Monde / Économie

Notre maison brûle et nous la regardons sans rien faire

Le nouveau rapport du Giec qui sera publié le 8 octobre ne provoquera qu'une agitation temporaire. Finira-t-on par en parler plus de vingt-quatre heures après publication?

On est au-delà du célèbre <em>«Notre maison brûle et nous regardons ailleurs»</em> de Jacques Chirac. | Denys Argyriou via <a href="https://unsplash.com/photos/VU03qDREAgU">Unsplash</a> <a href="https://unsplash.com/license">License by</a>
On est au-delà du célèbre «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs» de Jacques Chirac. | Denys Argyriou via Unsplash License by

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Depuis le 1er octobre, les représentants des 195 pays membres du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) sont réunis à Incheon, en Corée du Sud, et travaillent sur le rapport spécial 1,5°C qui lui a été commandé et dont le contenu doit être diffusé le lundi 8 octobre avec un résumé destiné aux décideurs et décideuses politiques. Ce rapport très attendu porte sur les conséquences d'une hausse des températures moyennes mondiales supérieures à 1,5°C et sur les émissions de gaz à effet de serre qui y sont associées. Mais pas besoin d'attendre le 8 pour affirmer quelles seront les grandes lignes de ce rapport.

D'abord, il devrait montrer que les efforts entrepris jusqu'à maintenant partout dans le monde sont insuffisants pour que cet objectif d'une hausse des températures limitée à 1,5°C puisse être atteint. Cela, on le sait depuis le jour où le texte de l'accord de Paris sur le climat a été adopté, le 12 décembre 2015. Mais il avait été admis à l'époque qu'il était primordial d'obtenir un accord à tout prix, quitte à le faire vivre ensuite et à amener progressivement les États signataires à un niveau d'engagement compatible avec l'objectif affiché: contenir l'élévation de la température moyenne de la planète nettement en-dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels et poursuivre l'action menée pour limiter l'élévation de la température à 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels. Le problème est que les données disponibles laissent penser que l'évolution des émissions de gaz à effet de serre depuis 2015 ne va pas précisément dans le sens souhaité.

Nous regardons la maison brûler sans rien faire

Ce rapport spécial 1,5°C devrait aussi montrer les conséquences d'une hause des températures au-delà de ce seuil. Là encore, on commence à s'en faire une idée de plus en plus précise. Ce que l'on attend, ce ne sont donc pas des révélations, mais plutôt des confirmations et des indications plus détaillées par zone géographique et par thème (élévation des eaux, impact sur l'agriculure, etc.). Sachant ce qui risque d'arriver si rien n'est fait, on devrait normalement partout dans le monde être incité par cette lecture à prendre les décisions qui s'imposent.

Pourtant, rien n'est moins sûr. Jacques Chirac, on s'en souvient, avait prononcé à Johannesburg le 2 septembre 2002 cette phrase restée fameuse: «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs».

 

À l'époque, ce propos était parfaitement justifié. Aujourd'hui, il ne correspond plus à la réalité. Pour être exact, il faudrait dire maintenant: notre maison brûle et nous la regardons brûler sans rien faire. Car, en seize ans, la situation a beaucoup évolué: le niveau d'information des populations sur ce sujet a progressé, la prise de conscience est quasi générale et les phénomènes climatiques liés à la hausse des températures sont de plus en plus fréquents. C'est une évidence, on ne peut donc plus dire qu'on regarde ailleurs. Mais, presque trois ans après la conférence de Paris, l'action reste très en deçà de ce qu'il serait nécessaire de faire.

 

L'incroyable cynisme de l'administration Trump

L'exemple le plus étonnant nous vient des États-Unis. Dès le 1er juin 2017, Donald Trump a annoncé que son pays se retirerait de l'accord de Paris, décision effective au mois d'août suivant. Dans les mois qui ont suivi, il n'a eu de cesse de revenir sur tout ce qui avait été fait en ce domaine par Barack Obama, au prétexte que cela entravait l'action des entreprises américaines. Ainsi, le 2 août dernier, Donald Trump a suspendu les normes contraignantes établies par l'administration fédérale pour la consommation des voitures particulières et des utilitaires légers.

Les deux organismes concernés, l'agende fédérale de protection de l'environnemment (EPA) et celle en charge de la sécurité routière, la NHTSA, ont publié de nouvelles normes qui n'imposent plus aux constructeurs de réduire les émissions de leurs véhicules d'ici à 2025. Et il n'est même pas possible de mettre cette décision regrettable sur le compte de l'ignorance ou d'une information insuffisante sur les causes et les conséquences du changement climatique. On en a désormais la preuve irréfutable.

Le 28 septembre, le Washington Post publie un article qui fait grand bruit: l'administration Trump prédit une hausse de quatre degrés de la température mondiale en 2100. Cet article fait référence à un rapport de la NHTSA réalisé en juillet dernier pour préparer l'annonce des nouvelles normes. Que dit ce rapport de 500 pages? Que la température moyenne de la planète augmentera jusqu'en 2100 de près de 3,5°C au-dessus de la moyenne enregistrée entre 1986 et 2005. Comme elle a déjà augmenté de plus de 0,5°C entre 1880, au début de l'ère industrielle, et 1986, la hausse se situera au total à environ 4°C. Et quelle est la conclusion? Que face à l'étendue des dégâts, ce ne sont pas les changements de normes sur les émissions des voitures américaines qui changeraient grand-chose; et qu'il n'y a donc pas à s'embarrasser de la réforme voule par Obama.

Un rapport remarquable

Depuis le 28 septembre, tous ceux et celles qui s'intéressent au problème du changement climatique ont lu ou parcouru ce rapport. Et personne n'en revient! Car, il faut le dire, ce rapport est remarquable. Il n'est pas besoin d'attendre la prochaine publication du Giec: on trouve tout dans celui-là. Que les activités humaines puissent être à l'origine d'un réchauffement de la planète n'est pas nié; c'est au contraire analysé très clairement, sur la base des chiffres attendus de hausse de la présence des gaz à effet de serre dans l'atmosphère.

Les conséquences de ce réchauffement sur le niveau des océans, les ressources en eau, les cultures, la santé ne sont pas niées non plus; elles sont même passées en revue. Et la conclusion –on ne fait rien– laisse pantois. Une phrase a particulièrement choqué, car elle est tout simplement la reprise des arguments du lobby automobile et pétrolier: réduire les émissions de carbone pour éviter un tel réchauffement «nécessiterait une augmentation substantielle de l'innovation technologique et de son application par rapport aux niveaux actuels et obligerait l'économie et le parc automobile à s'éloigner de l'utilisation des combustibles fossiles, ce qui n'est actuellement réalisable ni sur le plan technologique ni sur le plan économique».

Ce qui est le plus grave, c'est que les dirigeants actuels des États-Unis n'ont peut-être qu'un tort: exprimer sans fard leurs motivations et dire crûment la vérité. Car tous les gouvernements du monde font face au même dilemme. La lutte contre le réchauffement climatique implique un changement profond du modèle économique dominant. Or ces changements peuvent avoir un impact négatif sur la croissance et l'emploi dans des économies ouvertes en concurrence frontale. Les pressions sont fortes: les industriels ne veulent pas de normes plus contraignantes si leurs concurrents étrangers n'ont pas les mêmes contraintes; les salariés eux-mêmes, quel que soit leur niveau personnel de conscience des problèmes d'environnement, ne voient aucune raison de sacrifier leur emploi sur l'autel de l'écologie.

Le prétexte de l'inaction des autres

L'accord de Paris peut permettre d'avancer car, en principe, il oblige chacun des signataires à faire sa part du travail. Si tout le monde est impliqué dans le processus, il n'est pas possible de prendre prétexte de l'inaction des autres pour justifier sa propre inaction. De ce point de vue, le retrait des États-Unis est un handicap grave: même si de grands États de la fédération ou des entreprises décident de travailler à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, l'absence d'impulsion au niveau fédéral est préjudiciable; c'est un exemple néfaste donné aux autres pays. Et ces pays, même s'ils évitent de prendre publiquement des positions aussi cyniques que celles de l'administration Trump, sont loin d'être aussi vertueux que leurs professions de foi ou leurs statistiques pourraient le laisser penser.

Des doutes sérieux entourent la Chine, par exemple. Selon le centre d'information sur le charbon CoalSwarm, créé en 2007 aux États-Unis, les créations de centrales électriques au charbon y seraient actuellement beaucoup plus nombreuses que les prévisions officielles ne l'indiquaient, ce qui placerait la Chine en contradiction complète avec les engagements qu'elle a pris dans le cadre de l'accord de Paris. Il semble que la faute soit à chercher du côté des provinces, qui n'auraient pas suivi les recommandations du gouvernement central, mais, quelles que soient les raisons qui conduiraient la Chine à ne pas atteindre ses objectifs, le résultat serait là. Signalons au passage que, selon une étude publiée en Allemagne le 4 octobre, il y aurait 1.380 centrales thermiques au charbon en construction ou en développement dans le monde, principalement en Asie.

Même la France est en faute

En ce domaine, peu d'États sont en mesure de rappeler les autres à l'ordre. Il est d'ailleurs regrettable que la France, qui a accueilli la conférence sur le climat de 2015 et s'est beaucoup engagée pour arriver à un accord, ne respecte pas elle-même ses engagements. Certes, ses émissions de gaz à effet de serre sont en net recul par rapport à ce qu'elles étaient au début des années 1990, mais elles ne baissent plus et les objectifs des trois dernières années n'ont pas été atteints. C'est fâcheux.

Évidemment, il est toujours possible d'invoquer de bonnes raisons pour expliquer un dérapage ponctuel, même pendant plusieurs années de suite. Mais fondamentalement, on se heurte à un problème majeur: la difficulté d'accorder politique économique et politique écologique. On peut en trouver une illustration dans le document que l'Insee a publié le 4 octobre, L'économie française – Comptes et dossiers. Comme d'habitude, ce document est d'une qualité singulière. Par exemple, on y trouve un dossier sur la mesure de la croissance –ce qui paraît important dans des pays comme le nôtre où ce que les électeurs demandent d'abord à leurs gouvernantes et gouvernants, c'est de la croissance et des emplois– ou un long encadré sur l'impact positif sur la consommation et la population active en Allemagne de l'arrivée de réfugiés.

Mais il est inutile d'y chercher des informations sur la façon dont on peut concilier activité économique et lutte contre le réchauffement climatique. Ce n'est pas le sujet. En cherchant bien, après la vue d'ensemble et les dossiers, on trouve vingt-et-une fiches thématiques. La dernière de ces fiches porte sur les indicateurs de développement durable. Ces indicateurs sont eux-mêmes au nombre de dix et les deux derniers concernent le climat (avec l'empreinte carbone) et la biodiversité (avec l'artificialisation des sols). Circulez, il n'y a rien d'autre à voir.

Les schémas classiques ont la vie dure

Les statisticiennes et statisticiens de l'Insee ne sont pas à condamner: ils font ce qu'on leur demande et ils le font bien. En revanche, on peut déplorer que leur ministre de tutelle, en l'occurrence celui de l'Économie, ne soit pas plus curieux de savoir comment la lutte contre le réchauffement climatique pourrait s'intégrer dans la politique économique. On aurait pu penser qu'en mettant le ministre de la Transition écologique et solidaire au troisième rang dans le gouvernement, juste derrière le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur, Emmanuel Macron avait compris que l'écologie devait inspirer l'ensemble de la politique gouvernementale. Apparemment, il n'en est rien. La politique économique reste conçue selon les schémas classiques et l'écologie a sa petite place à côté. Tant que l'on fonctionnera ainsi, il ne se passera rien d'important. Et la France n'est pas seule en cause.

Mais peut-être un jour finira-t-on par parler des rapports du Giec plus de vingt-quatre heures après leur publication. Et peut-être un jour les responsables politiques (et la majorité des électeurs et électrices) comprendront le message de l'astrophysicien Aurélien Barrau à propos du réchauffement climatique: «Les autres combats n'ont aucun sens si celui-là est perdu».

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