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Horreur sur les réseaux, on y croit trop

Aujourd’hui, les histoires qui font peur se racontent là où la proximité du feu de camp s’est recréée: sur les réseaux sociaux.

Je suis rationnelle. Il doit bien y avoir une explication. Mais ce lampadaire grille à chaque fois que je passe devant. | Artem Kovalev via <a href="https://unsplash.com/photos/jGN7JUKZcU0">Unsplash</a> <a href="https://unsplash.com/license">License by</a>
Je suis rationnelle. Il doit bien y avoir une explication. Mais ce lampadaire grille à chaque fois que je passe devant. | Artem Kovalev via Unsplash License by

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Il fut un temps où les histoires de fantômes se racontaient entre amis et amies, autour d’un feu. Dans la confidence de l’obscurité, les récits se faisaient de plus en plus terrifiants, de plus en plus réels, juste à temps pour nous envoyer nous coucher avec toutes ces images en tête, leur laissant la place pour se développer et prendre vie, jusqu’au prochain rassemblement.

Au fur et à mesure, les histoires se sont transmises et transformées, et plus elles étaient proches de nous, plus elles nous faisaient trembler. Des contes de fées aux légendes urbaines, elles étaient sur le pas de notre porte, chez le voisin ou la voisine, le cousin de la cousine de la belle-sœur d’un collègue, et nous n’étions pas à l’abri d’en devenir les personnages principaux un jour. Aujourd’hui, les histoires se racontent là où la proximité du feu de camp s’est recréée: sur les réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux sont des plateformes de partage et d’information, mais ce sont aussi nos nouvelles scènes. C’est là qu’on se donne en spectacle, qu’on choisit –ou non– de dévoiler certains aspects de notre personnalité, certaines scènes de notre quotidien, pour aider les autres à comprendre ce que c’est que d’être nous. Mais pour les plus inventifs ou inventives et les plus imaginatifs ou imaginatives d’entre nous, c’est aussi un excellent moyen de raconter des histoires. Et de profiter que nous soyons tous et toutes habitées à y voir la réalité pour y insérer ce qu’il faut de fiction, juste assez pour semer le doute.

Nous nous délectons de sa souffrance

Le récit qui a fait le plus de bruit à l’international à ce jour, c’est celle de l’illustrateur new-yorkais Adam Ellis et de sa rencontre avec le fantôme d’un petit garçon au crâne déformé. Relatée sur Twitter, l’histoire commence le 7 août 2017 par un tweet dans lequel Adam informe ses followers que son appartement est hanté par le fantôme d’un enfant mort (qu’il appelle Dear David) qui essaye de le tuer:

Pas de doute possible, on entre directement dans le vif du sujet, projeté dans une réalité parallèle dans laquelle les fantômes existent bel et bien et ont, comme dans toutes les bonnes histoires, des intentions sinistres concernant le pauvre mortel qui a osé emménager sur leur territoire. Adam raconte alors souffrir de paralysie du sommeil, permettant ainsi au fantôme du petit garçon de lui apparaître sans risquer de réaction disproportionnée immédiate.

Cloué au lit par la paralysie et la terreur, Adam ne peut alors qu’observer le comportement du spectre qui, de prime abord, semble juste être là. C’est la description de l’enfant qui permet à l’histoire de devenir parfaitement unique et originale: selon Adam, il a une grosse tête difforme et le crâne enfoncé du côté droit.

Si la vision n’était pas déjà assez cauchemardesque avant, nous voilà bien convaincues et convaincus: le cauchemar d’Adam n’a rien d’enviable, et nous nous contenterons de nous délecter de sa souffrance en dévorant chaque nouvelle mise à jour goulûment, bien à l’abri dans nos logements non hantés (du moins, que l’on sache).

Du comportement inquiétant de ses chats, aux objets qui semblent bouger tout seuls, en passant par des photos prises pendant son sommeil et montrant Dear David penché sur un Adam endormi, il nous aura tout fait –jusqu’à la dernière mise à jour, publiée le 13 mars 2018, dans laquelle il tente de nous rassurer:

«Pour tous ceux et celles qui se demandent si je suis vivant: je vais bien! Les choses se sont un peu calmées ici et j’essaye de me concentrer sur mon boulot. Je vous tiendrai évidemment au courant si quelque chose d’étrange arrive, mais pour l’instant je me concentre sur mes illustrations et mes autres projets.»

Et quels projets! Le 6 juin, la nouvelle tombe: l’histoire d’Adam et de Dear David va être adaptée au cinéma.

Bien que certaines personnes y aient vu là l’aveu ultime de la fabrication de cette histoire, Adam Ellis reste catégorique: tout est vrai. Reste à voir quel traitement le film réservera à son expérience.

En conditions réelles

L’histoire de Dear David n’aura pas été la seule à occuper les twittos durant l’été 2017. Le 21 août, c’est l’Espagnol Manuel Bartual qui fait des vagues avec le récit de ses vacances dans un hôtel en bord de mer. Les plages espagnoles de sable chaud ne sont pas forcément les premiers paysages auxquels on pense lorsqu’on s’imagine des histoires cauchemardesques –et c’est peut-être justement ce qui a fait une partie de son succès. Après tout, les bonnes histoires d’horreur sont aussi celles qui parviennent à rendre des choses parfaitement anodines absolument terrifiantes, et qui ébranlent toutes nos certitudes et souillent les éléments que l’on place naturellement dans la case «sans danger».

Tout commence lorsque Manuel, qui était tranquillement installé sur la terrasse pour bouquiner, est interrompu par l’irruption d’un homme dans sa chambre d’hôtel.

Ce qui commence par une expérience un peu inquiétante mais vite désamorcée dégénère petit à petit en un récit épique et fantastique, laissant croire que Manuel est tombé dans une version en miroir de notre univers et qu’il a pu se promener à la limite entre ce monde et le nôtre.

Et en parlant de récits de vacances, l’été 2018 aura lui aussi eu son feuilleton grâce à la journaliste (et collaboratrice de Slate) Élise Costa. Cette fois, c’est sur Instagram que ça se passe, et plus précisément dans sa story. Après avoir informé ses followers qu’elle avait quelque chose à nous raconter, Élise instaure un rendez-vous: chaque jour, à 21h, nous aurons droit à un chapitre. En vacances avec son compagnon et sa fille dans un petit village perdu dans les montagnes et la brume (une vision étrange pour un mois d’août), elle semble s’enfoncer petit à petit dans un cauchemar pesant, comme si elle avait été projetée dans un monde parallèle, sans date, sans saison et sans repère géographique. Plus inquiétant encore: à part quelques âmes par-ci par-là, y compris dans l’immeuble où elle loue un appartement, le village est vide. Tous les commerces sont fermés, le temps semble s’être figé et les environs ressemblent de plus en plus à une ville fantôme.

Téméraire, Élise se met alors à enquêter et va même jusqu’à explorer quelques lieux abandonnés, pour le plus grand plaisir de ses followers… Aujourd’hui le récit est terminé, mais elle a bien heureusement pensé à l’archiver sur son profil, permettant aux retardataires de tout lire dans l’ordre, chapitre après chapitre. La conclusion soulève plus de questions qu’autre chose, mais c’est aussi ce qui fait son charme –libre à nous de fantasmer la suite, d’imaginer plus d’aventures encore dans ce lieu étrange, et d’échanger des théories sur ce qui s’y est réellement passé.

Quand on regarde un film, on sait qu’on regarde un film

Ces histoires ont plusieurs points communs. D’abord, elles pourraient arriver à n’importe qui. Vous, moi, nos parents, nos cousines et cousins, nos collègues… Tout est à la fois extraordinaire et plausible, puisque le point de départ de chaque aventure est le même: une situation normale qui dégénère et prend des proportions terrifiantes. Nous aussi nous vivons dans des appartements, nous aussi nous partons en vacances, nous aussi nous faisons des cauchemars, et donc, nous aussi nous pourrions vivre la même chose.

L’autre point commun important est que les auteurs et autrices couvrent leurs arrières et ajoutent une dose de réalisme en insistant toujours sur le même point: «Il y a sûrement une explication rationnelle à tout ça». Elles et ils cherchent tous à raisonner, à désamorcer la peur, à nous convaincre qu’ils ne sont pas complètement allumés, en plein fantasme, qu’ils sont comme nous qui les lisons: rationnels, froids, capables de prendre du recul sur la situation, et déterminés à prouver qu’ils ne sont pas en train de vivre un cauchemar. Résultat: en se plaçant comme des êtres cartésiens, ils augmentent leurs chances d’être crus et nous promettent que l’on peut avoir confiance en eux. On peut les croire. On peut les suivre. Et on fonce, tête baissée parce que «si si, je te jure, il a essayé d’expliquer la situation mais c’est vraiment bizarre!».

Et un conteur ou une conteuse de talent, quel que soit son médium, qu'importe où elle nous emmène, doit savoir avant tout nous convaincre de la plausibilité de ce qu’elle raconte. On doit croire aux personnages, à leurs réactions, à leurs émotions, à leurs conclusions, plus qu’à ce qu’ils vivent et affrontent. Si le narrateur ou la narratrice a notre confiance, elle peut bien nous vendre l’histoire de sa rencontre avec le Père-Noël dans un vaisseau spatial, on sera quand même avec elle. C’est ce qui nous permet d’injecter un peu de nous-même dans les histoires que nous lisons, les films que nous regardons, et lorsqu’il s’agit de se faire peur, plus on peut se projeter, plus c’est efficace. Se laisser absorber par un récit horrifique, c’est effectuer une plongée en apnée, comme l’explique l’auteur Neil Gaiman: «La peur est quelque chose de merveilleux, à petites doses. On se laisse emporter dans les ténèbres par le train fantôme, sachant pertinemment que les portes finiront par s’ouvrir et que nous retrouverons la lumière du jour à la fin».  

Et contrairement à une œuvre de fiction vendue comme telle, les histoires racontées sur les réseaux sociaux permettent de mieux brouiller les pistes. Lorsqu’on achète un roman, on sait que c’est un roman. Quand on regarde un film, on sait qu’on regarde un film. Quand on suit les tweets ou la story de quelqu’un, on ne s’attend pas vraiment à être floué. On y raconte tous et toutes tellement d’événements de sa vie réelle, que quand la fiction nous tombe dessus, on ne sait pas trop comment réagir. Et on retrouve un peu de cette naïveté qui rendait les veillées au coin du feu si excitantes –parce qu’au fond, on ne sait pas, peut-être que c’est vrai, peut-être que c’est réellement arrivé, d’ailleurs j’ai le cousin de la cousine de la belle-sœur d’un collègue qui m’a dit que…

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