût de la pollution atmosphérique à lui seul justifierait un doublement des prélèvements sur les automobilistes.»

Fanatiques du moteur à explosion, ne rêvez pas: quel que soit le résultat de la prochaine élection municipale, la région parisienne vous réservera un accueil de plus en plus froid. Seule la forme pourrait changer.

cover
-
/
cover

Liste de lecture