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Les populistes ont rendu les États européens ingouvernables

Avec la montée des partis populistes, il est désormais particulièrement compliqué de constituer un gouvernement stable dans nombre de pays d'Europe. La Suède n'est que le dernier exemple en date.

Jimmie Akesson, leader des Démocrates de Suède | Jonathan Nackstrand / AFP; Matteo Salvini, vice-président du Conseil des ministres italien | Tiziana Fabi / AFP; Alice Weidel, présidente du groupe parlementaire AfD au Bundestag | Bernd von Jutrczenka / DPA / AFP
Jimmie Akesson, leader des Démocrates de Suède | Jonathan Nackstrand / AFP; Matteo Salvini, vice-président du Conseil des ministres italien | Tiziana Fabi / AFP; Alice Weidel, présidente du groupe parlementaire AfD au Bundestag | Bernd von Jutrczenka / DPA / AFP

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Il a souvent été difficile de former des gouvernements dans les systèmes parlementaires à partis multiples. Mais aujourd’hui, alors que les partis politiques établis implosent et que les nouveaux partis populistes de droite montent en Europe, cela devient quasiment impossible.

La situation actuelle de la Suède illustre ce type de blocage politique. Plus d'un mois après les élections parlementaires, au cours desquelles le parti d’extrême droite Démocrates suédois (SD) a attiré une grande partie des votes (17,5%, soit soixante-deux sièges sur 349), les responsables politiques du pays échouent toujours à former un gouvernement.

Processus à rebondissements

La coalition de centre gauche menée par le Parti social-démocrate, actuellement au pouvoir, a remporté 144 sièges, et le parti de centre droit Alliance, mené par les Modérés, 143. Tous deux ont échoué à atteindre les 175 sièges nécessaires pour former une majorité. Pour pouvoir gouverner, chaque camp a donc besoin d’alliés, qu’ils se présentent ou non officiellement ainsi.

Le processus de formation du nouveau gouvernement a débuté de manière informelle le lendemain de l’élection, mais il a connu un rebondissement lorsque le Parlement suédois a voté la non-confiance au Premier ministre sortant, le social-démocrate Stefan Lofven –une action menée par les Modérés et soutenue par les Démocrates suédois.

Après le vote, le président du Parlement a demandé au chef des Modérés, Ulf Kristersson, de former un gouvernement. Le 14 octobre, celui-ci renonçait officiellement à sa mission, récupérée dès le lendemain par Stefan Lofven.

Lofven comme Kristersson ont indiqué que leurs partis pourraient envisager un compromis bipartite, dans le cadre duquel l’un soutiendrait informellement l’autre dans un gouvernement minoritaire, mais ils sont en désaccord sur le choix du parti qui mènerait ce gouvernement et sur la façon dont la coopération entre les deux rivaux idéologiques fonctionnerait dans les faits.

Kristersson avait également déclaré que son parti des Modérés ne souhaitait pas coopérer avec les Démocrates suédois d’extrême droite, mais sans eux et en l'absence d’un accord avec les sociaux-démocrates, il lui est devenu impossible de former un gouvernement.

Tobias Andersson, nouveau membre du Parlement affilié aux Démocrates suédois et actuel dirigeant de la branche des jeunes du parti, avait supposé le 5 octobre qu’il ne faudrait que quelque temps avant que Kristersson finisse par accepter l’inéluctable.

«Ulf sait bien qu’il ne pourra pas former un nouveau gouvernement sans notre soutien ou celui des sociaux-démocrates. Je pense qu’il va d’abord se tourner vers l’Alliance dans son ensemble», c’est-à-dire s’allier informellement au Parti social-démocrate, «et ensuite, il lui sera plus facile de dire à ses électeurs et aux membres de son parti qu’il a essayé avec l’Alliance, que ça n’a pas marché et qu’il faut tenter quelque chose d’autre».

Les choses n'ont pas exactement tourné comme Andersson l’affirmait, mais la situation n'est pas réglée pour autant.

Plusieurs mois pour former un gouvernement

La Suède est loin d’être le seul pays à faire face à un tel blocage politique. «Dans toute l’Europe, dans différents systèmes multipartisans, les processus de formation de gouvernements prennent de plus en plus de temps, explique Jakob-Moritz Eberl, un chercheur de l’Université de Vienne qui a étudié la question de long en large. Et cela a entre autres à voir avec la montée des partis populistes.»

Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté de Geert Wilders a réuni 13% des suffrages lors des élections de mars 2017. Il a ensuite fallu 208 jours pour mettre en place un gouvernement. Pour constituer une majorité, le Parti du peuple pour la liberté et la démocratie, de centre droit, s’est finalement allié à trois autres partis aux vues politiques significativement différentes: le parti progressiste D66 et deux partis chrétiens, l’Appel chrétien démocrate et l’Union chrétienne.

En Allemagne, le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) n’a remporté que 12,6% des votes à l’automne 2017, mais a tout de même réussi à compliquer le processus de formation du gouvernement. Bien qu’aucun parti majeur n’ait jamais envisagé de demander à l’AfD de constituer une coalition, le parti de droite populiste est parvenu à rendre mathématiquement très difficile la formation d’un gouvernement d’union: les tentatives de constitution d’un compromis tripartite entre la CDU-CSU d'Angela Merkel, les Verts et le Parti libéral-démocrate (FDP) ont échoué. Ce n'est qu'au bout de presque six mois que les forces conservatrices de la chancelière et le Parti social-démocrate (SPD) de centre gauche ont finalement été capables de créer la «grande coalition» autoproclamée qui gouverne aujourd’hui.

En Italie, les partis politiques traditionnels ont si pathétiquement échoué lors des élections de mars 2018 qu’ils n’ont même pas été capables de former une alliance excluant du gouvernement le mouvement populiste Cinq étoiles (M5S) et la Ligue (Lega). Le Parti démocrate (PD) de centre gauche n’a obtenu que 19% des suffrages et le parti de centre droite Forza Italia 14%.

Même s’ils avaient voulu construire un gouvernement unitaire, ils n’auraient pas pu le faire. Le Premier ministre de centre gauche sortant, Matteo Renzi, a annoncé après les élections que son parti ne s’associerait ni avec le M5S, ni avec la Lega, laissant libre cours aux deux partis populistes pour ouvrir des négociations entre eux à la place. En juin, près de trois mois après le vote, leur coalition intégralement constituée de populistes a constitué son gouvernement.

Stigmatisation de l'extrême droite

Ces blocages ne sont pas uniquement l’œuvre des partis politiques de droite: dans nombre de pays européens, la vie politique connaît des fractures de plus en profondes, de nouveaux partis entrant au Parlement et accroissant leur importance dans les suffrages.

Aux Pays-Bas, la Chambre basse, avec ses 150 sièges, accueille désormais treize partis –un record dans l'histoire du pays. En Allemagne, le nombre de formations représentées au Bundestag est passé de quatre après les élections de 2013 à sept aujourd’hui.

Les partis d’extrême droite ne sont pas les seuls à avoir bénéficié du déclin des partis de centre gauche et de centre droit traditionnels. Les Verts, les partis d’extrême gauche et de nouveaux mouvements ont également réuni une part significative des suffrages.

Mais la montée de la droite dure est un défi particulièrement important, parce que dans de nombreux pays, il est encore considéré comme inacceptable de l’inclure dans un gouvernement.

Bien que les responsables des principaux partis allemands ne peuvent ignorer le fait que l’AfD occupe aujourd’hui quatre-vingt-douze sièges au Parlement, former une coalition avec elle garantirait à qui oserait le proposer de ruiner sa réputation.

Aux élections régionales du 14 octobre, la CSU, la branche bavaroise de la coalition de centre droit de Merkel, a accusé un net recul. Mais elle a déjà refusé l’idée de travailler avec l’AfD, et maintient sa participation à la grande coalition.

Si les partis d’extrême droite continuent d’accroître leur influence, il sera pourtant de plus en plus difficile de les exclure des processus de formation de gouvernement, voire de former des gouvernements stables sans eux.

Pour Jan Techau, qui dirige le programme européen au Fond Marshall allemand des États-Unis, «c’est un phénomène général: plus il y a de partis au Parlement, plus il est difficile de d’assembler une coalition. Le problème se pose dès qu’un parti est si stigmatisé et si politiquement tabou que personne ne veut travailler avec lui».

Coopérer pour débloquer la situation?

D’une certaine façon, il est plus facile de simplement coopérer avec les nouveaux partis. Dans les faits, les seuls pays qui ont évité des blocages post-électoraux majeurs sont ceux où un parti traditionnel a accepté de trouver un accord avec un parti populiste montant.

En Autriche, un gouvernement rassemblant le Parti du peuple autrichien du chancelier Sebastian Kurz (ÖVP, centre droit) et le Parti de la liberté de l’Autriche (FPÖ, extrême droite) a été permis par la signature d’un accord de coalition en décembre 2017, deux mois après les élections nationales. À l’inverse de l’AfD en Allemagne, le Parti de la liberté avait déjà fait partie d’un gouvernement de coalition au début des années 2000, ce qui avait contribué à en faire un partenaire de gouvernement plus acceptable.

Pour Tobias Andersson, des Démocrates de Suède (SD), son parti n’en est pas là: «Nous avons encore besoin de deux ou trois ans pour rendre notre parti légitime, normal.» D’ici-là, la Suède, comme d’autres pays en Europe, traversera de nouveaux remous.

La montée des populistes a ralenti le processus de formation de gouvernements à travers l’Europe et provoqué la constitution de coalition gouvernementales de plus en plus faibles. Et il se trouve que cela finit souvent par renforcer le soutien aux partis populistes.

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