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Au Liban, la censure gagne du terrain

Interpellations, actes d’intimidation, censures, restrictions... Les libertés reculent au Liban, pourtant réputé pour être un des rares sanctuaires des droits fondamentaux dans le monde arabe.

Manifestation à Beyrouth, en juillet 2018, contre la vague d'interrogatoires menés par les forces de sécurité libanaises auprès de personnes faisant des commentaires politiques sur les réseaux sociaux | Anwar Amro / AFP
Manifestation à Beyrouth, en juillet 2018, contre la vague d'interrogatoires menés par les forces de sécurité libanaises auprès de personnes faisant des commentaires politiques sur les réseaux sociaux | Anwar Amro / AFP

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L’horizon des libertés au Liban ne cesse de s’assombrir depuis quelque temps, sur fond d’interpellations et d’intimidations récurrentes d’activistes et de journalistes, suscitant l’inquiétude parmi la population et des ONG locales et internationales d’un virage hasardeux dans la seule oasis de liberté du monde arabe.

Au moins une dizaine de personnes ont été interpellées ces derniers mois pour avoir exprimé leur opinion sur les réseaux sociaux concernant la situation politique ou socioéconomique d’un pays frappé de plein fouet par des crises et des paralysies institutionnelles à répétition et classé parmi les quarante-deux pays les plus corrompus de la planète, selon Transparency International.

D’autres ont critiqué –parfois de front– la personne du chef de l’État ou de son gendre, le ministre des Affaires étrangères ou encore tourné en dérision des dignitaires ou des questions d’ordre religieux. Au Liban, ces deux grands thèmes ont toujours été considérés comme des lignes rouges à ne pas franchir. Sur le plan légal, des articles du code pénal sanctionnent même l'atteinte à la personne du président de la République, «le dénigrement des rites religieux» ou encore «l'incitation à la haine confessionnelle». La peine assortie à ce type de délit peut aller jusqu’à trois ans de prison.

Outils d’intimidation et de répression

Mais au-delà de ces articles légaux, qui mériteraient sans doute d’être révisés au vu de la restriction qu’ils imposent au champ d’expression et de pensée libres, c’est surtout le recours «de manière arbitraire» à ces dispositions légales qui pose problème, selon des responsables d’Amnesty International.

Ces textes de loi sont, en effet, souvent utilisés comme outil d’intimidation ou de répression à l’encontre des citoyens, citoyennes et des activistes dont les opinions sont critiques du pouvoir en place ou dissonantes par rapport à l’ordre religieux ou confessionnel dans le pays, estime Human Rights Watch. En juillet, deux jeunes hommes ont ainsi été interpellés pour avoir tourné en dérision un «miracle» attribué à Saint Charbel, l’un des principaux saints de l’Église maronite. Le bureau de la lutte contre la cybercriminalité –un organe étatique rattaché au ministère de l'Intérieur accusé d’avoir dévié de sa mission originelle– a également interpellé le président du Centre libanais des droits de l'Homme (CLDH) et d’Euro-Med droits, Wadih al-Asmar, à l’ombre de cette même affaire. Les motifs sous-jacents de cette dernière interpellation semblent toutefois être davantage à caractère politique.

Selon des témoignages des personnes interpellées, les interrogatoires auxquels elles sont soumises sont souvent suivis de la signature d’un document dans lequel elles s’engagent à mettre fin à toute activité militante

Fondateur du collectif «Vous puez», qui fut l’un des principaux catalyseurs du vaste mouvement de protestation populaire à l’été 2015, dans le sillage d’une crise inédite de gestion et de ramassage des déchets ayant enseveli le pays sous les ordures, Wahid al-Asmar était également l’une des chevilles ouvrières de la première campagne électorale menée par la société civile contre la caste au pouvoir lors des législatives de mai dernier.

Un mois plus tôt, un jeune homme de 25 ans, Elie Khoury, avait rédigé une lettre ouverte à l'adresse du chef de l’État, lui ayant aussi valu une interpellation par le même bureau de lutte contre la cybercriminalité. Il avait dénoncé le chômage rampant des jeunes ainsi que les problèmes chroniques et l’absence de réformes élémentaires, dans un pays où les coupures d’électricité et d’eau sont monnaie courante, parmi d’autres failles liées à l’infrastructure de base. Il avait également accusé le président de la République, dont le neveu et les deux gendres occupent des postes parlementaires ou ministériels, d’avoir «transformé l’État en un foyer familial».

Selon des témoignages des personnes interpellées, les interrogatoires auxquels elles sont soumises sont souvent suivis de la signature d’un document dans lequel elles s’engagent à mettre fin à toute activité militante ou à l’expression d’une opinion similaire à l’avenir.

Entraves aux libertés culturelles et sexuelles 

Outre le politique et le religieux, l’heure est également à l’intimidation et à la répression dans l’arène culturelle: censures de films, convocations d’artistes, etc. Le climat est loin d’être propice à davantage de liberté et de créativité dans un domaine pourtant des rares en expansion dans un pays où la décadence est décriée par plus d’un observateur.

L’affaire Ziad Doueiri, réalisateur franco-libanais ayant été arrêté il y a un an pour avoir filmé en Israël quelques séquences de son dernier film, L’Attentat, avait défrayé la chronique.

Le réalisateur Ziad Doueiri à la 90e cérémonie des Oscar, en mars 2018 | Valérie Macon / AFP

L’annulation de concerts, dont celui à l’été 2017 du groupe français Trio Wonderer, sous le motif d’avoir joué en Israël, techniquement toujours en état de guerre avec le Liban, ne manque pas non plus au chapitre.

Quant aux libertés sexuelles, la pression est désormais de retour sur la communauté LGBT+, après une brève éclaircie ayant permis l’organisation l’an dernier d’une première gay pride dans le pays. Le coordinateur de l’initiative a été convoqué en mai dernier par le département de la censure, rattaché à la Sûreté générale, à la veille de la deuxième édition de cet événement inédit dans le monde arabe. Soumis à un interrogatoire après une nuit passée en détention, il a été contraint de «signer un engagement garantissant l'annulation des activités pour [qu'il] puisse être remis en liberté», selon les organisateurs.

Le fonctionnement démocratique est en panne

En sus de l’atteinte aux libertés, le fonctionnement démocratique au Liban connaît également de nombreuses irrégularités depuis quelques années. Le pays était privé de législatives entre 2013 et 2018 et d’un chef d’État entre 2014 et 2016, avant qu’un nouveau président ne soit élu, sans aucun concurrent. À l’instar de l’ensemble des scrutins présidentiels depuis 1976, l’élection s’est, en effet, produite avec un seul candidat en lice, sans aucune concurrence en face, ni programme ou débat.

En parallèle, le suffrage universel n’existe toujours pas dans cette «démocratie consensuelle» du Proche-Orient, tandis que le président actuel est le troisième chef de l’État consécutif issu de l’institution militaire, faisant craindre une militarisation de la magistrature suprême dans le pays.

Preuve d’un recul, le Liban, qui était en 5e position en 2012 et en 2013, a chuté à la 7e place en 2015 parmi dix pays arabes, selon un rapport de l’ONG Arab reform initiative (ARI) sur la démocratie au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Selon l’indice de démocratie élaboré par l’Economist Intelligence Unit (EIU), le pays a même reculé davantage ces deux dernières années.

Il a ainsi obtenu en 2017 un score de 4,72, sur une échelle allant de 0 à dix, un point plus bas depuis au moins 2006.

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