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Ses voisins ont déclaré la guerre à sa famille. C’est du moins ce qu’écrivait en 2014 Brian May, le célèbre guitariste de Queen, sur son blog. Derrière la silhouette des cerisiers en fleurs dans son jardin se profilait celle, moins ravissante, d’une immense foreuse, qui tous les matins creusait dans l’argile du sol londonien.
Brian May n’en pouvait plus. «Kensington était un beau petit quartier tranquille, où il faisait bon vivre. Aujourd’hui, c’est devenu un véritable enfer», déplorait-il. C’était loin d’être la première fois qu’il devait subir les nuisances d’une construction en sous-sol. Et il était, selon lui, temps d’agir.
Et c’est exactement ce qui se passa. L’année suivante, en 2015, le quartier royal de Kensington et Chelsea devint le premier district du Royaume-Uni à restreindre officiellement les constructions souterraines. Il fut bientôt imité par Westminster. En 2016, le quartier d’Islington émit une recommandation contre les sous-sols de plus d’un étage. Et cette année, le quartier de Hammersmith et Fulham a fait passer un arrêté similaire.
L’ère des sous-sols géants, une décennie durant laquelle les élites de l’ouest londonien ont creusé avec acharnement dans le sable, les graviers et l’argile de la vallée de la Tamise, pourrait bien être en train de toucher à sa fin.
«Maisons-icebergs»
Pour illustrer le fait que Londres soit récemment devenue l’une des adresses de prédilection des riches du monde entier, il est de coutume d’évoquer le Shard de Renzo Piano, un impressionnant gratte-ciel de quatre-vingt-quinze étages achevé en 2012. Mais si l’on tient plutôt compte des mètres carrés, il s’est passé bien plus de choses sous le niveau du sol, où pour rester en conformité avec les lois sur la sauvegarde du patrimoine, les propriétaires ont dégagé et aménagé d’importants espaces.
Selon le Guardian, les autorités du quartier de Kensington et Chelsea n’avaient enregistré en 2001 que quelques dizaines de demandes de permis pour des constructions en sous-sol; en 2013, elles en ont reçu 450.
En dix ans, 4.650 constructions souterraines autorisées, 638 salles de sport, 278 salles de projection, cinquante-deux salles du personnel et sept piscines.
Sur un échantillon de sept quartiers de l’ouest londonien (la ville en compte trente-deux), une équipe de recherche de l’université de Newcastle a découvert que 4.650 constructions souterraines avaient été autorisées dans la décennie précédant 2017. Mises bout à bout, elles équivalent à cinquante fois la hauteur du Shard. La plupart ne font qu’un seul étage et suivent scrupuleusement le plan des fondations de la maison, mais cela n’empêche pas ces sous-sols «basiques» de renfermer au total 638 salles de sport, 278 salles de projection, cinquante-deux salles du personnel et sept piscines, à en croire la recherche menée par l’équipe de l’université de Newcastle.
Mais ce qui génère le plus de colère et anime le plus de conversations à l’heure du thé dans les beaux quartiers londoniens, ce sont les quelque 900 megabasements [«sous-sols géants»] que compte aujourd’hui l’ouest de la ville. Des piscines, des salles de sport, des salles du personnel, bien sûr, mais aussi des ascenseurs pour voitures, des galeries d’art et des stands de tir. Très souvent, le retrait des foreuses n’implique pas celui des pelleteuses, qui finissent enterrées dans le paysage souterrain qu’elles ont créé, formant une véritable constellation d’engins de chantier dans le sous-sol de la ville.
«C’est un peu comme si nous étions en train de concevoir et de fabriquer une toute nouvelle voiture de luxe, d’un genre totalement inédit, qui n’ait jamais été pensée ni construite auparavant, et que nous la fabriquions dans une usine ancienne», explique Alan Waxman, fondateur du bureau d’études Landmass London et «roi» autoproclamé du sous-sol. L’un de ses projets, d’anciennes écuries à Belgravia qu’il a reconverties en maison en pensant à Nicole Kidman (qui ne s’y est finalement pas installée), comprend une cascade haute de dix mètres, qui part du deuxième étage pour atterrir sous terre.
Les tabloïds ont baptisé ces résidences les «maisons icebergs», parce que l’on ne voit généralement rien du produit fini, à l’exception d’un ou deux puits de lumière qui scintillent dans l’arrière-cour.
Bataille entre riches et très riches
Il faut insister sur ce «fini». Parce qu’entre-temps, les constructions génèrent d’énormes nuisances dans des quartiers qui, avant cela, semblaient figés dans l’ambre depuis des générations –particulièrement dans les quartiers où le chevauchement des projets a entraîné des travaux pendant plusieurs années consécutives.
Les journaux de Londres tiennent là un sujet en or: le voisinage mécontent est souvent tout aussi riche –et célèbre– que les parvenus creusant frénétiquement le sol de la maison d’à côté. Au printemps dernier, Jimmy Page, le guitariste de Led Zeppelin, est ainsi apparu lors d’une réunion de planification à Kensington, afin de demander aux autorités locales d’interdire à son voisin Robbie Williams de construire une piscine souterraine.
En 2015, le documentaire de la BBC Millionaire Basement Wars, avait –entre autres– montré une famille dont la maison avait été inondée après qu’une benne pleine de terre issue d’un forage s’était remplie d’eau de pluie et avait dévalé la rue en détruisant une conduite d’eau. L’entrepreneur qui construisait le sous-sol avait fermé boutique.
«Nous avons ici affaire à une sorte de racisme poli. Ceux que l’on a le plus entendus se plaindre sont ceux que nous appelons les “seulement riches”.»
C’est une guerre de voisinage classique qui se joue ici, avec un petit côté «pas de ça chez moi», mais la situation rappelle aussi celles de villes comme New York ou Vancouver, où les personnes étrangères achetant des résidences se voient souvent accusées de la hausse extraordinaire des prix de l’immobilier. À titre d'exemple, le propriétaire de la plus grande résidence privée de Londres –Witanhurst, plus de 8.300 m², dont près de la moitié est sous terre– est le milliardaire russe Andreï Gouriev.
«Nous avons ici affaire à une sorte de racisme poli, a observé Roger Burrows, le professeur de l’Université de Newcastle qui a conduit l’étude sur les sous-sols londoniens. Ceux que l’on a le plus entendus se plaindre sont ceux que nous appelons les “seulement riches” –c’est une bataille entre les riches et les très riches. Il y a une immense part de snobisme, parce qu’il s’agit de choses très “vulgaires”, pour ainsi dire.»
«Un glaçon dans un bain»?
Comme nous le rappelle l’histoire des contre-cultures, il est plus difficile de légiférer contre quelque chose lorsque ce quelque chose a lieu sous terre. Afin de mettre un terme au boom des constructions, les autorités locales évoquent d’autres nuisances, telles que la circulation, le bruit, les égouts ou des dégâts causés aux bâtiments.
Du côté des constructeurs de sous-sols, certains voient cela comme une ruse: «Toutes les raisons évoquées pour justifier les restrictions étaient à mes yeux infondées –un prétexte pour restreindre les activités de construction», se défend Simon Haslam, directeur général chez l’entrepreneur Basement Force.
L’une de ces raisons, par exemple, est que la concentration des constructions souterraines –comme sur Tregunter Road, une rue de 300 mètres où ont été construits vingt-et-un projets souterrains ces dix dernières années– pourrait perturber la manière dont les eaux de pluie circulent dans le sol, entraînant des inondations à la surface. C’est un argument que l’on oppose souvent aux demandes d’autorisation de sous-sols géants, comme ce fut le cas pour le projet de l'artiste Damien Hirst, qui souhaitait construire une piscine de 25 mètres, une salle de yoga et une galerie d’art sous sa demeure de Regent’s Park.
«Combien de sous-sols peut-on construire avant que cela ne devienne plus supportable? C’est une question que le secteur doit nécessairement se poser.»
Naturellement, les ingénieurs rétorquent qu’ils peuvent contrôler le problème des eaux de pluie à l’aide de tuyaux et de pompes. Les sous-sols sont grands, mais Londres l’est encore plus, selon eux. «C’est comme mettre un glaçon dans un bain. Peu importe le volume de votre sous-sol, cela n’a aucune conséquence», affirme Simon Haslam.
Et pour quelques milliers de constructions souterraines? C’est déjà moins sûr. William King, hydrogéologue pour le cabinet de conseil en ingénierie WSP, a donné une conférence sur le sujet en avril dernier. «Combien de sous-sols peut-on construire avant que cela ne devienne plus supportable?, avait-il demandé. C’est une question que le secteur doit nécessairement se poser.»
De même, si une construction sous terre ne va pas à elle toute seule déplacer la couche aquifère ou modifier la structure souterraine d’une métropole qui compte déjà des milliers de conduits et de canalisations de toutes sortes, il existe malgré tout des inquiétudes sur la façon dont ces «ruches» de sous-sols peuvent modifier la ville. Les ingénieurs de Transport for London, l’organisme qui gère les transports en commun du Grand Londres (notamment le métro), ont enquêté pour savoir s’il y avait un lien potentiel entre les constructions souterraines et l’augmentation du bruit et des vibrations produites par le passage des trains.
Une conséquence sûre et certaine de ce haro sur les constructions souterraines? Les propriétaires qui bénéficient d'espaces souterrains géants ont aujourd’hui une valeur rare entre leurs mains. «Il n’est vraiment plus possible de faire ça aujourd’hui, observe Timothy Comyn, un avocat représentant les constructeurs de sous-sols lors des conseils municipaux. Ce sont des maisons qui vont prendre énormément de valeur.»