Santé / Société

En Nouvelle-Calédonie, la crise des cantines scolaires prend de l’ampleur

Une vague d’intoxications alimentaires secoue les cantines de Nouvelle-Calédonie depuis le mois de juin.

Une salade de carottes râpées serait à l'origine de la première vague d'intoxications alimentaires. | Brianna Santellan via <a href="https://unsplash.com/photos/QRq_-BGMhHI">Unsplash</a> <a href="https://unsplash.com/license">License by</a>
Une salade de carottes râpées serait à l'origine de la première vague d'intoxications alimentaires. | Brianna Santellan via Unsplash License by

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Tout est parti d’une salade de carottes râpées. Plat incontournable des cantines françaises, même outre-Pacifique, il serait à l’origine de trente-cinq intoxications alimentaires dans deux écoles élémentaires de Païta et de Nouméa. Rapidement, les pompiers interviennent et les carottes sont retirées des écoles voisines. Ainsi aurait pu se clore ce que la presse calédonienne appelle désormais «le feuilleton des cantines».

L’épisode des carottes râpées a eu lieu le 28 juin. Depuis, près de 200 enfants ont été victimes de toxi-infections, dans les réfectoires de trois villes différentes: Nouméa, Dumbéa et Païta. Le 27 septembre, au lendemain d’une nouvelle hécatombe –plus d’une trentaine d’intoxications–, le gouvernement exige la fermeture des locaux du distributeur Newrest. Les cantines des 104 écoles qu’il fournit se mettent alors au ralenti: certaines font le choix des repas froids, d’autres ferment leurs portes.

18.000 repas quotidiens, un seul fournisseur

«On nous a expliqué que c’était les carottes. Puis le lait de coco. Puis la viande, qu’on dit avariée, liste un père de famille dont le ton hausse crescendo. Ce qui est sûr c’est qu’actuellement, on a des enfants qui ne s’alimentent plus correctement à cause d’un fournisseur qui fait défaut.» Le fournisseur. Les projecteurs ont d’abord été braqués sur l’entreprise de restauration collective Newrest. Sous la lumière saturée d’un gymnase, Willy Gatuhau, premier adjoint à la mairie de Païta, fait face à une assemblée de parents en colère, qui lui réclament la tête du fournisseur.

«Comme la loi le prévoit, la commune a fait un appel d’offres, annonce-t-il calmement, mais Newrest a été la seule à y répondre. Aucune autre société n’est en capacité de produire un tel volume de repas.» Implantée dans quarante-neuf pays différents, avec un chiffre d’affaire consolidé de plus de 1.250 millions d’euros l’an dernier, l’entreprise débarque en Nouvelle-Calédonie en novembre 2017. Elle rachète alors La Restauration française au groupe Sodexo et depuis, règne en monopole dans les cantines du Grand Nouméa –qui regroupe quatre communes, Païta, Mont-Dore, Nouméa et Dumbéa. Elle fournit près de 18.000 repas scolaires par jour, trois millions par an. «Pas étonnant que l’affaire ait pris de telles proportions», commente Mathieu, père d’une petite fille de 7 ans.

«Je ne vais pas défendre Newrest, mais ils vont vraiment perdre de l’argent dans cette histoire»

«Si Newrest ferme définitivement, très bien, mais après, qu’est-ce qu’on fera?», s’interroge à raison l’élu de Païta, Willy Gatuhau. S’il précise que des juristes étudient la question d’une potentielle rupture de contrat –la mairie est engagée avec Newrest jusqu’à fin décembre–, il balaie d’un revers de main l’idée de faire appel à de petits producteurs, «qui n’ont pas les capacités techniques» de prendre le relai. À la mairie de Dumbéa, le problème a été rapidement résolu. Le 29 septembre, la ville lance un appel d’offres pour remplacer Newrest et choisit de fragmenter son marché en trois, afin de laisser leur chance à de plus petits fournisseurs.

«Je ne vais pas défendre Newrest, mais ils vont vraiment perdre de l’argent dans cette histoire», fait remarquer un père de famille. Visiblement dépassée par les événements, l’entreprise peine à se défendre. Parmi les soixante employés de sa principale cuisine à Nouméa, cinquante-et-un ont été mis au chômage technique et la société a porté plainte contre X, s’affirmant victime d’un «acte de malveillance». Juste avant de fermer ses locaux pour une désinfection complète, Newrest a publié la liste des épisodes de «suspicion» (le mot «suspicion» apparaît systématiquement en caractères gras dans ses communiqués) de toxi-infection en y accolant les résultats d’analyses. Pour les quatre premiers épisodes, les résultats seraient «satisfaisants». Les cinq autres sont marqués «en cours».

Les ratés des services publics

La piste bactérienne s’étant révélée peu concluante pour le moment, l’hypothèse toxicologique (métaux lourds, vomitifs…) est désormais explorée. Le problème reste que l’intégrité même du service gouvernemental qui délivre ces résultats, le Service d'inspection vétérinaire, alimentaire et phytosanitaire (Sivap), est largement questionnée par des associations ainsi que des parents d’élèves.

«C’est évidemment le Sivap qui est au cœur de tout ça, affirme Mathurin Derel, vice-président de l’association Une cantine responsable pour nos enfants, puisque ce sont eux qui délivrent les agréments d’hygiène.» En métropole, les autorités délivrent un agrément d’hygiène provisoire, qui expire au bout de trois mois et ne peut être renouvelé qu’après une inspection. Newrest, pour sa part, est agréé «provisoirement» depuis déjà onze mois d’après l’association Ensemble pour la planète (EPLP).

«On sait ce que valent ce genre de contrôles. Quand ça va pas, on les cache sous le tapis»

La présidente d’EPLP, Martine Cornaille, a déclaré fin août vouloir se lancer en politique et figure parmi les critiques les plus virulents des services gouvernementaux: «Nous, ceux qu’on condamne, ce sont les services publics. Par leur laxisme, ce sont eux qui ont mené à cette situation: on ne peut exercer une telle activité, sans avoir le feu vert de l’administration!». Elle évoque des procédures approximatives, incomplètes et surtout une absence de contrôle de la part du Sivap: «Les services publics se contentent des auto-contrôles de Newrest, s'indigne Martine Cornaille, on sait ce que valent ce genre de contrôles. Quand ça va pas, on les cache sous le tapis».

Quant à Mathurin Derel, il pointe une autre anomalie: les communes de plus de 10.000 habitants et habitantes ont le devoir légal de créer une Commission consultative des services publics locaux (CCSPL) chargée de vérifier la bonne application d’un service public et de contrôler le prestataire si ledit service est externalisé. «À Nouméa, il y a ce genre de commission pour tout SAUF pour la restauration scolaire», déclare-t-il. Contactés, ni le Sivap ni la mairie de Nouméa n’ont souhaité répondre.

«L’indépendance n’est pas au rendez-vous»

Toutefois, le plus intrigant dans le feuilleton des cantines reste les résultats d’analyses. «Ça fait trois mois qu’on attend les résultats des carottes râpées», se désole le responsable cantine de la mairie de Païta. Si Newrest se contente de les confirmer «satisfaisantes», ces analyses demeurent pour le moment confidentielles: «Nous les avons réclamées, explique Mathurin Derel, mais le Sivap refuse de nous les communiquer, sous prétexte qu’elles appartiennent à Newrest et uniquement à Newrest». Même s’il s’agit d’un enjeu de sécurité alimentaire? «Oui, c’est incroyable», soupire le père de deux fillettes.

Des militants et militantes vont plus loin et soupçonnent les communes d’avoir les résultats en leur possession, mais de ne pas les divulguer, car elles seraient elles-mêmes incriminées. Martine Cornaille a diffusé le 4 octobre les analyses des plateaux-repas en plastique fournis par la municipalité de Nouméa. Sur quatre écoles testées, les plateaux de deux d’entre elles contiennent des traces de coliformes. En termes moins scientifiques, il s’agit de contamination fécale.

«Si la Ville de Nouméa “communique” sur le dossier cantines, elle ne dit pas tout et notamment ne dit rien de ce qui relève de sa responsabilité, dénonce Martine Cornaille. Nous, représentants de la société civile, pensons qu’on ne peut pas faire confiance à nos administrations [...] Tout nous laisse à penser que l’indépendance n’est pas au rendez-vous et que nous n’avons pas les moyens d’y veiller.»

Grève de la cantine

Au-delà du souci des responsabilités, la question de la confiance pèse. «La transparence, ça va avec la confiance. Les parents n’ont plus confiance, et je ne parle même pas des enfants, parce que même les bons mangeurs…», commence Mathurin Derel dont la cadette «ne mange plus que du pain». Jade, tout juste 6 ans, s’arrête un instant de courir pour témoigner: «J’aime plus trop manger à la cantine, j’ai peur de tomber malade». Son camarade Paul sourit: «On n'a qu’à dire qu’on est allergique».

L’association Une cantine responsable pour nos enfants a porté plainte contre X pour «blessures involontaires». D’autres parents ont écrit une lettre au procureur, qui a ouvert une enquête. En attendant, certains ont choisi de retirer leurs enfants des cantines. La municipalité de Païta décrit le nombre de désinscrits comme étant «difficilement quantifiable», mais l’estime à environ 2%. «On n’arrive pas à obtenir de chiffres précis, s’agace Mathurin Derel. On nous répète que ce n’est pas beaucoup, mais nous, parents d’élèves, pensons le contraire. Il suffit de se balader dans les parcs le midi à Nouméa. Il y a plein de gosses en t-shirt bleu [l’uniforme de rigueur dans les écoles primaires, ndlr], ça veut bien dire qu’ils ne mangent plus à la cantine.»

Pique-nique géant, garde alternée de groupes d’enfants, collation amenée à l’école avant midi… les parents s’organisent laborieusement. Pour une fois, ils semblent attendre les vacances scolaires avec plus d’empressement que leurs enfants, espérant que le cauchemar sera terminé à la rentrée prochaine, le 28 octobre.

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