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Des revues universitaires ont publié des parodies d'articles féministes sans le savoir

Un article sur la «culture du viol» parmi les chiens de Portland était un canular orchestré par trois chercheurs.

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En mai 2018, la revue Gender, Place and Culture, qui se spécialise dans une approche féministe de la géographie a publié un article intitulé «Réactions humaines face à la culture du viol et la performativité queer dans les parcs pour chiens de Portland, Oregon». 

Dans le papier, qui cite de nombreux ouvrages et prétend se fonder sur cent heures d'observations de chiens, la chercheuse (fictive) Helen Wilson dit avoir analysé les réactions des propriétaires lorsque leur animal de compagnie se mettait à monter un autre chien.

Wilson explique que lorsque la tentative de rapport sexuel était mâle sur mâle, les propriétaires les séparaient dans la grande majorité des cas, alors que lorsqu'une femelle était montée, les propriétaires avaient plus tendance à laisser faire. Elle voit dans ces réactions l'expression d'une certaine homophobie, ainsi que d'un sexisme qui fait que les propriétaires ont tendance à ne pas aider les victimes femelles d'agressions sexuelles.

«Du fait de ma position d'humain, et pas de chien, je reconnais que je suis limitée dans ma capacité à déterminer quels cas de rapports entre chiens sont des viols, précise Wilson dans le papier. De mon point de vue anthropocentré, il est difficile, voire impossible de déterminer si des avances sexuelles canines sont désirées ou imposées [...] ce qui introduit une ambiguïté inévitable dans mes interprétations de cette variable».

Elle écrit néanmoins que les leçons de cette étude peuvent aider «à conceptualiser et à interrompre les hégémonies masculines». Un des relecteurs a répondu que quelques «corrections mineures» étaient nécessaires mais qu'il s'agissait d'une «contribution importante à la géographie animale féministe». 

Il s'avère que l'article était une parodie créée pour montrer que certaines revues sont prêtes à publier n'importe quoi tant que la rhétorique correspond à une certaine idéologie, celle qui voit des rapports de domination de genre partout. 

Une journaliste du Wall Street Journal qui s'était intéressée à cette histoire après sa publication a fini par découvrir qu'Helen Wilson n'existait pas: elle était en fait trois universitaires qui avaient passé un an à écrire vingt parodies d'articles pour dénoncer le manque de rigueur de certaines revues, particulièrement dans les domaines d'études de genre, d'études sur la «race», d'études sur la sexualité, de fat studies et de queer studies. lls ont envoyé leurs propositions à des revues sérieuses, qui ont un processus éditorial de «peer review», soit une évaluation par des experts du même domaine. Sept articles ont été acceptés, dont quatre publiés. Cinq autres étaient en cours d'évaluation et les autres ont été rejetés. Les revues de sociologie ont toutes refusé leurs propositions.

Parmi les autres revues qui sont tombées dans le piège, il y a Sexuality and Culturequi a publié un papier –basé sur treize fausses interviews– selon lequel encourager les hommes hétérosexuels à se masturber analement pourrait les rendre moins homophobes et transphobes. Le titre est: «Passer par la porte de derrière: Défier l'homohystérie, la transhystérie et la transphobie des hommes hétéros à travers l'utilisation de sex toys pour la pénétration réceptive».

Même chose pour la revue de philosophie féministe Hypatia, qui a publié un article parodique dont la thèse était que toute critique des études de genre est «ignorante et fondée sur un désir de préserver ses privilèges»

Helen Pluckrose, qui est journaliste et chercheuse en littérature anglaise, James Lindsay, un doctorant en mathématiques et Peter Boghossian, un professeur de philosophie se sont beaucoup amusés à écrire ces parodies mais leur mission est sérieuse. Il veulent montrer que «certains aspects de la production du savoir aux États-Unis ont été corrompus» par un biais idéologique qui fait que les recherches qui révèlent des rapports d'oppression liés à la race ou au genre sont trop souvent validées sans critique rigoureuse. 

Ils ont rapidement été accusés de faire le jeu de la droite américaine qui pense qu'à peu près toutes les productions universitaires en sciences humaines sont de la propagande gauchiste. Mais Pluckrose, Lindsay et Boghossian se considèrent tous comme de gauche et  pensent qu'étudier les questions de genre, de sexualité et de racisme est «d'une grande importance pour la société et nécessite donc une attention considérable ainsi qu'un haut niveau de rigueur académique».

Dans leur article d'explication publié dans le magazine Aero, ils recommandent aux universités de commencer un examen de tous ces domaines de recherche «afin de séparer les disciplines et les chercheurs qui produisent du savoir de ceux qui génèrent des sophismes constructivistes».

Des chercheurs leur ont reproché d'avoir ciblé des revues mineures, mais il s'avère que des professeurs qui enseignent dans des universités renommées (comme UCLA, Penn State, Trinity College Dublin ou the University of Manchester) écrivent dans ces publications. Ils ont été également accusés de ne rien prouver dans la mesure où d'autres disciplines, comme la psychologie ou l'économie, ont connu des crises de crédibilité. Mais le fait que d'autres disciplines aient des problèmes n'invalide pas ces critiques.

Il faut aussi rappeler que certaines de ces revues publient parfois des études sérieuses que l'on pourrait aisément prendre pour des parodies faites par Pluckrose, Lindsay et Boghossian. En 2017, la revue qui avait publié l'étude sur les chiens de Portland a par exemple publié un article sur les écureuils intitulé: «Quand les écureuils de Los Angeles ne mangent pas de noix: une étude féministe posthumaniste et politique de la consommation en Californie du Sud».  

La chercheuse y étudie la façon dont la presse utilise un langage aux connotations racistes et sexistes pour évoquer une population d'écureils nouvellement arrivée à Los Angeles. Selon la chercheuse, qui enseigne dans une université de Californie, ces écureils sont dénigrés dans la presse car ils cherchent leur nourriture dans les poubelles, et elle met cela en parallèle avec la façon dont certaines catégories de la population –minorités ethniques et femmes– sont aussi caricaturées dans les médias. Elle évoque aussi le «fat shaming» de ces écureils.

En 2016, un article intitulé «Glaciers, genre et science: le cadre d'une glaciologie féministe pour la recherche sur le changement climatiqueî a été publié dans la revue Progress in Human GeographyIl s'agissait d'expliquer que l'étude des glaciers «vient d'informations produites par des hommes, sur des hommes, avec des caractéristiques masculines» et que la compréhension scientifique des glaciers a ignoré les perspectives féministes. À l'époque, beaucoup avaient cru à une parodie, mais il s'agissait bien d'un article au premier degré écrit par un professeur de l'Université de l'Oregon qui avait reçu une bourse de recherches d'une fondation publique.

 

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