Parents & enfants / Société

Faut-il laisser aux donneurs de sperme la possibilité d’être anonymes?

Même s’il existe des arguments de poids en faveur du double guichet, force est de constater qu’il est très critiqué.

Les donneurs souhaitant rester anonymes sont plus nombreux que les autres. | Andrew Worley via <a href="https://unsplash.com/photos/9aaxzsQAoaQ">Unsplash</a> <a href="https://unsplash.com/license">License by</a>
Les donneurs souhaitant rester anonymes sont plus nombreux que les autres. | Andrew Worley via Unsplash License by

Temps de lecture: 8 minutes

C’est une ligne dans le rapport qui a surpris plus d’une personne spécialiste du sujet. Dans son avis n°129 sur la loi de bioéthique, et notamment sur toutes les questions autour de la procréation médicalement assistée (PMA), le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a glissé cette suggestion: que l’anonymat des futurs donneurs de sperme soit levé, «pour les enfants issus de ces dons», en «respectant le choix du donneur». Respecter le choix du donneur, est-ce à dire: lui permettre d’être anonyme ou non? Lors de la conférence de presse qui a accompagné le rendu de l’avis, le spécialiste des questions de procréation pour le CCNE, le psychiatre François Ansermet, n’a pas nié que la proposition était effectivement d’établir cette double option. À une question du Figaro sur les problèmes juridiques potentiellement induits par une telle possibilité de choix, il a répondu, embarrassé: «C’est vrai que cela crée un problème, cette question doit être reprise».

À noter qu’une proposition de loi, suggérant de créer «deux régimes de dons de gamètes», a été déposée en 2006 par Valérie Pécresse, alors députée. Mais l’idée, sévèrement critiquée par l’Académie nationale de médecine, avait été abandonnée. Curieusement, le CCNE lui-même avait émis de sérieux doutes la même année, parlant de «discrimination» et des «échecs des expériences internationales».

Le débat sur l’anonymat du don de sperme est complexe et technique. D’un côté, un nombre croissant d’enfants nés par don anonyme dans les années 1980 demandent aujourd’hui à connaître leur donneur, comme l’illustre le cas d’Arthur Kermalvezen, qui a récemment réussi à retrouver la trace de son géniteur. De l’autre, les centres de dons de sperme peinent à recruter et il est aujourd’hui plus difficile de trouver des donneurs non anonymes que des donneurs anonymes, même si cette proportion est en évolution. Chaque année, en France, seulement 600 participants se présentent dans ces centres, et la moitié sont retenus pour le don, sachant qu’un donneur de sperme ne peut donner naissance que dix fois maximum, pour environ 3.500 couples en attente. Les délais d’attente sont d’environ un an.

Dans cette mesure, faut-il trouver un système mixte, avec du don anonyme et du don non anonyme? Un système qui permettrait d’avancer doucement, arguent ses défenseurs, en emmenant déjà dans le bateau les donneurs d’accord pour apparaître au grand jour, en attendant que les autres se décident à passer le pont. Alors, pour ou contre un système à double choix? Nous avons listé les arguments de ce débat.

Pour: les systèmes de choix sont les meilleurs pour éviter la pénurie de sperme

Pour répondre à la pénurie de sperme, le système du choix est sans doute le meilleur, reconnaissent même ses détracteurs et détractrices. C’est une façon de maximiser les dons. Pour preuve, le Danemark, qui rend possible ce choix dans sa législation depuis 2012, est l’un des seul pays de l’Union européenne à exporter son sperme à l’étranger. C’est la raison pour laquelle de nombreux médecins craignent la fin totale de l’anonymat: «Le don n’existera plus en France, on retournera vers des circuits parallèles, il y aura des reports vers les pays limitrophes pour les couples qui peuvent payer, pronostique Nathalie Rives, la présidente de la Fédération française des centres d'études et de conservation des œufs et du sperme (Cecos). Recruter des donneurs et donneuses est un travail de fourmilière, qui mobilise beaucoup d’énergie, même dans le cadre du don anonyme».

Pour: ils permettent de réduire les coûts

Puisque les donneurs souhaitant rester anonymes sont plus nombreux que les autres, ces derniers sont plus coûteux. Et cela, que ce coût incombe à l’État via les systèmes de sécurité sociale, ou aux receveurs directement. «Il est beaucoup plus difficile de recruter des donneurs souhaitant révéler leur identité», indique Peter Reeslev, PDG de la banque de sperme danoise Cryos. Demain, s’ils veulent recruter des donneurs non anonymes sans avoir à les payer, les hôpitaux devront produire des campagnes de recrutement beaucoup plus importantes qu’aujourd’hui, qui coûteront plus cher. À Cryos, la plus grande banque de sperme au monde, le coût pour une unité de sperme démarre à 45 euros pour un don anonyme, et à 150 euros pour un don non anonyme.

Pour: forcer à révéler l’identité du donneur ne garantit pas que les parents informeront leur enfant

Les partisans du double choix expliquent aussi qu’on ne peut en réalité pas véritablement forcer la main à des parents qui ne veulent pas que leur enfant soit au courant. «Du côté des couples de parents infertiles, si on lève l’anonymat, il y aura une levée de boucliers. L’enfant ne pourra pas réclamer grand-chose s’il n’est pas informé», plaide Nathalie Rives. «On pourrait l’inscrire sur son acte de naissance», propose Petra De Sutter, cheffe du département de médecine reproductive à l'Hôpital universitaire de Gand, en Belgique, et autrice d’un rapport en préparation sur ces questions pour le Conseil de l’Europe. Mais si l’enfant devenu adulte ne demande jamais d’accès à cet acte de naissance, qui l’en informera? Faut-il alors l’en informer même s’il n’en fait pas la demande? Cet événement ne risque-t-il pas d’être traumatisant?

Contre: le problème de l’inégalité juridique (et de l’inégalité tout court)

Même s’il existe des arguments de poids en faveur du double guichet, force est de constater qu’il est très critiqué. Du moins dans la bouche de la plupart de nos interlocutrices et interlocuteurs, qu’ils soient en faveur de la levée de l’anonymat ou non. D’abord, parce qu’il crée une inégalité de fait entre enfants issus de dons de sperme anonymes et enfants issus de dons non anonymes. «C’est une aberration. Constitutionnellement, cela ne va pas tenir la route, estime Laurence Brunet, chercheuse associée au centre de recherche Droit, sciences et techniques de l'Université Paris 1 et juriste spécialiste en droit de la famille. Ce serait une régression, une double peine: on permettrait à certains d’avoir accès à leurs origines, et les autres auraient en plus la douleur de savoir que cela aurait pu être autrement pour eux... C’est impensable.» «Dès qu’on crée un double circuit, on accentue les inégalités d’accès aux informations», critique aussi Nathalie Rives.

La responsable du laboratoire de biologie de la reproduction du CHU de Rouen pointe le risque d’avoir «deux situations différentes dans la même famille». La même crainte a été exprimée récemment dans une tribune rédigée par des professionnels de santé et un ancien député.

Contre: comme dans un système anonyme, on décide à la place d’une partie des enfants

La proposition d’un double système ne réglerait pas par ailleurs les défauts d’un système complètement anonyme. Elle récolte donc les mêmes critiques, et notamment la plus flagrante: l’absence de choix des enfants, contraints à l’anonymat. C’est ce que nous répond Ties van der Meer, président de la Fondation Donorkind aux Pays-Bas, qui défend les intérêts et les droits des enfants issus de donneurs. Le pays a expérimenté le système du double guichet entre 1990 et 2004, avant d’abandonner ce système, et de lever totalement l’anonymat. «C’est exactement comme les mariages arrangés, les liens de famille sont forcés par les parents ou les médecins. Et qu’il y ait pénurie ou non de sperme n’est pas la question, connaître sa famille biologique est un droit humain», plaide Ties van der Meer. «L’enfant a le droit à sa vérité génétique. Si on demande aux enfants conçus il y a trente ans, on retrouve dans cette génération des gens malheureux, frustrés, parce qu’ils ont vécu dans le mensonge», argumente aussi Petra De Sutter.

En France, c’est l’un des arguments principaux de l’association PMAnonyme: «Le double guichet n'est proposé que lorsqu'on ne se soucie aucunement de l'intérêt de l'enfant. Le type d'arguments avancés prend en compte uniquement l'intérêt des parents (qu'ils puissent avoir assez de donneurs, qu'ils puissent avoir le choix) et dans une moindre mesure celui des donneurs (l'idée est aussi qu'ils puissent avoir le choix mais dans les pays qui garantissent l'accès aux origines ils ont aussi le choix, celui de ne pas donner). Le double guichet établit une sorte de hiérarchie entre les personnes: le droit des parents et des donneurs est supérieur au droit des personnes nées par don», développe Magali Brès, une de ses membres fondatrices.

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Contre: des maladies génétiques ignorées et un risque de consanguinité

L’anonymat est aussi décrié parce qu’il prive les personnes issues de ces dons d’informations médicales parfois capitales. C’est le cas pour certaines maladies génétiques qui n’auraient pas été détectées ou déclarées au moment du don.

Les associations opposées à l’anonymat ajoutent aussi que pour les enfants issus de ces dons existe toujours dans un coin de la tête l’idée qu’ils et elles peuvent entrer «par hasard» dans une relation de couple avec un demi-frère ou une demi-sœur, sans le savoir, créant donc un risque de consanguinité. Or la consanguinité est elle-même source de malformations congénitales. L’une des meilleures spécialistes européennes de la procréation médicalement assistée, la professeure britannique Susan Golombok, juge dans un entretien au Telegraph que si les études actuelles indiquent que les chances de tomber sur son demi-frère ou sa demi-sœur sont jugées minimes (un cas tous les dix ans), ces mêmes études «ne prennent pas en compte le fait que ces enfants vivent souvent dans la même communauté, ont le même âge et peuvent même fréquenter la même école».

Contre: avec l’évolution des nouvelles technologies, l’anonymat ne pourra bientôt plus être gardé

«La diffusion et l’accès de plus en plus répandu à la possibilité de tests génétiques [...] contribuera probablement à stimuler cette recherche [de l’identité, ndlr]. Il est clair que continuer à défendre l’anonymat à tout prix est un leurre à l’ère présente et future de la génomique et du “Big data”», écrit le CCNE dans son dernier avis, en défendant le principe d’une levée à terme de l’anonymat. L’argument plaide donc aussi contre un système à double guichet. «L’anonymat génétique est une illusion: si aujourd’hui on recrute des donneurs de sperme, il faut leur dire que la loi garantit certes l’anonymat mais que les enfants pourront sans doute les retrouver», estime aussi Petra De Sutter. L’association PMAnonyme informe avoir pour l’instant retrouvé la trace de cinq donneurs de sperme grâce à ces tests génétiques. Dix-huit membres de l’association auraient par ailleurs des données suffisantes pour remonter jusqu'à leur donneur.

Des systèmes intermédiaires

Sans prôner le double guichet, des praticiennes et praticiens plaident cependant pour des choix intermédiaires, qui ne soient ni un anonymat total, ni une levée totale de cet anonymat. Parmi ces solutions intermédiaires, la plus proche du système actuel est celle de Nathalie Rives, qui souhaite un don anonyme avec transmission de données non identifiantes. «Cet état intermédiaire permettrait de cheminer vers un don non anonyme», estime la présidente de la Fédération française des Cecos.

Mais d’autres vont plus loin. Dans son rapport «Filiation, origines, parentalité», remis au gouvernement en 2014, la sociologue Irène Théry propose non seulement que les donneurs de sperme soient incités à transmettre des données non identifiantes, mais que les personnes issues d’un don de gamètes ou d’embryon puissent «se voir délivrer l’identité de [leur] donneur à [leur] majorité». Cette information serait délivrée par le Conseil national d'accès aux origines personnelles (CNAOP), qui s’occupe déjà des demandes d’enfants dont les mères ont accouché sous X. Ce droit de se voir délivrer l’identité du donneur ne serait en aucun cas un droit à rencontrer celui-ci, une telle demande devant passer par le CNAOP, qui effectuerait la médiation. «Il faut distinguer le droit à l’information et le droit à la rencontre, explique Irène Théry. Un donneur a droit à sa vie privée.»

Qu’elles soient pour ou contre le double guichet, la plupart des praticiennes et praticiens, des expertes et experts que nous avons interrogées estiment que cette solution ne peut être que transitoire. Elles et ils espèrent que l’anonymat disparaisse avec le temps. Petra De Sutter se veut résolument optimiste: «Dans certains pays, il y a parfois tellement de résistance qu’il vaut mieux être pragmatique. Mais si les gens sont bien informés, je ne peux pas imaginer que dans dix ans des personnes choisiront encore l’anonymat».

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